Juillet 1938
- Swâmî-Vivêkânanda. — Jnâna-Yoga.
Traduit de l’anglais par Jean Herbert (Union des Imprimeries, Frameries, Belgique).
La plupart de nos lecteurs savent sans doute déjà ce que nous pensons de Vivêkânanda et de la façon dont il voulut « adapter » les doctrines hindoues, et plus particulièrement le Vêdânta, à la mentalité occidentale ; ils ne s’étonneront donc pas que nous ayons bien des réserves à faire sur un livre tel que celui-ci, qui est d’ailleurs, en fait, un recueil de conférences adressées à des auditoires anglais et américains. Ce n’est pas à dire, assurément, que tout y soit dépourvu d’intérêt ; mais des choses de ce genre ne peuvent être lues qu’avec beaucoup de précautions et ne sont sans danger que pour ceux qui sont capables de faire le « tri » nécessaire et de discerner les interprétations correctes de celles qui sont plus ou moins déformées par de fâcheuses concessions aux idées modernes, « évolutionnistes », « rationalistes » ou autres. Il est plutôt déplaisant de voir, par exemple, quelqu’un qui prétend parler au nom d’une tradition citer avec approbation les théories des « savants » sur l’origine de la religion, ou déclamer à chaque instant contre les « superstitions » et les « absurdes histoires de prêtres » ; certains peuvent admirer cela comme une preuve de « largeur de vues », au sens où on l’entend de nos jours, mais, quant à nous, nous ne pouvons, en présence d’une telle attitude, que nous poser cette question : est-ce là, à l’égard des vérités traditionnelles, ignorance ou trahison ? En réalité, il y a manifestement ignorance sur certains points : ainsi, Vivêkânanda avoue lui-même qu’il « ne comprend pas grand’chose » à la doctrine du dêva-yâna et du pitri-yâna, qui est cependant de quelque importance ; mais, le plus souvent, on a l’impression qu’il a été préoccupé, avant tout, de présenter les choses d’une manière qui soit susceptible de plaire à son « public ». Il s’est d’ailleurs attiré par là un curieux châtiment posthume, si l’on peut dire : dans la lettre qui figure en tête de ce volume, M. Romain Rolland déclare que « l’intuition du prophète (sic) indien avait rejoint, sans le savoir, la raison virile des grands interprètes du communisme » ; il est évident que M. Romain Rolland voit les choses à travers son « optique » spéciale et qu’on aurait tort de prendre ce qu’il dit à la lettre ; mais, tout de même, il est plutôt triste, quand on a voulu jouer le rôle d’un « Maître spirituel », de donner prétexte à un semblable rapprochement ! Quoi qu’il en soit, si l’on examine le contenu du livre, on s’aperçoit que le titre est quelque peu trompeur ; de cela, il est vrai, ce n’est point Vivêkânanda qui est responsable, mais les éditeurs anglais qui ont ainsi rassemblé ses conférences ; celles-ci tournent autour du sujet, en quelque sorte, plutôt qu’elles ne l’abordent effectivement ; il y est beaucoup question de « philosophie » et de « raison » ; mais la vraie connaissance (Jnâna) n’a certes rien de « philosophique », et le Jnâna Yoga n’est point une spéculation rationnelle, mais une réalisation supra-rationnelle. D’autre part, il est presque incroyable qu’un Hindou puisse, tout en se réclamant de sa tradition, la présenter comme constituée par « des opinions de philosophes », qui sont passées par des « stades successifs », débutant par des idées « rudimentaires » pour arriver à des conceptions de plus