Mai 1940
- A. M. Hocart. — Les Castes.
Traduit du manuscrit anglais par E. J. Lévy et J. Auboyer (Paul Geuthner, Paris).
Cet ouvrage diffère notablement de ce qu’on a coutume d’écrire en Occident sur le même sujet, sans doute parce que l’auteur (qui malheureusement est mort avant sa publication) n’était pas un orientaliste professionnel, mais avait eu l’occasion, au cours d’une carrière administrative, de faire, à Ceylan et en Polynésie, des observations directes qui ont servi de base à son travail. C’est ce qui lui donne le droit de critiquer avec une juste sévérité les théories imaginées par des « savants » modernes, qui « étaient tellement intoxiqués par leur sens critique qu’ils en arrivèrent à penser qu’ils en savaient plus sur les anciens que les anciens eux-mêmes », et qui rejetaient de parti pris toutes les explications traditionnelles contenues dans les textes antiques, pour l’unique raison qu’elles étaient traditionnelles, tandis qu’un examen impartial des faits confirme au contraire la valeur de ces explications et fait apparaître l’inanité de celles qu’on a prétendu leur opposer. Un des plus beaux exemples de ces théories fantaisistes des modernes, c’est celle suivant laquelle la distinction des castes aurait son origine dans une différence de races, sous prétexte que la caste est désignée par le mot varna qui signifie littéralement « couleur » ; l’auteur n’a pas de peine à montrer que les couleurs attribuées aux différentes castes ne peuvent pas représenter celles d’autant de races, qu’elles sont en réalité purement symboliques, et qu’elles sont d’ailleurs, comme l’enseignent les textes traditionnels, en rapport avec une répartition, qui se retrouve chez les peuples les plus divers, en quatre quartiers correspondant aux points cardinaux ; cette dernière question est assez importante pour que nous nous proposions d’y revenir dans un article spécial(*). Il est regrettable que l’auteur n’ait pas pensé que jâti, autre désignation de la caste, qui signifie « naissance », pouvait avoir aussi une valeur symbolique ; au fond, ce mot désigne avant tout la nature individuelle, car ce sont les virtualités propres de chaque individu qui déterminent les conditions de sa naissance ; et, même si on le prend au sens de « lignage », il reste encore que ce lignage peut souvent s’entendre surtout au sens spirituel, comme le montrent certaines « généalogies » qui ne sont manifestement rien d’autre que des « chaînes » traditionnelles. Quoi qu’il en soit, ce qui ressort nettement des faits exposés, c’est que « le système des castes est une organisation sacrificielle », nous dirions plutôt « rituelle », ce qui a une acception plus large, car il y a évidemment bien d’autres genres de rites que les sacrifices ; et, si les castes et leurs subdivisions paraissent s’identifier dans une certaine mesure à des métiers, c’est précisément parce qu’elles sont essentiellement des fonctions rituelles, car « les métiers et les rites ne peuvent se distinguer exactement, et le mot sanscrit karma, “action”, “œuvre”, s’applique aux deux » ; et, ajouterons-nous, dans une société strictement traditionnelle, toute occupation, de quelque nature qu’elle soit, a nécessairement un caractère rituel. Ce n’est cependant pas une raison pour qualifier toutes ces fonctions indistinctement de « sacerdotales », ce qui implique une fâcheuse équivoque ; et nous en dirons autant dans le cas (car il y a ici un certain flottement dans les idées) où cette même désignation de « sacerdotales » est appliquée seulement aux deux premières castes ; chaque membre de la société a forcément certains rites à accomplir, mais ce qui caractérise proprement la fonction sacerdotale comme telle et la distingue de toutes les autres, c’est avant tout l’enseignement de la doctrine. Ce qui est encore plus grave, c’est que l’auteur désigne constamment les Kshatriyas comme la première caste et les Brâhmanes comme la seconde, interversion qui est contraire à toute tradition, et qui rend d’ailleurs certaines choses incompréhensibles, comme nous aurons peut-être à l’expliquer en une autre occasion ; son idée est évidemment de placer la royauté au sommet de la hiérarchie, et par suite au-dessus du sacerdoce (entendu cette fois dans son sens propre), mais c’est précisément là ce qui est insoutenable au point de vue traditionnel, et, là où une telle chose existe en fait, elle n’est que l’indice d’un état de dégénérescence ; tel est probablement le cas de certaines sociétés polynésiennes que l’auteur a étudiées, et, même à Ceylan, il est très possible que l’influence bouddhique ait introduit certaines altérations du même genre, bien que l’extinction des castes supérieures y rende la chose plus difficile à constater directement. D’autre part, l’auteur ne semble pas se rendre compte de la raison profonde des rites, de ce qui en est le principe même, et, plus généralement, de l’élément « non-humain » qui est inhérent à toute institution traditionnelle : si la société est constituée rituellement, ce n’est