Octobre-novembre 1945(*)

Éditions Dangles, Paris.

Les prédictions diverses, désignées communément sous le nom abusif de « prophéties », sont, comme on le sait, fort à la mode depuis quelque temps, et elles ont donné lieu à une multitude de livres qui s’efforcent de les commenter et de les interpréter plus ou moins ingénieusement ; celui-ci, dont la plus grande partie est consacrée à la « prophétie de saint Malachie », a paru, par une coïncidence assez singulière, si elle n’a été expressément voulue, presque exactement au moment de la mort du pape Pie XI. L’auteur discute tout d’abord l’attribution de la « prophétie » à saint Malachie, et il conclut que ce n’est là en réalité qu’un « pseudonyme », ce qui est fort probable en effet ; mais une des raisons qu’il en donne est pour le moins étrange : il a découvert une « hérésie » dans le fait que le dernier pape est désigné comme Petrus Romanus ; d’abord, cette devise peut être purement symbolique ou « emblématique » comme les autres, et elle ne veut pas forcément dire que ce pape prendra littéralement le nom de Pierre, mais fait plutôt allusion à l’analogie de la fin d’un cycle avec son commencement ; ensuite, s’il est convenu qu’aucun pape ne doit prendre ce nom, ce n’est pourtant là qu’une coutume qui, quoi qu’il en dise, n’a assurément rien à voir avec le « dogme » ! Maintenant, que le choix du « pseudonyme » ait pu être influencé par un rapprochement entre le nom de saint Malachie, archevêque d’Armagh et ami de saint Bernard, et celui du prophète Malachie, cela est assez plausible ; que ce « pseudonyme » soit collectif, et qu’ainsi on soit « en présence d’une association qui a prophétisé », ce n’est pas impossible non plus, bien qu’on puisse penser, à première vue, qu’une telle hypothèse est peut-être de nature à compliquer encore la question plutôt qu’à en faciliter la solution ; mais la suite nous donnera l’occasion de revenir sur ce point. Nous passerons sur les considérations destinées à montrer les liens, d’ailleurs assez évidents, qui unissent l’histoire de la papauté à celle de l’Europe en général ; mais nous retiendrons cette déclaration : « une prophétie, c’est une “amusette” pour le public, à moins que ce ne soit un fait de propagande » ; nous dirions même volontiers que ce peut être à la fois l’un et l’autre, et c’est d’ailleurs pourquoi une « amusette » de ce genre n’est jamais inoffensive. L’auteur, pour sa part, semble conclure de là que, si un « texte prophétique » présente un caractère sérieux (et il estime que c’est le cas pour celui dont il s’agit), il ne constitue pas réellement une « prophétie », mais ce qu’on appelle aujourd’hui, en fort mauvais français d’ailleurs, une « directive » ; mais alors, comme il le demande lui-même, « une directive pour qui ou pour quoi ? ». Ceci nous ramène à la question de la « fabrication » de la soi-disant « prophétie » ; et ce qu’on peut constater le plus facilement à cet égard, c’est que ceux qui en ont parlé les premiers, vers la fin du xvie siècle, n’ont pas dit la vérité et ont invoqué des références antérieures inexistantes, ce qui paraît bien indiquer qu’ils ont voulu cacher quelque chose ; mais faut-il en conclure, comme certains l’ont fait, que le texte a été « fabriqué » uniquement « pour les besoins d’une cause », à l’occasion du Conclave de 1590 ? L’auteur n’est pas disposé à se contenter d’une solution aussi « simpliste », et peut-être n’a-t-il pas tort, car cela, en tout cas, n’expliquerait pas la justesse souvent frappante des devises se rapportant aux papes postérieurs à cette date ; mais il estime que la « manière » employée par le « prophète » est destinée à provoquer des discussions et des réactions dans le public, de façon à en obtenir un résultat voulu à l’avance, et qu’il y a ainsi, « à chaque stade de la prophétie, un but particulier, dérivé du but général », et qui est toujours de favoriser certains « intérêts », lesquels, a-t-il d’ailleurs soin de préciser, ne sont nullement des « intérêts d’argent » ; le prétendu « prophète » ne serait donc, en définitive, que l’instrument d’une certaine « politique » spéciale. Ce serait là la raison pour laquelle « une prophétie ne peut pas être rédigée en clair », mais, pour « laisser toujours percer un doute », doit l’être « en employant une méthode cryptographique », car « la cryptographie présente ce grand avantage que seuls sont capables d’entendre