en plus « élevées » ; ne croirait-on pas entendre un orientaliste, et, sans même parler de la contradiction formelle de ces vues « progressistes » avec la doctrine cyclique, que fait-on ici du caractère « non-humain » de la tradition ? Prendre des vérités de différents ordres pour des « opinions » qui se sont remplacées les unes les autres, c’est là une bien grave erreur, et ce n’est pas la seule ; il y a aussi des conceptions qui, sans être fausses à ce point, sont par trop « simplistes » et insuffisantes, comme l’assimilation de la « Délivrance » (Moksha) à un état de « liberté » dans le sens vulgaire des philosophes, ce qui ne va pas loin : ce sont là des choses qui, en réalité, n’ont aucune commune mesure… L’idée d’un « Vêdântisme pratique » est aussi bien contestable : la doctrine traditionnelle n’est pas applicable à la vie profane comme telle ; il faut au contraire, pour qu’elle soit « pratiquée », qu’il n’y ait pas de vie profane ; et cela implique bien des conditions dont il n’est pas question ici, à commencer par l’observance de ces rites que Vivêkânanda affecte de traiter de « superstitions ». Le Vêdânta, au surplus, n’est pas quelque chose qui ait jamais été destiné à être « prêché », ni qui soit fait pour être « mis à la portée de tout le monde » ; et, souvent, on a un peu trop l’impression que c’est là ce que l’auteur s’est proposé… Ajoutons que même les meilleures parties restent généralement bien vagues, et le parti pris d’écarter presque tous les termes « techniques » y est certainement pour beaucoup, quoique les limitations intellectuelles de l’auteur n’y soient pas étrangères non plus ; il est des choses dont on ne peut dire proprement qu’elles soient inexactes, mais qui sont exprimées de telle façon que rien ne transparaît de leur sens profond. Signalons encore qu’il y a des défauts de terminologie dont, faute de pouvoir comparer la traduction avec le texte anglais, nous ne savons trop auquel des deux ils sont imputables : ainsi, manas n’est pas l’« esprit », ahankâra n’est pas l’« égoïsme », et Âtmâ n’est pas le « Moi », fût-il écrit avec une majuscule ; mais nous en avons dit assez pour montrer combien un tel ouvrage est loin de pouvoir passer pour un exposé du pur Vêdânta, et tout le reste n’est que détails très secondaires à côté de cette considération essentielle.
- Swâmî-Vivêkânanda. — Karma-Yoga.
Traduit de l’anglais par Jean Herbert (Union des Imprimeries, Frameries, Belgique).
Ce livre est, dans l’ensemble, meilleur que le précédent, sans doute parce qu’il touche moins à des questions d’ordre proprement doctrinal et intellectuel ; c’est, si l’on veut, une sorte de commentaire de la Bhagavad-Gîtâ, qui n’en envisage à vrai dire qu’un aspect très partiel, mais qui est en somme acceptable dans les limites où il se tient ; l’idée du swadharma, celle du « détachement » à l’égard des résultats de l’action, sont assez correctement exposées ; mais l’action ne devrait pas être prise seulement sous l’acception trop restreinte du « travail », et, malgré tout, les tendances « moralisantes » et « humanitaires » de l’auteur sont parfois un peu trop sensibles pour qu’on n’en éprouve pas une certaine gêne, quand on sait combien elles sont étrangères au véritable esprit de la doctrine hindoue.
- Swâmî-Vivêkânanda. — Bhakti-Yoga.
Traduit de l’anglais par Lizelle Reymond et Jean Herbert (Union des Imprimeries, Frameries, Belgique).