pas pour des raisons plus ou moins « psychologiques », mais bien parce qu’elle est, par là même, à l’image des réalités d’ordre supérieur. Il y a donc, en tout cela, des lacunes qui ne peuvent être comblées qu’à l’aide d’une connaissance plus profonde des doctrines traditionnelles ; mais il n’en est pas moins vrai que ce livre contient une multitude de données fort intéressantes, que nous ne pouvons naturellement songer à résumer ou à énumérer en détail, et dont beaucoup pourraient servir de point de départ à des considérations allant bien plus loin que l’auteur lui-même n’a pu le soupçonner. On pourrait encore relever quelques inexactitudes de terminologie, comme par exemple la désignation des Vaishyas comme « cultivateurs », qui est trop étroite pour s’appliquer à la caste tout entière, l’emploi erroné du mot « initiation » pour désigner l’admission dans une caste, ou la confusion des « Titans », correspondant aux Asuras, avec les « Géants », qui sont quelque chose de très différent ; mais nous n’insisterons pas davantage sur ces défauts qui n’ont, dans l’ensemble, qu’une importance tout à fait secondaire ; et, s’il est permis de trouver que les remarques relatives à l’exercice de certains métiers dans l’Égypte actuelle n’ont qu’un rapport fort contestable avec la question des castes, il reste encore bien assez d’autres points de comparaison plus valables pour montrer que cette institution, loin d’être propre à l’Inde comme on le croit trop souvent, représente au contraire en réalité quelque chose de très général, qui se retrouve, sous une forme ou sous une autre, dans la constitution de toutes les sociétés traditionnelles, et cela, pouvons-nous dire, parce qu’elle est rigoureusement conforme à la nature même des choses et à l’ordre cosmique tout entier.
- R. P. Victor Poucel. — Mystique de la Terre : II. La
parabole du Monde.
Librairie Plon, Paris.
Ce livre, comme le Plaidoyer pour le Corps dont nous avons déjà parlé(**) et auquel il fait suite, est heureusement fort éloigné des banalités « idéales » et des « abstractions » vides auxquelles se complaît notre époque, et contre lesquelles l’auteur s’élève très justement dès le début. Pour en définir en quelques mots l’idée principale, on pourrait dire qu’il s’agit en somme de restituer au monde sensible la valeur symbolique qui en fait, dans son ordre, une image des réalités spirituelles, et que lui reconnaissait expressément la pensée chrétienne du moyen âge, aussi bien que toute autre pensée traditionnelle ; et, si une telle conception est assurément tout à fait étrangère à la mentalité moderne, nous ne pensons pas qu’il y ait lieu pour cela de paraître s’excuser d’y revenir, puisqu’elle est en réalité celle qui est commune à toute l’humanité « normale ». L’auteur, bien entendu, ne prétend point traiter ce sujet d’une façon complète, ce qui serait évidemment impossible ; il n’a voulu qu’en esquisser différents aspects, mais, même dans ces limites, peut-être aurait-il pu aller quelquefois un peu plus loin ; il est certains chapitres qui sont un peu décevants, comme Terre et Ciel, pour lequel les Chinois, qu’il cite si volontiers par ailleurs, auraient pu facilement lui fournir des données beaucoup plus précises, ou Le Cœur du Monde, qui est, dans la tradition universelle, bien autre chose que ce qu’il y voit ; on a l’impression, dans des cas comme ceux-là, qu’il n’a pas assez nettement conscience que le véritable symbolisme est essentiellement une « science exacte ». Nous nous demandons si ce n’est pas aussi pour cette raison qu’il semble y avoir chez lui une certaine tendance à diminuer la valeur des considérations mêmes qu’il expose, comme si leur portée réelle lui échappait dans une certaine mesure, à tel point qu’il va parfois jusqu’à accepter une sorte de renversement des rapports entre elles et des choses qui sont en réalité d’un ordre beaucoup plus « extérieur » ; n’y a-t-il pas là comme une concession, probablement involontaire du reste, à l’esprit moderne et à son « exotérisme » exclusif ? Cela est particulièrement sensible dans un chapitre consacré au symbolisme des nombres (ce chapitre est intitulé In Pondere et Mensura, et, disons-le en passant, nous ne nous expliquons pas cette omission du « nombre », mentionné explicitement dans le texte de la Sagesse, où les trois termes se réfèrent à des modes distincts de la quantité, puisque c’est précisément du nombre que, en fait, il est ici question d’un bout à l’autre) ; ainsi, quand on connaît toute l’importance qu’a la valeur numérique des lettres dans certaines langues sacrées, et l’impossibilité de comprendre réellement le sens profond de celles-ci sans en tenir compte, on est en droit de s’étonner en lisant qu’« on peut faire un meilleur usage du temps » que de s’arrêter à une interprétation des textes basée sur la science des nombres. Il va sans dire, d’ailleurs, qu’une telle interprétation n’est applicable qu’aux langues qui sont ainsi constituées, comme l’hébreu et l’arabe (et elle est une chose toute naturelle