le vrai sens des prédictions ceux qui en possèdent la clef » ; doit-on en conclure que lesdites « prédictions » ne sont, au fond, qu’une sorte de « mot d’ordre » destiné à ceux-là ? Il nous semble qu’on pourrait soulever ici une objection : il peut toujours arriver qu’une « cryptographie » quelconque soit déchiffrée par quelqu’un d’autre que ceux à qui la « clef » en a été confiée ; qu’adviendra-t-il alors si celui-ci ne partage point les « intérêts » que la « prophétie » doit servir, et suffit-il vraiment de dire que, « s’il veut raconter tout ce qu’il sait, il risque de provoquer une catastrophe dont il sera la première victime » ? Quoi qu’il en soit, disons dès maintenant, à ce propos, que, en lisant de précédents ouvrages de M. Piobb, nous avons eu déjà l’impression qu’il attribue à la « cryptographie » une importance bien excessive, au point de vouloir tout ramener à des questions de cet ordre ; nous ne contestons certes pas que celles-ci existent, mais enfin ce n’est là qu’un « petit côté » des choses, et, en ne voyant que cela (aussi bien qu’en ne voyant partout que des « jeux de mots », suivant une autre tendance assez voisine de celle-là, et relevant d’un « hermétisme » dévié dont nous pourrions citer plus d’un exemple), on tombe facilement dans un certain « naturalisme » d’un caractère plutôt inquiétant… Nous n’insisterons pas sur ce qui suit : que « les papes ne soient pas les bénéficiaires de la prophétie qui les concerne », nous l’admettons encore volontiers ; mais, s’il faut se borner à constater que « plus on avance, plus les ténèbres sont épaisses », si bien qu’on arrive finalement au « noir absolu », à quoi bon se donner la peine de tant écrire là-dessus ? Quant aux preuves que « le texte dit de saint Malachie est cryptographique », preuves qui reposent surtout sur le nombre des devises et sur les principales divisions qu’on peut y établir, nous ne chercherons pas jusqu’à quel point elles sont convaincantes, car on pourrait discuter presque indéfiniment sur ce sujet ; nous en retiendrons seulement (et l’on verra pourquoi par la suite) la suggestion que tout cela pourrait avoir quelque rapport avec la destruction de l’Ordre du Temple, et aussi l’importance particulière qui y est donnée au nombre 33 : des 112 devises, les 100 premières se répartiraient en 34 + 2 × 33, tout comme les chants de la Divine Comédie de Dante (mais pourquoi n’avoir pas signalé ce rapprochement au moins curieux, surtout en connexion avec l’allusion à l’Ordre du Temple ?), tandis que les 12 dernières formeraient en quelque sorte une série à part, correspondant à un zodiaque. Nous ajouterons, sur ce dernier point, que la façon dont ces correspondances zodiacales sont établies ici ne nous paraît pas à l’abri de toute contestation, car les quatre dernières devises tout au moins en suggèrent assez nettement d’autres, toutes différentes de celles-là, surtout si l’on réfléchit que c’est évidemment le signe de la Balance qui doit être celui du « jugement ». Vient ensuite l’explication détaillée des devises, travail purement historique dont nous ne dirons rien, non plus que des prévisions auxquelles les dernières donnent lieu et qui valent sans doute… ce que peuvent valoir toutes les prévisions de ce genre ; en tout cas, l’« angoissant dilemme » ainsi formulé : « la fin du monde ou la fin d’un monde ? » n’a certainement aucune raison de se poser pour quiconque a la moindre connaissance des « lois cycliques », car celles-ci fournissent immédiatement la réponse adéquate. Ce qui nous intéresse davantage, c’est la dernière partie du livre, qui est consacrée à des rapprochements avec les indications données par d’autres textes : d’abord la « prophétie d’Orval », sur laquelle l’auteur avoue d’ailleurs ses doutes, car elle lui semble n’être qu’une « imitation » plus ou moins habile des véritables « prophéties cryptographiques » ; puis Nostradamus, et c’est ici que les choses, comme on va le voir, méritent vraiment d’être examinées de plus près. On sait que M. Piobb a publié, il y a déjà un certain nombre d’années, un ouvrage intitulé Le Secret de Nostradamus(**) ; on pourrait se demander s’il s’est proposé maintenant de lui donner une suite ou s’il n’a pas voulu plutôt le désavouer, tellement la façon dont il en parle est étrange ; ce n’est pas précisément parce que les prévisions qui y étaient contenues ne se sont guère réalisées jusqu’ici, car