Avril 1938
— Dans le Mercure de France (no du 15 janvier), M. Marc Citoleux, dans un article sur La Philosophie de la vie et le Bergsonisme, recherche les antécédents de l’« intuition » au sens instinctif où l’entend M. Bergson ; il les trouve « chez une ignorante, Mme Zulma Carraud, chez des impulsifs, Jean-Jacques Rousseau, Michelet », et aussi chez un poète, M. Paul Valery. Ces rapprochements sont assez curieux, mais nous ne voyons pas qu’ils apportent une confirmation au bergsonisme, ni qu’on puisse, comme le pense l’auteur, les considérer comme un « signe de la vérité » ; en fait, ils montrent tout simplement qu’il y a là quelque chose qui répond à l’une des tendances de l’époque moderne, et que ce « courant » n’a pas commencé avec M. Bergson, mais que celui-ci lui a seulement donné une expression plus spécialement « philosophique » qu’on ne l’avait fait avant lui. — Dans la même revue (no du 1er février), un article de M. Albert Shinz sur Le Songe de Descartes soulève de nouveau une question qui a déjà donné lieu à bien des discussions plus ou moins confuses, celle d’une prétendue affiliation rosicrucienne de Descartes. La seule chose qui ne semble pas douteuse, c’est que les manifestes rosicruciens, ou soi-disant tels, qui furent publiés dans les premières années du xviie siècle, éveillèrent une certaine curiosité chez le philosophe, et que celui-ci, au cours de ses voyages en Allemagne, chercha à entrer en relations avec leurs auteurs, qu’il prenait d’ailleurs simplement pour de « nouveaux savants », ce qui n’était pas de quelqu’un de très « averti » ; mais ces rosicruciens, quels qu’ils fussent (ce n’étaient certainement pas, en tout cas, des « Rose-Croix authentiques » comme le voudrait M. Maritain, qui fit paraître un article sur le même sujet dans la Revue Universelle de décembre 1920), ne paraissent pas avoir jugé à propos de satisfaire son désir, et, même s’il lui arriva d’en rencontrer quelqu’un, il est fort probable qu’il n’en sut jamais rien. Le dépit que lui inspira cet échec s’exprima assez nettement dans la dédicace d’un ouvrage intitulé Thesaurus Mathematicus, qu’il se proposa d’écrire sous le pseudonyme de « Polybius le Cosmopolite », mais qui resta toujours à l’état de projet ; il vaut la peine, pour qu’on puisse en juger en toute connaissance de cause, d’en reproduire intégralement la traduction : « Ouvrage dans lequel on donne les vrais moyens de résoudre toutes les difficultés de cette science, et on démontre que relativement à elle l’esprit humain ne peut aller plus loin ; pour provoquer l’hésitation ou bafouer la témérité de ceux qui promettent de nouvelles merveilles dans toutes les sciences ; et en même temps pour soulager dans leurs fatigues pénibles les Frères de la Rose-Croix, qui, enlacés nuit et jour dans les nœuds gordiens de cette science, y consument inutilement l’huile de leur génie ; dédié de nouveau aux savants du monde entier et spécialement aux très illustres Frères Rose-Croix d’Allemagne. » Ce qui est plutôt stupéfiant, c’est que certains ont voulu précisément voir là un indice de « rosicrucianisme » ; comment peut-on ne pas sentir toute l’ironie méchante et rageuse d’une semblable dédicace, sans parler de l’ignorance manifeste dont témoigne la persistance de son auteur à assimiler les Rose-Croix aux savants et « chercheurs » profanes ? Il est vrai que le parti pris s’en mêle quelquefois, dans un sens ou dans l’autre ; mais, en tout cas, réunir cartésianisme et ésotérisme dans une commune admiration ou dans une commune haine, c’est là faire également preuve, du moins en ce qui concerne l’ésotérisme, d’une assez belle incompréhension ! Descartes est, bien certainement, le type même du philosophe profane, dont la mentalité antitraditionnelle est radicalement incompatible avec toute initiation ; cela ne veut d’ailleurs certes pas dire qu’il n’ait pas été, par contre, accessible à certaines « suggestions » d’un caractère suspect ; et n’est-ce pas même ainsi que pourrait s’interpréter le plus vraisemblablement la prétendue « illumination » qui lui vint sous les apparences d’un songe plutôt incohérent et saugrenu ?