pour ceux qui ont l’usage habituel de ces langues), et qu’il est absurde de vouloir la transporter, par exemple, dans les langues occidentales modernes ; sur ce point et sur divers autres, nous serions certainement beaucoup plus sévère que l’auteur à l’égard de certaines divagations contemporaines. Ce qui justifie cette dernière réflexion, c’est surtout la surprise que nous causent certaines références à un docteur « steinérien », par exemple, ou encore à un chimiste qui essaie d’accommoder l’astrologie aux points de vue de la science moderne (et qui, par surcroît, se proclama jadis « adorateur » de Mme Blavatsky, détail sans doute ignoré du R. P. Poucel) ; il ne serait certes pas difficile de trouver de meilleures « autorités », traditionnellement plus sûres que celles-là ; et, quand il s’agit de « science sacrée », on ne saurait jamais faire preuve d’un « discernement » trop rigoureux… En ce qui concerne l’astrologie, précisément, nous ne pouvons nous empêcher de regretter que l’auteur ait été amené, faute d’informations plus dignes de foi, à accepter une interprétation du symbolisme zodiacal qui n’est pas exempte de fantaisie ; et nous devons aussi remarquer, à ce propos, que le commencement de l’année à l’équinoxe de printemps, s’il vaut spécialement pour certaines formes traditionnelles (comme l’équinoxe d’automne pour d’autres, par exemple pour la tradition judaïque), n’a cependant rien de « primordial » et, en tout cas, n’est pas conforme à la tradition chrétienne, pour laquelle c’est le solstice d’hiver qui marque le début du cycle annuel ; ajoutons qu’il y a là quelque chose qui est particulièrement important pour « situer » les différentes traditions par leurs correspondances cosmiques. À propos des rapports entre les traditions, il nous faut encore relever incidemment un point qui nous concerne d’une façon directe : une note semble nous faire dire que la tradition « abrahamique » se trouve « recueillie, plus ou moins altérée, dans la Kabbale et dans l’Islam » ; nous sommes parfaitement certain, au contraire, qu’elle n’y est nullement altérée, puisque ce sont là des branches authentiques et orthodoxes de cette même tradition « abrahamique ». On trouvera peut-être que nous formulons bien des critiques ; mais, si nous y insistons, c’est que cela nous paraît plus profitable que de nous en tenir aux éloges généraux que le livre mérite incontestablement, et que l’œuvre que l’auteur a entreprise, et qu’il se propose de poursuivre, présente un intérêt tout particulier au point de vue d’une restauration de la mentalité traditionnelle ; aussi ne pouvons-nous que souhaiter que cette mentalité s’y reflète aussi intégralement que possible, et nous serons trop heureux si nos remarques peuvent y contribuer.
- Dr Pierre Galimard. — Hippocrate et la Tradition
pythagoricienne.
Jouve et Cie, Paris.
Ce travail dépasse de beaucoup la portée habituelle des thèses de doctorat en médecine, et on pourrait le considérer comme une excellente introduction à l’étude de tout un ensemble de questions qui paraissent avoir été fort négligées jusqu’ici. Ce qui fait l’intérêt d’Hippocrate, c’est qu’il « nous apparaît comme le dernier représentant, en Occident tout au moins, d’une médecine traditionnelle » ; cette médecine, qui était essentiellement un « art sacerdotal », était probablement déjà bien affaiblie en Grèce à son époque, et l’on peut se demander jusqu’à quel point lui-même l’avait comprise : mais les données qu’il en a conservées dans ses écrits, et qui sans lui se seraient entièrement perdues (car jusqu’à lui elles n’avaient sans doute jamais été transmises qu’oralement), n’en mériteraient pas moins un examen approfondi, qui, surtout si l’on y joignait une comparaison avec les choses du même ordre qui existent en divers pays d’Orient, permettrait peut-être d’en retrouver la véritable signification. Le Dr Galimard s’est proposé plus particulièrement de montrer les liens qui rattachent les conceptions exposées par Hippocrate à celles des Pythagoriciens, qui appartiennent aussi à la même période de transition entre la Grèce archaïque et la Grèce « classique » : le symbolisme des nombres, l’analogie du macrocosme et du microcosme, la théorie des tempéraments et de leurs correspondances quaternaires, l’affirmation d’une étroite relation entre la sagesse et la médecine, tout cela, chez Hippocrate, est manifestement d’inspiration pythagoricienne. Naturellement, l’auteur n’a pu ici que donner un aperçu de ces différents sujets ; mais, puisqu’il dit lui-même que « son travail, bien loin d’épuiser la question et de conclure, voudrait être seulement une entrée en matière », il faut espérer qu’il lui sera possible de continuer ces études par la suite et de reconstituer plus complètement le caractère de cette « médecine d’origine sacrée », si différente à tous égards de la médecine profane des modernes, et qui, contrairement aux tendances exclusivement analytiques et expérimentales de celle-ci, « tire d’en haut tous ses principes et leurs applications ».