Il y a dans ce recueil des choses assez hétérogènes, car les considérations sur les Avatâras, sur la nécessité du guru, sur les mantras et les pratîkas (et non prâtikas comme il est écrit par erreur), n’ont pas de rapport direct et spécial avec la voie de bhakti, mais ont en réalité une portée beaucoup plus étendue ; elles se réduisent d’ailleurs ici à des aperçus très sommaires et plutôt superficiels. Quant à la notion même de bhakti, des idées comme celles d’« amour » et de « renonciation » ne suffisent peut-être pas à la définir, surtout si, comme c’est ici le cas, on ne cherche pas à les rattacher à son sens premier, qui est celui de « participation ». Il n’est peut-être pas très juste, d’autre part, de parler de la « simplicité » du Bhakti-Yoga, dès lors qu’on reconnaît qu’il se distingue nettement des formes inférieures de bhakti ; celles-ci peuvent être pour les « simples », mais on n’en peut dire autant d’aucun Yoga ; et, pour ce qui est de l’aspiration vers un « idéal » quelconque, ce n’est plus là de la bhakti, même inférieure, mais un pur enfantillage à l’usage des modernes qui n’ont plus d’attache effective avec aucune tradition. Nous devons aussi noter, comme erreur de détail, la traduction tout à fait fautive de para et apara par « supérieur » et « inférieur » ; on ne peut les rendre que par « suprême » et « non-suprême », ce qui marque une relation totalement différente ; et, étant donné ce à quoi ces termes s’appliquent, il n’est pas difficile de comprendre qu’il y a là beaucoup plus qu’une simple question de mots.
- Swâmî-Vivêkânanda. — Râja-Yoga ou la conquête de la Nature
intérieure.
Traduit de l’anglais par Jean Herbert (Union des Imprimeries, Frameries, Belgique).
Dans ce volume, qui, contrairement aux précédents, a été composé sous cette forme par l’auteur lui-même, on trouve quelques-unes des confusions qui ont cours en Occident sur ce sujet, mais qu’on s’étonne de rencontrer chez un Oriental ; nous voulons parler des fausses assimilations avec le « mysticisme » et avec la « psychologie » ; en réalité, c’est à la bhakti qu’on peut rattacher le mysticisme, à la condition de préciser qu’il ne s’agit d’ailleurs là que de certaines formes « exotériques » de bhakti, sans aucun rapport avec le Yoga ; quant à la psychologie, elle ne saurait en aucune façon être une voie menant à l’« Union », et même, à vrai dire, elle ne mène absolument à rien… En outre, l’exposé est gâté, en bien des endroits, par la fâcheuse manie de chercher des comparaisons et des rapprochements avec la science moderne ; il en résulte parfois d’assez curieuses méprises, comme celle qui consiste à vouloir identifier les chakras et les nâdîs avec des organes corporels. Il est étrange aussi qu’un Hindou puisse ne voir dans le Hatha-Yoga qu’une sorte d’« entraînement » purement physiologique ; ou le Hatha-Yoga est une préparation à quelqu’une des formes du véritable Yoga, ou il n’est rien du tout. La seconde partie du volume contient une traduction assez libre des Sûtras de Patanjali, accompagnée d’un commentaire qui, bien entendu, ne représente que l’interprétation de Vivêkânanda ; celle-ci, d’une façon générale, ne correspond qu’à un sens très extérieur, car elle paraît s’efforcer de tout ramener au niveau « rationnel » ; Vivêkânanda a-t-il réellement cru que cela fût possible, ou a-t-il seulement craint de heurter les préjugés occidentaux en allant plus loin ? Il serait difficile de le dire, mais, en tout cas, ce qui est bien certain, c’est qu’il y avait chez lui une forte tendance à la « vulgarisation » et au « prosélytisme », et qu’on ne peut jamais céder à cette tendance sans que la vérité ait à en souffrir… On pourrait d’ailleurs faire ici une application très exacte de la notion du swadharma : Vivêkânanda aurait pu être un homme fort remarquable s’il avait rempli une fonction convenant à sa nature de Kshatriya, mais le rôle intellectuel et spirituel d’un Brâhmane n’était certes pas fait pour lui.
- C. Kerneïz. — Le Yoga de l’Occident.
Éditions Adyar, Paris.