— Dans la Vita Italiana (no de février), à propos de ce que certains appellent Bolscevismo culturale, réunissant sous ce vocable toutes les formes « décadentes » de l’art contemporain, M. J. Evola insiste sur l’insignifiance de toute tentative de « réaction » qui ne serait en réalité qu’un retour à quelque stade moins avancé de la même déviation ; la seule solution valable serait celle qui consisterait au contraire à revenir aux principes véritables, « à ce qui est vraiment original sur le plan de l’esprit, et qui s’identifie avec la Tradition », entendue non comme le font les simples « traditionalistes » et les « conservateurs », mais « au sens supérieur, universel, métaphysique et transcendant du mot ».
— Dans le Lotus Bleu (nos de décembre et janvier), un article est consacré à la Renaissance de la controverse Bacon-Shakespeare, à propos d’un livre paru récemment en Angleterre sur ce sujet, et où sont donnés de nouveaux arguments en faveur de la thèse suivant laquelle Bacon serait le véritable auteur des œuvres publiées sous le nom de Shakespeare, et même aussi sous un certain nombre d’autres. En admettant que les interprétations sur lesquelles se fonde cette assertion soient exactes, il y aurait, à vrai dire, une autre explication beaucoup plus simple et plus plausible : pourquoi ces œuvres, vraiment un peu trop nombreuses pour avoir pu être écrites par un seul homme, ne seraient-elles pas réellement des auteurs dont elles portent les noms, ceux-ci ayant été seulement dirigés et inspirés par Bacon ? Quoi qu’il en soit, il semble que l’auteur du livre en question, dans les multiples « cryptogrammes » qu’il a déchiffrés, n’ait guère trouvé que l’affirmation réitérée de la naissance royale de Bacon et de ses droits méconnus au trône d’Angleterre ; ces revendications toutes « personnelles », fussent-elles d’ailleurs légitimes, donnent de lui, il faut bien le dire, une idée qui n’est pas précisément celle du « haut initié » que certains veulent qu’il ait été, et qui eût dû envisager toutes ces contingences avec plus de détachement. Il y a encore autre chose qui est peut-être plus singulier : Bacon ne serait pas mort réellement en 1626, mais se serait alors réfugié en Hollande, où il aurait encore vécu de longues années ; nous savons depuis longtemps déjà que, dans le monde théosophiste, on attache beaucoup d’importance à ces histoires de « morts simulée » ; mais, même si elles sont vraies, nous ne voyons pas très bien en quoi elles peuvent être une preuve de « pouvoirs » transcendants, car, après tout, ce sont là des choses qui, en elles-mêmes et toute question d’intention mise à part, sont aussi à la portée de simples imposteurs… — Dans la même revue (no de janvier), M. Félix Guyot (auteur, sous le pseudonyme de C. Kerneïz, d’un livre sur Le Hatha-Yoga dont nous avons parlé en son temps(*)) publie un article sur Le Yoga hindou et ses bases psychologiques, qui contient bien des affirmations plus que contestables, à commencer par celle que « les idiomes occidentaux sont capables d’exprimer tous les concepts de l’esprit humain », et qu’« il n’y a point de terme sanscrit qui n’y puisse rencontrer sa traduction » ; rien ne saurait être plus inexact, et il faut croire que l’auteur n’est pas très familier avec les « concepts » orientaux. Quant à prétendre que le Yoga n’est « relié qu’en apparence et artificiellement » à tout l’ensemble de la tradition hindoue (et de même pour la Kabbale à l’égard de la tradition hébraïque), c’est là faire preuve d’une remarquable ignorance de la constitution des formes traditionnelles, qui n’est d’ailleurs