Non publié
- Baron Carra de Vaux. — Les Penseurs de
l’Islam. — III. L’exégèse, la tradition et la jurisprudence.
Un vol. in-16o de 424 pp., P. Geuthner, Paris, 1923.
Nous avons déjà parlé ici (no de novembre-décembre 1923) des deux premiers volumes de cet ouvrage ; nous pouvons, à propos du troisième, répéter ce que nous disions alors : ce travail est appelé à rendre de grands services à ceux qui, sans avoir le temps ou la possibilité de se livrer à des recherches multiples, désirent se faire une idée d’ensemble de l’intellectualité musulmane.
En dépit du sous-titre, la plus grande partie du troisième volume est en réalité consacrée à un résumé historique des origines de l’Islam, où apparaissent malheureusement les défauts et les préjugés inhérents à la mentalité de notre époque. La lecture de certaines pages, comme celles où est discutée la question de savoir si le Coran a toujours constitué un « livre » (pp. 156-163), serait à conseiller à ceux qui sont tentés de prendre trop au sérieux les résultats de la « critique » moderne. Il est bon aussi d’enregistrer cet aveu, qu’une interprétation religieuse « n’a point de sens pour la critique » (p. 158) ; ne pourrait-on pas renverser la proposition, et dire tout aussi bien que les arguments « critiques » n’ont point de sens pour quiconque se place au point de vue religieux ou, plus généralement, traditionnel ? En effet, la « critique », ainsi entendue, n’a jamais été au fond autre chose qu’une arme de guerre antireligieuse ; ceux qui croient devoir prendre à son égard une attitude plus ou moins conciliante et « opportuniste » sont victimes d’une bien dangereuse illusion.
Passons à quelques observations de détail ; et, tout d’abord, regrettons que l’auteur écrive assez souvent « mahométan » au lieu de « musulman » ; le mot est d’usage courant, sans doute, chez les Européens, mais il n’en est pas moins fautif pour bien des raisons. Une autre inexactitude, et qui est plus grave, est celle qui consiste à parler de l’Islam, ou encore du monde arabe, comme d’une « nationalité ». — Conserver une phrase qu’on reconnaît soi-même erronée, sous le prétexte qu’elle « fait bien littérairement » (p. 100), cela semble peu sérieux et risque de déconsidérer un ouvrage qui, pourtant, vaut mieux que cela dans son ensemble. — Il y a aussi quelques affirmations plus que contestables, comme celle qui attribue au blason une origine exclusivement persane (p. 10) ; ne sait-on pas que, dès l’antiquité, il existait aussi ailleurs qu’en Orient, et notamment chez les peuples celtiques ? — Avant de se moquer d’une tradition dans laquelle il est question de « géants » (p. 78), il serait bon de savoir que ce mot et ses équivalents étaient employés très généralement pour désigner des hommes puissants, des peuples guerriers et conquérants, sans aucun égard à leur stature réelle. — Notons encore une erreur sur les termes nabî (prophète) et rasûl (législateur), dont le rapport hiérarchique est renversé (p. 153), et une opinion peu justifiée, pour ne pas dire plus, sur la signification des lettres qui sont placées au début de quelques sourates du Coran (p. 176).
Les derniers chapitres contiennent de bons exposés sur la tradition (hadîth), sur la jurisprudence, et enfin sur les commentaires du Coran.
- Paul Vulliaud. — La Kabbale juive : histoire et
doctrine.
Deux vol. in-8o de 520 et 460 pp. E. Nourry, Paris, 1923.
Il n’y avait jusqu’ici, en français tout au moins, aucun ouvrage vraiment sérieux sur la Kabbale ; on ne peut considérer comme tel, en effet, ni le livre incompréhensif d’un Adolphe Franck, plein de préjugés universitaires et d’ailleurs ignorant complètement l’hébreu, ni l’indigeste et fantaisiste compilation d’un Papus, à la fois occultiste et vulgarisateur, et porté par là à déformer doublement les doctrines qu’il prétend exposer. L’important travail de M. Vulliaud semblait donc devoir combler une fâcheuse lacune ; et pourtant, bien qu’il soit fort consciencieusement fait et qu’il contienne beaucoup de choses intéressantes, nous devons avouer que sa lecture nous a quelque peu déçu. Le sous-titre d’« essai critique » aurait pu déjà nous faire prévoir jusqu’à un certain point les intentions de l’auteur, mais où nous les avons trouvées le plus nettement exprimées, c’est dans une note où il déclare s’être assigné « un double but : traiter de la Kabbale et de son histoire, puis exposer, chemin faisant, la méthode dite scientifique suivant laquelle travaillent des auteurs, pour la plupart favorablement connus. » (t. II, p. 206). Ce qui est regrettable, c’est que le second de ces buts fait souvent perdre de vue le premier ; les discussions et les critiques se poursuivent jusque dans les chapitres dont le titre annonçait un exposé purement doctrinal, et il en résulte une certaine impression de désordre et de confusion. Parmi ces critiques, il en est d’ailleurs de forts justes, par exemple à l’égard de Renan et de Franck, ou encore de certains occultistes ; il en est d’autres qui sont plus contestables. Il y a, en particulier, un jugement bien sommaire sur les travaux du Hiéron de Paray-le-Monial, qui contiennent assurément des opinions discutables ou insuffisamment fondées, mais aussi beaucoup d’idées très dignes d’attention et qu’on ne peut se contenter de rejeter en bloc avec quelques plaisanteries trop faciles ; mais, dans tous les cas, n’aurait-il pas été possible de dire les mêmes choses plus brièvement et sur un ton moins agressif ? L’ouvrage y eût certainement gagné, car l’essentiel y aurait été moins souvent sacrifié à des considérations qui, en somme, ne sont qu’accessoires et d’un intérêt relatif.