il est clair qu’on peut toujours trouver assez facilement, à cet égard, quelques excuses plus ou moins valables, et d’ailleurs cela n’est après tout qu’assez secondaire ; mais il dénonce lui-même un certain nombre d’« erreurs » qu’il y aurait introduites volontairement, ce qui, pour le dire franchement, ne donne pas l’impression d’un bien grand sérieux, car enfin, si l’on croit avoir de bonnes raisons pour ne pas dire la vérité, on a toujours la ressource de garder le silence ; si vraiment il a voulu ainsi se faire « complice du prophète », et s’il a en cela « obéi à une prescription » comme il l’affirme, on serait en droit de lui attribuer des motifs bien ténébreux, et, pour notre part, nous aimerions mieux penser qu’il se calomnie et que ces réflexions ne lui sont venues qu’après coup, d’autant plus qu’en général, quand on a réellement des desseins de cette sorte, on a plutôt soin d’éviter de le laisser entendre… Tout cela ne l’empêche d’ailleurs pas d’assurer que « les directives qu’il avait suivies étaient justes » ; et pourtant il reconnaît qu’il ignorait, en 1927, plusieurs choses qu’il a découvertes depuis lors et qui, si elles sont exactes, sont de nature à changer complètement toute la question ; il s’agit de « trois révélations » qu’il vaut la peine de transcrire textuellement : d’abord, « Nostradamus n’a pas écrit un mot de ses prophéties » ; ensuite, « il était totalement incapable de savoir de quoi il s’agissait dans le livre qui porte sa signature » ; enfin, « ce livre, dont l’édition la plus authentique et la plus complète porte la date de 1668, a été imprimé du vivant même de Nostradamus, c’est-à-dire avant 1566 ». Il paraît que cette édition serait « truquée », ce qui sans doute n’est pas impossible a priori ; si même, comme l’affirme l’auteur, l’imprimerie qui y est mentionnée n’avait pas existé réellement, ce serait là une chose qui autrefois, et jusque vers la fin du xviiie siècle, n’était pas aussi exceptionnelle qu’on pourrait le croire ; mais, en fait, il n’en est rien, et non seulement cette imprimerie a fort bien existé, mais il en est sorti d’autres livres connus, notamment, en 1646, l’Absconditorum Clavis de Guillaume Postel (comme pourront s’en assurer ceux qui possèdent l’édition de la Bibliothèque Rosicrucienne), et, de 1667 à 1670, c’est-à-dire aux environs de la date même que porte l’édition de Nostradamus, plusieurs ouvrages du P. Athanase Kircher. La falsification de la date supposée soulève d’ailleurs des questions fort embarrassantes : si vraiment cette édition n’était pas de 1668, mais antérieure de plus d’un siècle, comment se ferait-il que son frontispice représente, non pas la mort de Louis XVI et la destruction de Paris comme certains l’ont imaginé tout à fait gratuitement, mais, beaucoup plus simplement, la mort de Charles Ier et l’incendie de Londres ? Nous ne nous chargerons pas, bien entendu, de résoudre ce problème, car c’est plutôt à M. Piobb qu’il appartiendrait de donner une explication à ce sujet s’il le jugeait à propos ; mais il est un peu étonnant qu’il ne semble pas avoir pensé à cette difficulté. Et ce n’est pas tout encore : non seulement cette édition est dite, dans son titre complet, avoir été « revue et corrigée suivant les premières éditions imprimées en Avignon en l’an 1556 et à Lyon en l’an 1558 et autres », ce qui indique nettement qu’elle est postérieure à celles-ci, et ce qui permet de se demander pourquoi on la déclare « la plus authentique », car on ne sait pas au juste ce que peuvent valoir les corrections qui y ont été introduites ; mais encore elle contient une vie de Nostradamus où il est fait expressément mention de sa mort, survenue « le 2 juillet 1566, peu devant le soleil levant », ce qui vraiment ne s’accorde guère avec l’affirmation qu’elle aurait été « imprimée de son vivant » ! Quoi qu’il en soit de tout cela, sur quoi un lecteur quelque peu exigeant au point de vue de l’exactitude historique serait assurément en droit de demander à l’auteur de plus amples éclaircissements, ce qui suit rappelle à beaucoup d’égards certaines « révélations » sur Shakespeare dont nous avons parlé en leur temps(***), et cela non pas seulement parce qu’il s’agit, dans les deux cas, d’éditions présentant un caractère « cryptographique », mais aussi en raison de similitudes beaucoup plus précises, portant sur la nature même de ce dont il s’agit ; et c’est ici que