point une affaire de « croyances religieuses » ; si les choses de cet ordre, qui au surplus ne sont nullement de simples « productions de l’esprit humain », sont « indépendantes de toute base confessionnelle », c’est uniquement pour la bonne raison que l’idée même de réduire le rattachement à la tradition (fût-ce dans le domaine exotérique) à la pitoyable médiocrité d’une « confession » (voire même d’une « dénomination », comme disent les protestants) est de celles qui ne pouvaient prendre naissance que dans l’Occident moderne ! Il n’est pas plus vrai que le Yoga soit un « système de pensée », ce qui, au fond, ne nous paraît pas différer beaucoup d’une « philosophie », ni qu’il ait pour point de départ un « postulat » qui pourrait s’exprimer comme « un résumé succinct du Kantisme » (!), rapprochement peu flatteur pour le Yoga… Pour le reste, nous retrouvons là surtout, comme le titre même de l’article l’indique d’ailleurs, l’interprétation « psychologiste » sur le caractère erroné de laquelle nous nous sommes expliqué récemment avec des développements suffisants(**), pour qu’il soit inutile d’y insister de nouveau ; disons seulement que, même si l’on peut, en un certain sens, parler de « déplacement du faisceau lumineux de la conscience psychologique », il y a, dans ce déplacement même, un point à partir duquel cette conscience cesse précisément d’être psychologique, et que c’est au delà de ce point, et non en deçà, que se situe tout ce qui importe véritablement.
— Dans les Archives de Trans (no de décembre), M. J. Barles examine l’activité de Desaguliers en 1723-1724 : il continua à exercer les fonctions de Député Grand-Maître pendant cette année, qui fut celle de la Grande-Maîtrise du comte de Dalkeith ; à celui-ci succéda, le 24 juin 1724, le duc de Richmond, qui prit pour Député le chevalier Martin Folkes (que Thory, sans doute par erreur, mentionne avec cette qualité à la date de 1723). Ajoutons que Desaguliers devait reprendre les mêmes fonctions, l’année suivante, sous le comte d’Abercorn ; nous ne voyons donc pas qu’on puisse dire que « sa collaboration avec le duc de Wharton dut lui être défavorable » ; et, d’autre part, il semble bien que M. Barles continue à confondre, comme dans son précédent article, le comte de Dalkeith avec son prédécesseur le duc de Wharton, ce qui altère évidemment l’enchaînement des faits qu’il envisage ici.
— Dans le Symbolisme (no de février), Oswald Wirth revient encore sur ce qu’il appelle le Maçonnisme, qu’il paraît d’ailleurs associer étroitement à la seule conception « spéculative » ; « ce qui manque à la Maçonnerie moderne, dit-il, c’est l’instruction maçonnique » ; cela n’est que trop vrai, certes, mais les premiers responsables n’en sont-ils pas, précisément, les « penseurs » qui mutilèrent cette instruction en réduisant la Maçonnerie à n’être plus que « spéculative » ? — G. Persigout consacre son article à La sortie de l’Antre et la « Délivrance » ; il semble donc qu’il s’agisse du même sujet que celui que nous traitons d’autre part ici même(***), et pourtant les considérations qu’il expose n’ont qu’assez peu de rapport avec les nôtres ; en fait, il s’agit surtout là d’une tout autre question, celle du « vase sacré » et du « breuvage d’immortalité ». Signalons à l’auteur que, suivant la tradition hindoue, Dhanvantari (dont le rôle est comparable à celui d’Asklêpios ou Esculape chez les Grecs) n’a point « apporté du ciel » le vase contenant l’amrita, mais qu’il a été produit, tenant ce vase à la main, du « barattement de l’Océan » ; cela fait une sensible différence au point de vue symbolique.
