Avril-mai 1948
- J.-H. Probst-Biraben. — Les Mystères des Templiers.
Éditions des Cahiers Astrologiques, Nice.
Dans ce volume, l’auteur a repris en grande partie le contenu des articles sur le même sujet qui avaient paru il y a quelques années dans le Mercure de France et dont nous avons parlé précédemment (voir no d’octobre-novembre 1946). Il s’est efforcé de préciser davantage certains points et a donné à l’exposé proprement historique un développement plus « suivi » ; il ne semble plus aussi disposé à tout ramener à des questions d’opérations financières (peut-être cette façon de voir était-elle surtout le fait de son collaborateur disparu), mais il fait, entre le rôle des Templiers en Orient et certaines conceptions modernes de « politique coloniale », un rapprochement qui nous paraît vraiment bien fâcheux, d’autant plus qu’il va jusqu’à évoquer à ce propos le cas d’agents européens qui entrèrent en relation avec des Turuq islamiques pour se livrer plus facilement et avec moins de risques à ce que nous ne pouvons considérer que comme une vulgaire et méprisable besogne d’espionnage ! Il est regrettable aussi que, sans parler de la transcription plutôt étrange des mots arabes, il n’ait pas rectifié diverses assertions inexactes ou contestables : ainsi, il continue à prendre tout à fait au sérieux le fameux « alphabet secret », sans remarquer la grave objection contre son authenticité que constitue, ainsi que nous l’avons signalé, la distinction des lettres U et V ; et nous ne nous expliquons pas qu’il persiste à qualifier d’« auteur désintéressé » le Néo-Templier Maillard de Chambure. Sur la question des prétendues idoles et du « Baphomet » également, les choses en sont restées à peu près au même point, et les singulières explications de von Hammer n’ont pas été éclaircies davantage ; nous nous contenterons de renvoyer à ce que nous avons déjà dit sur tout cela. Une partie plus nouvelle, et qui, à notre avis, est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant dans le livre, c’est ce qui concerne les relations de l’Ordre du Temple avec les corporations ouvrières, tant orientales qu’occidentales, et particulièrement avec les corporations de constructeurs ; il y a là des choses qui sans doute restent forcément hypothétiques dans une certaine mesure, mais qui sont du moins fort plausibles, et nous pensons qu’il y aurait tout avantage à diriger de ce côté des recherches plus approfondies. Pour des raisons que nous avons indiquées ailleurs, c’est surtout dans le domaine de l’hermétisme et des sciences traditionnelles du même ordre que se trouvait tout naturellement un terrain commun entre l’initiation chevaleresque et les initiations de métiers. À propos d’hermétisme, l’auteur donne de quelques symboles une explication qui demeure malheureusement un peu superficielle, et, en ce qui concerne les « graffiti » du château de Chinon, il prend vraiment trop en considération, malgré quelques réserves, les interprétations plus ou moins bizarres de M. paul le cour ; mais au moins faut-il le louer d’avoir passé sous silence certaine inscription que celui-ci avait cru y relever, et qui, comme nous avons pu le constater nous-même sur place, était entièrement imaginaire… Un dernier chapitre est consacré aux « héritiers et successeurs du Temple », vrais ou supposés ; nous ne reviendrons pas sur ce qui est déjà suffisamment connu à ce sujet, mais nous noterons l’histoire assez énigmatique des « Messieurs du Temple » (cette dénomination même sonne quelque peu étrangement et semble bien profane), dont l’existence, du xve au xviie siècle, est prouvée par les pièces de divers procès où ils intervinrent ; le fait qu’ils étaient reconnus officiellement rend bien peu vraisemblable la supposition qu’ils aient constitué une sorte de « Tiers-ordre » de filiation templière authentique, et nous avouons