nous voyons reparaître l’« association qui a prophétisé ». M. Piobb fait à ce sujet beaucoup de mystère (et d’une façon qui est bien typiquement « occidentale »), mais nous n’avons évidemment, quant à nous, aucun motif pour l’imiter en cela : ainsi, il signale deux lettres capitales qui se trouvent à la page 126, mais sans dire quelles elles sont ; or ces deux lettres sont un M et un F ; si on les considère « de bas en haut » comme il y invite, puis si l’on tient compte de la remarque qu’« en 1668, si l’on en croyait l’histoire ordinaire, ces lettres singulières ne devaient avoir aucun sens », et aussi de celle que, dans l’adresse de l’imprimerie, on trouve « Jean, fils de Jean, et la Veuve », on devine sans grande peine qu’il interprète ces initiales comme voulant dire « Franc-Maçonnerie » ; notre rapprochement avec la « cryptographie » shakespearienne n’était-il pas justifié ? Ensuite, il y a d’autres initiales qu’il donne cette fois, mais sans les expliquer ; celles-là ne figurent pas dans le texte imprimé lui-même, mais il les a obtenues en traduisant un certain vers en latin : « F. M. B. — M. T. » ; cela peut assurément signifier beaucoup de choses diverses, mais entre autres, si l’on veut, Frater Molay Burgundus, Magister Templi. Si l’on admet cette interprétation, le reste de l’histoire s’éclaire un peu : par exemple, à propos de « dates symboliques », il est dit que celle du 14 mars 1547, dans la Lettre à Henri II, dissimule « un autre 14 mars » ; malheureusement, le « 14 mars » en question ne serait-il pas en réalité un 11 mars ? Cela, à moins qu’il ne s’agisse encore d’une « erreur volontaire », pourrait jeter quelque doute sur la solidité de la « construction » de M. Piobb ; mais, en la prenant telle qu’elle est, on comprend du moins ce qu’il veut dire quand il désigne, comme les véritables auteurs du texte, « les signataires d’un document antérieur de plusieurs centaines d’années à Nostradamus », tout en se gardant d’ailleurs bien de donner la moindre indication qui permettrait de vérifier l’existence et l’authenticité dudit « document ». La suite est relativement plus simple : les successeurs des personnages en question auraient remis le texte « tout fait » à Nostradamus, sans doute après l’avoir traduit, car il est à supposer que l’original devait être en latin, et, d’autre part, ce n’est pas Nostradamus lui-même qui dut en faire la traduction, car il est affirmé, sans d’ailleurs qu’on voie très clairement pourquoi, qu’il « était incapable de savoir même à quoi se rapportait ce texte » qu’il était chargé de publier ; il faudrait même supposer, dans ces conditions, que l’édition, avec ses particularités « cryptographiques », aurait été entièrement préparée en dehors de lui, et qu’en somme tout son rôle se serait borné à y mettre ou à y laisser mettre son nom, qui du reste, d’après M. Piobb, ne serait même pas un nom en réalité, mais seulement encore un « pseudonyme »… Arrêtons-nous là, car les considérations que nous avons laissées de côté ne nous apporteraient pas de plus grands éclaircissements ; on peut se demander si M. Piobb a raison en fait et en quelque sorte « historiquement », mais aussi, et peut-être surtout, à quoi il veut en venir avec tout cela ; pourquoi faut-il qu’il y ait là-dedans bien des choses qui font penser à certains « dessous » fort suspects auxquels nous avons fait allusion en d’autres occasions, et qui précisément ont aussi des liens très étroits avec toute une série d’histoires de soi-disant « prophéties » ? Nous ne tenons pas autrement à approfondir cette question ; mais en tout cas, si M. Piobb estime qu’un « secret social », car c’est de cela qu’il s’agirait au fond, est « quelque chose de bien plus important que les ordinaires vérités ésotériques », par quoi il semble entendre des vérités d’ordre doctrinal, nous nous permettrons de n’être nullement de son avis sur ce point, car ce n’est même qu’en connexion avec des principes doctrinaux et en tant qu’application de ceux-ci dans un domaine contingent qu’un tel « secret » peut être réellement digne de quelque intérêt ; et qu’on veuille bien réfléchir aussi, pour rétablir toutes choses dans leur juste perspective, à ce qu’un « secret » comme celui qui est ici en cause peut bien valoir encore, en lui-même et séparé de toute considération d’un ordre plus profond, dès qu’on sort des limites du monde européen…

Éditions Adyar, Paris.