—Dans le journal France-Amérique du Nord (no du 30 janvier), M. Gabriel Louis-Jaray, reproduisant les réflexions(****) que nous avons consacrées il y a quelque temps à un article publié par lui dans le Mercure de France, les fait suivre de quelques commentaires qui semblent indiquer qu’il ne les a pas entièrement comprises : nous n’avons pas dit que Franklin « était probablement Maçon », car il est tout à fait certain qu’il l’était, ni que « la Maçonnerie symbolique issue de la Grande Loge d’Angleterre perdit son influence » à l’époque dont il s’agit, car la Loge Les Neuf Sœurs elle-même ne relevait assurément de rien d’autre que de cette Maçonnerie symbolique ; seulement, en fait, il y avait alors bien longtemps déjà que la Maçonnerie française était devenue complètement indépendante de la Grande Loge d’Angleterre qui lui avait donné naissance un demi-siècle plus tôt. M. Gabriel Louis-Jaray demande aussi aux Études Traditionnelles (notre compte rendu n’était pourtant pas anonyme !) de « préciser comment elle voit (sic) le rôle “étrange” de Franklin » ; la réponse est bien facile : dès lors que nous disions que ce personnage semble bien avoir été surtout « l’agent de certaines influences extrêmement suspectes », il ne pouvait qu’être parfaitement évident, pour tous nos lecteurs, que les influences en question étaient celles de la « contre-initiation ». Il va de soi que c’est là quelque chose qui dépasse de beaucoup le point de vue de « politique extérieure » auquel l’auteur de l’article déclare avoir voulu se borner ; cette expression implique d’ailleurs, en elle-même, une conception « particulariste » dans le cadre de laquelle rien de ce qui fait l’objet de nos études ne saurait rentrer. Du reste, si nous ajoutons que Cromwell nous paraît bien aussi avoir joué antérieurement un rôle tout à fait du même genre que celui de Franklin, M. Gabriel Louis-Jaray comprendra peut-être qu’il ne s’agit pas là simplement de politique « anglaise » ou « anti-anglaise », mais de quelque chose où, en réalité, l’Angleterre, l’Amérique ou d’autres nations peuvent être « utilisées » tour à tour, suivant les circonstances, pour des fins qui n’ont sans doute pas grand’chose à voir avec leurs intérêts particuliers ; se servir de quelqu’un, homme ou peuple, n’est pas du tout la même chose que le servir, même s’il se trouve que les effets extérieurs coïncident accidentellement.
— D’un certain côté où l’on semble, depuis quelque temps, prendre à tâche de rassembler les débris épars de l’ancien « mouvement » occultiste, il se produit une attaque vraiment curieuse contre la nécessité d’une transmission initiatique effective et régulière, évidemment fort gênante pour quiconque ne peut invoquer rien de mieux qu’un rattachement « idéal » aussi vague qu’inefficace ! On y parle, pour déprécier ce qu’on ne peut se vanter de posséder, d’« initiation exotérique », ce qui est une contradiction dans les termes ; tout rite initiatique est, par nature et par définition même, un rite ésotérique ; seulement, pour le comprendre, il faudrait d’abord ne pas confondre la transmission initiatique avec une transmission exotérique telle que celle des ordinations ecclésiastiques ; ce sont là des choses qui ne sont aucunement du même ordre, bien que d’ailleurs, chacune dans son domaine propre, elles soient également indispensables. Pour augmenter encore la confusion, on met sur le même plan les organisations initiatiques authentiques et quelques-uns des pires exemples de « pseudo-initiation » qui se puissent trouver… Mais le plus beau est que cette fureur négatrice va jusqu’à contester l’existence de la Tradition primordiale elle-même, et nous devinons bien pourquoi : c’est la filiation même des traditions orthodoxes qui est gênante au fond, parce que c’est elle qui implique essentiellement, dans l’ordre initiatique, cette « chaîne » dont on prétend se passer. Nous pouvons, sans aucune exagération, appliquer aux gens de cette sorte ce qu’eux-mêmes disent de l’étude des doctrines traditionnelles, préférant sans doute demeurer dans leur ignorance, ce qui est en effet plus commode et moins fatigant pour eux : tout ce qu’ils peuvent faire pour chercher une prétendue initiation dans les nuées de l’« invisible » ou dans… le monde de la Lune, en dehors de toute « lignée » terrestre, « n’est qu’un effort vain, un travail ineffectif, une titubation dans l’obscurité et un enfantillage mental » !