ne pas voir ce qui a pu suggérer l’idée d’une connexion possible avec l’hypothétique Larmenius ; ne s’agirait-il pas tout simplement d’une association extérieure quelconque, confrérie religieuse ou autre, qui aurait été chargée d’administrer certains biens ayant appartenu à l’Ordre du Temple, et qui en aurait tiré le nom sous lequel elle était connue ? Quant aux documents rédigés en latin et datant du début du xixe siècle dont l’auteur a eu communication, il nous paraît tout à fait évident, d’après de multiples détails, qu’ils ne peuvent être émanés que des Néo-Templiers de Fabré-Palaprat (les mentions du Cap Vert et autres lieux dans certains titres sont de pure fantaisie), et nous ne comprenons même pas qu’il puisse y avoir le moindre doute là-dessus. Ajoutons que les initiales V. D. S. A. ne signifient point Victorissimus Dominus Supremæ Aulæ (?), mais Vive Dieu Saint Amour, cri de guerre des Templiers, que leurs prétendus successeurs s’étaient approprié, comme tout ce dont ils purent avoir connaissance, pour se donner quelque apparence d’authenticité ; comment, après avoir précisément mentionné par ailleurs ce cri de guerre, a-t-on pu ne pas s’apercevoir que c’était de la même chose qu’il s’agissait ici ? Quoi qu’il en soit, il y a certainement dans ce livre des indications intéressantes à plus d’un point de vue, mais il resterait encore beaucoup à faire, à supposer même que la chose soit possible, pour élucider définitivement les « mystères des Templiers ».
- Rituel de la Maçonnerie Égyptienne de Cagliostro.
Annoté par le Dr Marc Haven et précédé d’une introduction de Daniel Nazir (Éditions des Cahiers Astrologiques, Nice).
Le Dr Marc Haven avait eu depuis longtemps l’intention de publier une édition complète de ce Rituel, qui constitue un document intéressant pour l’histoire de la Maçonnerie ; mais les circonstances ne lui permirent jamais de réaliser ce projet, non plus que d’écrire les commentaires dont il devait l’accompagner ; ses notes, qui se réduisent à fort peu de chose et n’apportent guère d’éclaircissements, ne sont en réalité que de simples indications qu’il avait relevées pour lui-même en vue de ce travail. Quant à l’introduction, elle ne contient rien de nouveau pour ceux qui connaissent les ouvrages de Marc Haven, car elle est faite entièrement d’extraits tirés de ceux-ci, de sorte que, en définitive, c’est le texte même du Rituel qui fait tout l’intérêt de ce volume. Il s’agit en somme d’un « système » de hauts grades comme il y en eut tant dans la seconde moitié du xviiie siècle, et sa division en trois degrés, présentant une sorte de parallélisme avec ceux de la Maçonnerie symbolique, procède d’une conception dont on pourrait trouver d’autres exemples. Il est à peine besoin de dire que, en réalité, il n’y a là rien d’« Égyptien » qui puisse justifier sa dénomination, à moins qu’on ne considère comme telle la pyramide qui figure dans certains tableaux, sans d’ailleurs qu’il soit donné la moindre explication au sujet de son symbolisme. On ne retrouve même pas ici quelques-unes de ces fantaisies pseudo-égyptiennes qui se rencontrent dans d’autres Rites, et qui, vers cette époque, furent surtout mises à la mode, si l’on peut dire, par le Séthos de l’abbé Terrasson ; au fond, les invocations contenues dans ce Rituel, et notamment l’usage qui y est fait des Psaumes, ainsi que les noms hébraïques qui s’y rencontrent, lui donnent un caractère nettement judéo-chrétien. Ce qu’il présente naturellement de plus particulier, ce sont les « opérations », qu’il pourrait être intéressant de comparer avec celles des Élus Coëns : le but qu’elles visent est apparemment assez semblable, mais les procédés employés sont différents à bien des égards. Il y a là quelque chose qui semble relever surtout de la « magie cérémonielle », et qui, par le rôle qu’y jouent des « sujets » (les