Ce livre, qui se présente comme une suite au Hatha-Yoga du même auteur, dont nous avons parlé en son temps(*), veut être un essai d’adaptation, à l’usage des Occidentaux, de méthodes inspirées ou plutôt imitées de celles du Yoga ; nous ne pouvons dire qu’il y réussisse, car il est à la fois faux et dangereux. Ce qui est faux, tout d’abord, c’est l’idée que le Yoga est quelque chose d’indépendant de tout rattachement à une tradition quelconque ; on ne pourra jamais, dans ces conditions, pratiquer autre chose que des « pseudo-rites » qui n’auront aucun résultat effectif d’ordre supérieur, puisque nulle influence spirituelle n’y sera attachée, et qui ne pourront avoir que des effets uniquement psychiques d’un caractère plutôt inquiétant. Ce qui est non moins faux, c’est le point de vue « idéaliste » et « subjectiviste » de l’auteur, qui affecte toute son interprétation, et dans le principe même, ce ne sont là que des vues philosophiques modernes, qui ne sauraient avoir, quoi qu’il en dise, le moindre rapport avec les doctrines traditionnelles ; ne va-t-il pas jusqu’à présenter comme « postulats » du Yoga des propositions dont la substance est empruntée à Kant et à Schopenhauer ? La conséquence de ce point de vue, c’est que ce dont il s’agit en réalité n’est, au fond, qu’une vulgaire méthode d’« autosuggestion » ; l’auteur le reconnaît d’ailleurs, mais s’imagine que les résultats ainsi obtenus sont spirituellement valables ; la vérité est qu’ils sont parfaitement nuls, voire même négatifs ; en effet, ce à quoi parviendront le plus sûrement ceux qui voudront pratiquer les exercices qu’il indique, c’est un détraquement psychique irrémédiable… Tout cela s’accompagne de théories dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont fort étranges : il y a ainsi, notamment, une interprétation biologique de l’« Adam » que les Kabbalistes trouveraient bien inattendue ; il y a aussi la trop fameuse conception « pseudo-mystique » de l’« androgyne » réalisé par la fusion de deux êtres différents, qui ne peut avoir que les plus sinistres conséquences. Nous passerons sur la croyance à la réincarnation et sur d’autres idées qui ne relèvent que de l’« occultisme » courant ; mais nous ne pouvons nous dispenser de nous arrêter au paragraphe consacré au « choix provisoire d’une religion », car il contient des confusions véritablement inouïes. D’abord, il ne s’agit pas du tout là, comme on pourrait le supposer, de choisir une forme traditionnelle pour s’y rattacher réellement, mais seulement de l’adopter « idéalement », sans se soucier aucunement de remplir les conditions nécessaires pour y être admis en fait ; il est bien évident que cela est parfaitement vain, et, comme on ajoute qu’il ne « s’agit pas de croire, mais de faire comme si l’on croyait », nous ne pouvons voir là qu’une assez odieuse comédie. En outre, il est conseillé de « laisser de côté les formules mortes (?) pour ne s’attacher qu’à l’ésotérisme » ; or, l’ésotérisme est une chose tout à fait différente de la religion, et d’ailleurs nul n’a le droit de choisir, suivant sa fantaisie, parmi les éléments constitutifs d’une tradition : il faut accepter celle-ci intégralement ou s’abstenir ; nous voudrions bien voir comment serait accueilli dans le Judaïsme, par exemple, quelqu’un qui déclarerait vouloir adhérer à « la religion juive ramenée à la Kabbale » ! Enfin, la dernière phrase de ce paragraphe mérite encore d’être citée : « la Franc-Maçonnerie peut très bien remplacer une religion, mais en la ramenant au Martinisme mystique dont elle est issue » ; ici, quiconque a les plus légères notions d’histoire de la Maçonnerie et sait tant soit peu ce qu’est le Martinisme ne pourra assurément s’empêcher d’éclater de rire ! L’auteur se vante, dans sa conclusion, de « faire sortir du Temple des secrets qui y ont toujours été jalousement gardés » ; s’il le croit sincèrement, nous ne pouvons que le plaindre ; en réalité, il n’a rien « révélé » d’autre, hélas ! que ses propres illusions…