Ce livre se rapporte encore au même sujet que le précédent, mais il est, dans son ensemble, d’allure moins énigmatique ; son auteur s’est d’ailleurs inspiré dans une large mesure, pour établir sa « clef », du Secret de Nostradamus de M. Piobb ; pourtant, nous ne croyons pas que celui-ci serait disposé, actuellement tout au moins, à admettre que « toute l’œuvre est basée sur le mouvement des planètes », car il insinue au contraire que, là même où celles-ci paraissent être mentionnées expressément, il s’agit en réalité de tout autre chose. D’autre part, ce qui nous frappe toujours dans les interprétations de ce genre, c’est l’importance tout à fait disproportionnée qui y est attribuée à des faits et à des personnages contemporains qui, d’ici quelques siècles, sembleront sans doute bien insignifiants ; et nous ne pouvons nous empêcher de nous demander si, vus à une certaine distance dans l’avenir, ils pouvaient vraiment tenir une plus grande place qu’ils n’en tiendront dans l’histoire quand celle-ci les envisagera avec un « recul » équivalent dans le passé… À un autre point de vue, il y a aussi, dans l’explication de certains mots, des méprises assez évidentes, et celle de beaucoup d’autres est plutôt forcée, sinon purement fantaisiste ; mais il serait assurément peu utile d’entrer ici dans le détail de tout cela ; nous nous souvenons d’en avoir donné déjà, à propos d’un autre travail sur la Lettre à Henri II de Nostradamus, quelques échantillons bien suffisants(****). Quant aux « graphiques » établis pour différentes dates dites « points sensibles » par l’auteur (qui d’ailleurs s’est prudemment abstenu d’indiquer une signification quelconque pour ceux qui appartiennent encore au futur), il faut certainement beaucoup de bonne volonté pour y distinguer, par exemple, un « fusil-mitrailleur », ou encore un marteau et une faucille, si schématiquement tracés qu’on veuille bien les supposer ! M. Piobb rangerait sans doute tout cela dans la catégorie des « amusettes pour le public », en quoi nous ne saurions lui donner tort, et ce doit être à des choses de ce genre qu’il a pensé en disant qu’il avait « laissé rêver sur Nostradamus ». Ce qui est un peu plus inquiétant peut-être, c’est que nous voyons reparaître là-dedans le « Grand Monarque » (toujours entendu littéralement comme devant être un « roi de France », ce que certains passages des Centuries ne justifient cependant guère, et ce que M. Piobb lui-même, nous devons le dire, paraît considérer d’une façon plutôt ironique), avec des allusions à la « Grande Pyramide » et à son trop fameux « secret », et aussi que l’auteur déclare avoir été « autorisé occultement (?) à publier le résultat de ses recherches » ; voudrait-il dire qu’il a, lui aussi, « obéi à une prescription », d’ailleurs, à ce qu’il semblerait, avec une douzaine d’années de retard sur M. Piobb, qui estime que la « prescription » valable pour 1927 ne l’était plus en 1939 ? À notre avis, l’imagination, pour ne pas dire la « suggestion », joue un grand rôle dans toutes ces histoires ; et, pour montrer plus exactement ce qu’il convient d’en penser, il nous suffira d’ajouter une remarque bien simple, en choisissant de préférence comme exemple, pour des raisons faciles à comprendre, un trait se rapportant à un personnage mort depuis la publication du livre : quand on connaît l’attitude furieusement antitraditionnelle, et plus spécialement antiislamique, qui fut celle de « M. Ataturc » (attitude qui alla jusqu’à lui faire renier le nom de Mustafa), il est pour le moins amusant de voir prêter à celui-ci le dessein de se mettre à la tête d’un soi-disant « mouvement panislamique » ; quelqu’un qui ne sait pas mieux discerner ce qui se passe dans le présent même est-il vraiment bien qualifié pour formuler des prévisions sur l’avenir, avec la seule aide d’un texte aussi obscur et plein d’« embûches » de toutes sortes que celui « du Grand Initié que fut Nostradamus » ? « Grand Initié », du moins, au dire de M. Rochetaillée ; et pourtant, si l’on en croit M. Piobb, il y aurait eu plus d’un « Grand Initié » dans cette affaire, mais précisément le « dénommé Nostradamus » n’aurait pas été l’un d’eux ; assurément, les commentateurs, avant de « publier le résultat de leurs recherches », fût-ce avec une « autorisation occulte », feraient bien de commencer par se mettre un peu d’accord entre eux !