enfants désignés sous le nom de « Colombes »), s’apparente aussi au magnétisme ; assurément, au point de vue proprement initiatique, tout cela pourrait donner lieu à d’assez graves objections. Un autre point qui appelle quelques remarques est le caractère des grades féminins : ils conservent en grande partie le symbolisme habituel de la Maçonnerie d’adoption, mais celle-ci ne représentait à vrai dire qu’un simple simulacre d’initiation, destiné à donner une apparence de satisfaction aux femmes qui reprochaient à la Maçonnerie de les négliger, et, d’une façon générale, elle n’était guère prise au sérieux, son rôle étant limité à des choses d’ordre tout extérieur, telles qu’organisation de fêtes « semi-profanes » et aide apportée aux œuvres de bienfaisance. Au contraire, il semble bien que Cagliostro ait eu l’intention de conférer aux femmes une initiation réelle, ou du moins ce qu’il considérait comme tel, puisqu’il les faisait participer à des « opérations » toutes semblables à celles des Loges masculines ; il y a là, non seulement une exception, mais aussi, en tant qu’il s’agit d’un Rite maçonnique, une véritable « irrégularité ». Si l’on voulait entrer dans le détail, on relèverait encore d’autres étrangetés, même dans les grades masculins, par exemple la singulière façon dont y est modifiée et expliquée la légende d’Hiram, et tout cela, dans son ensemble, amènerait assez naturellement à se poser une question : Cagliostro a évidemment voulu, comme bien d’autres, établir un système particulier, quelle qu’en soit d’ailleurs la valeur propre, en le basant sur la Maçonnerie ; mais a-t-il jamais eu réellement de celle-ci une connaissance suffisamment approfondie pour l’y adapter correctement ? Les admirateurs enthousiastes de Cagliostro s’indigneraient peut-être qu’on puisse soulever un tel doute, tandis que ses détracteurs chercheraient probablement à en tirer contre lui des conséquences excessives ; en cela, à notre avis, les uns n’auraient pas plus raison que les autres, et il y a bien des chances pour que la vérité sur ce personnage énigmatique ne se trouve dans aucune des opinions extrêmes.
- W.-R. Chettéoui. — Cagliostro
et Catherine II.
Éditions des Champs-Elysées, Paris.
Parmi les nombreuses pièces de théâtre qu’écrivit Catherine II, il s’en trouve trois qui sont dirigées contre ce qu’elle appelait les « visionnaires », nom sous lequel elle englobait à la fois les Maçons et les membres de diverses autres organisations initiatiques, aussi bien que les « illuminés » et les « mystiques » plus ou moins indépendants ; et, entre tous, Cagliostro semble avoir attiré plus particulièrement son hostilité. Ces pièces sont ici traduites pour la première fois en français : la première, Le Trompeur, met en scène un personnage qui est évidemment une caricature de Cagliostro ; la seconde, Le Trompé, est une attaque violente contre les organisations maçonniques ou similaires ; quant à la troisième, Le Chaman de Sibérie, elle ne contient aucune allusion directe à celles-ci, quoi que semble en penser le traducteur, mais c’est encore Cagliostro qui y est visé manifestement. À ces trois comédies est joint un petit pamphlet intitulé Le Secret de la Société Anti-Absurde dévoilé par quelqu’un qui n’en est pas, qui parodie les rituels et les catéchismes maçonniques, tout en en prenant en quelque sorte le contrepied au nom du « bon sens ». Le tout témoigne d’une complète incompréhension et est empreint de l’esprit le plus étroitement rationaliste, comme on pouvait s’y attendre de la part d’une disciple des « philosophes » ; ce n’est donc pas là-dedans qu’il faudrait chercher des informations dignes de foi sur ce dont il s’agit, et ce ne sont certes pas non plus des chefs-d’œuvre au point de vue littéraire, mais c’est incontestablement une véritable curiosité historique. — Cette traduction est précédée d’une longue introduction, dont le début contient des renseignements intéressants sur la Maçonnerie en Russie au xviiie siècle ; malheureusement, les connaissances de M. Chettéoui en fait d’histoire maçonnique ne semblent pas parfaitement sûres, car il fait certaines confusions, qui sont d’ailleurs du genre de celles qu’on commet assez communément dans le monde profane : ainsi, la Rose-Croix d’Or, même si elle recrutait ses membres parmi les Maçons, n’avait en elle-même, contrairement à ce qu’il affirme, aucun caractère maçonnique. Quant au mélange de choses fort diverses que dissimule l’appellation vulgaire de « Martinisme », il n’est pas de son fait, assurément, mais il ne paraît pas avoir su le débrouiller très exactement ; et ne croit-il pas qu’il y a eu réellement des « initiés » de Saint-Martin ? Une autre erreur plus étonnante, et même tout à fait inexplicable, est celle qui fait de la Stricte Observance une « forme dérivée de l’Ordre des Templiers anéanti quarante ans auparavant » ! Ajoutons que, après le Convent de Wilhelmsbad, il n’y eut plus de Stricte Observance, et qu’elle fut alors remplacée par le Régime Écossais Rectifié ; il est assez curieux qu’on ne sache presque jamais faire cette distinction, qui pourtant a bien quelque importance… La suite de l’introduction contient un exposé de la carrière de Cagliostro qui, s’inspirant surtout de Marc Haven, tend à le présenter comme un véritable « Maître » ; on a d’ailleurs un peu l’impression que, sous le couvert de Cagliostro, l’auteur a peut-être eu en vue d’autres personnages, comme Marc Haven lui-même quand il écrivit son Maître inconnu. Nous n’insisterons pas sur quelques autres détails, comme les histoires de guérisseurs qui sont bien loin d’avoir l’importance « spirituelle » qui leur est attribuée, ou encore la croyance tout à fait injustifiée à l’authenticité de tels pseudo-Évangiles répandus naguère par les théosophistes et leur « Église libre-catholique » ; mais nous devons relever un point qui nous concerne directement, et que des faits récents ont rendu plutôt amusant pour nous, sinon pour tout le monde. En effet, M. Chettéoui a éprouvé le besoin de glisser dans son livre une note ainsi conçue : « N’en déplaise à l’intellectualisme négateur d’un René Guénon, la France a l’insigne privilège de posséder la plus haute École initiatique de l’Occident ; cette École aux méthodes éprouvées est appelée à avoir dans le monde un immense rayonnement. » Et, pour qu’on ne puisse avoir aucun doute sur ce à quoi il est fait allusion, le passage auquel se réfère cette note est immédiatement suivi d’une longue citation du fondateur d’une soi-disant « École Divine », qui, hélas ! a eu depuis lors des mésaventures sur lesquelles il vaut mieux ne pas insister, si bien que, en fait d’« immense rayonnement », ladite École n’aura laissé après elle que les plus fâcheux souvenirs. Il est à remarquer qu’il n’y avait aucun motif plausible pour nous mettre en cause, car nous n’avons jamais eu jusqu’ici l’occasion de dire, publiquement tout au moins, quoi que ce soit de la pseudo-initiation en question ; nous reconnaissons cependant très volontiers que notre attitude à son égard n’aurait pas pu être autre que celle qu’on nous supposait, et on devra avouer que les événements ne nous auraient que trop promptement et trop complètement donné raison. M. Chettéoui voudra-t-il nous croire si nous lui disons que précisément, pour parler de son livre, nous n’attendions que ce dénouement que nous prévoyions depuis quelque temps déjà ? Du reste, d’après ce qui nous a été dit de divers côtés, nous pensons que lui-même doit être maintenant revenu des illusions qu’il se faisait à ce sujet, en attendant (nous le souhaitons du moins pour lui) qu’il revienne également de celles qu’il garde encore sur quelques autres choses ! Sic transit gloria mundi…