Éditions Médicis, Paris.

Ici encore, il s’agit des mêmes questions, mais traitées à un point de vue quelque peu différent, car l’auteur est plus modeste et ne prétend à la possession d’aucune « clef » particulière, et même, dans sa conclusion, il critique très justement certaines des assertions de M. Piobb. Pour sa part, il entend se borner à une interprétation « basée sur l’astrologie », ce qui n’est peut-être pas non plus une méthode parfaitement sûre, quoique pour d’autres raisons, et ce qui d’ailleurs ne s’accorde pas très bien avec son affirmation assez étonnante d’une « inspiration divine » de Nostradamus, dont il met les écrits sur le même plan que l’Apocalypse ! Il faut ajouter qu’il est animé d’un fort préjugé anti-oriental : il parle d’un « Antéchrist musulman », monstruosité véritablement inconcevable pour qui a la moindre idée de ce qui est dit de l’Antéchrist dans la tradition islamique, et qui ne serait que le premier d’une série d’« Antéchrist » successifs, tous « asiatiques », devant conduire les invasions qu’il prévoit pour le dernier quart du xxe siècle… Tout cela est assez peu intéressant, pour nous du moins, aussi bien que ce qui concerne l’inévitable « Grand Monarque français », et même que la prédiction, à échéance un peu plus lointaine, d’une « translation de la Terre » (?) devant précéder le « règne de mille ans » apocalyptique. Ce sur quoi nous voulons appeler l’attention, c’est seulement ceci : pour essayer de déterminer des dates précises, M. Ruir envisage les divisions d’une certaine période cyclique qu’il appelle « ère adamique », et qui représente en somme la durée de l’humanité actuelle, à laquelle il assigne d’ailleurs des limites fort étroites dans le passé. Il prend pour point de départ deux soi-disant chronologies données par Nostradamus dans son Épître à Henri II, et tout à fait différentes l’une de l’autre, ce qui montre bien qu’elles ne doivent pas être prises à la lettre (sans compter que la seconde place Salomon 490 ans seulement avant Jésus-Christ, ce qui est une impossibilité historique évidente) ; l’auteur a raison en cela, et il est d’ailleurs bien certain qu’en réalité, du moins pour tout ce qui est antérieur à Moïse, il n’existe pas de chronologie biblique, au sens ordinaire et littéral de ce mot. Il n’est donc pas douteux que Nostradamus a voulu dissimuler là-dedans des données qui sont tout autre chose que ce qu’il paraît indiquer (et la même remarque s’appliquerait tout aussi bien à d’autres prétendues chronologies, comme celle du Traité des Causes secondes de Trithème par exemple) ; mais ce qui l’est beaucoup plus, c’est que les calculs plus ou moins ingénieux auxquels M. Ruir s’est livré lui aient fait découvrir les données en question. En tout cas, et c’est là où nous voulions en venir à propos de cet exemple, l’expression des sciences traditionnelles en Occident semble presque toujours avoir été entourée, intentionnellement ou non, d’une obscurité à peu près impénétrable ; il est vrai que, dans les traditions orientales, la durée réelle des périodes cycliques est aussi plus ou moins dissimulée, mais du moins leurs proportions numériques, qui sont ce qui importe essentiellement, sont nettement indiquées ; ici, au contraire, aucune proportion ne paraît se dégager de ces séries de dates fictives. Sans doute, doit-on conclure de là qu’il s’agit d’un mode d’expression tout différent ; mais, étant donné son caractère incomparablement plus énigmatique, tous les efforts faits pour le déchiffrer, même en admettant qu’ils aboutissent, seraient-ils suffisamment récompensés par les résultats qu’on pourrait en obtenir ?