Il y a encore autre chose, qui enlève à toutes ces critiques un peu de leur autorité : c’est que M. Vulliaud se place sur le même terrain de simple érudition que les écrivains qu’il combat ; il semble bien l’avoir fait volontairement, mais cette attitude est-elle vraiment habile et avantageuse ? Il se défend d’être kabbaliste avec une insistance que nous ne comprenons pas très bien, et il va même jusqu’à se qualifier de « simple amateur », en quoi nous voulons croire qu’il se calomnie. Ce parti pris d’envisager une doctrine « de l’extérieur » nous paraît exclure toute possibilité de compréhension profonde ; et d’ailleurs, même si l’on a atteint cette compréhension pour son propre compte, on s’appliquera alors à n’en rien laisser paraître ; l’intérêt de la partie doctrinale en sera fort diminué, et quant à la partie critique elle-même, l’auteur y fera figure de polémiste plutôt que de juge qualifié.
Ce qui est gênant aussi, ce sont les imperfections de la forme ; nous ne parlons pas des fautes d’impression, dont les « errata » ne rectifient qu’une infime partie, mais de trop fréquentes incorrections qu’il est difficile de mettre sur le compte des typographes, et surtout de « lapsus » malencontreux dont nous avons relevé un certain nombre, principalement dans le second volume(1). Il en est même un qui est d’autant plus grave qu’il est la cause d’une véritable injustice ; critiquant un rédacteur de l’Encyclopedia Britannica, M. Vulliaud termine par ces mots : « On ne pouvait attendre beaucoup de fermeté logique chez un auteur qui estime dans un même article que l’on a trop sous-estimé les doctrines kabbalistiques (absurdly over-estimated) et que le Zohar est un farrago of absurdity » (t. II, p. 418). Or over-estimated ne veut point dire « sous-estimé », mais bien « sur-estimé », ce qui est tout le contraire, de sorte que la contradiction que M. Vulliaud reproche à cet auteur ne se trouve nullement dans son article. Enfin, il est quelques mots hébreux qui ont été traduits trop hâtivement, sans doute, et pour lesquels il n’aurait pas été bien difficile de trouver une interprétation plus satisfaisante(2) ; et, puisque nous parlons des mots hébreux, nous noterons encore qu’il y a, dans leur transcription, un manque d’uniformité qui est assez désagréable. Assurément, ce ne sont là que des détails ; mais M. Vulliaud, qui se montre si sévère pour les autres et toujours prêt à les prendre en défaut, n’aurait-il pas dû s’efforcer d’être lui-même irréprochable ?
D’autre part, l’auteur a le tort d’aborder parfois incidemment certains sujets sur lesquels il est évidemment beaucoup moins informé que sur la Kabbale, et dont il aurait bien pu se dispenser de parler, ce qui lui eût évité quelques méprises qui ne peuvent que nuire à un travail sérieux. C’est ainsi que nous avons trouvé (t. II, p. 377) un passage où il est question d’une soi-disant « théosophie chinoise » dans laquelle nous avons eu quelque peine à reconnaître le Taoïsme, qui n’est de la « théosophie » dans aucune des acceptions de ce mot, et dont le résumé, fait d’après nous ne savons quelle source (car ici, par extraordinaire, il n’y a aucune référence), est éminemment fantaisiste(3). Il est d’autres choses que M. Vulliaud ne connaît guère mieux que les doctrines extrême-orientales, le Rosicrucianisme par exemple(4), et même la Maçonnerie, à propos de laquelle on pourrait relever des assertions plutôt amusantes, comme tel passage où il la suppose exister « chez les Chinois et les Nègres » (t. II, p. 319), alors qu’il s’agit de sociétés secrètes qui n’ont pas plus de rapports avec la Maçonnerie qu’avec la Kabbale(5). Certes, M. Vulliaud a bien le droit d’ignorer toutes ces choses ; mais, encore une fois, qu’est-ce qui l’obligeait à en parler ? Et, s’il y tenait, il aurait peut-être eu moins de peine à recueillir sur certaines d’entre elles des informations un peu précises qu’à découvrir une foule d’ouvrages rares et inconnus qu’il se plaît à citer avec quelque ostentation.
Bien entendu, toutes ces réserves ne doivent pas nous empêcher de reconnaître les mérites très réels de l’ouvrage, ni de rendre hommage à l’effort considérable dont il témoigne. L’auteur a fort bien établi, contre les critiques modernes qui les contestent, l’antiquité de la Kabbale, son caractère spécifiquement judaïque et strictement orthodoxe. Il a détruit un certain nombre de légendes trop répandues et dénuées de tout fondement, comme celle qui veut rattacher la Kabbale aux doctrines néo-platoniciennes, celle qui attribue le Zohar à Moïse de Léon, celle qui prétend faire de Spinoza un kabbaliste, et d’autres encore. Il a parfaitement prouvé que la Kabbale n’est nullement « panthéiste », comme certains le lui ont reproché ; et c’est fort justement qu’il note qu’« il est fait un étrange abus de ce terme » (t. I, p. 429), qu’on applique à tort et à travers aux conceptions les plus différentes, de telle sorte qu’il finit par ne plus rien signifier. Il montre encore qu’une prétendue « philosophie mystique » des Juifs, distincte de la Kabbale, est une chose qui n’a jamais existé en réalité ; mais peut-être a-t-il tort d’accepter le mot de « mysticisme » pour qualifier la Kabbale elle-même ; sans doute, cela dépend du sens que l’on donne à ce mot, et celui qu’il indique serait très soutenable si l’on n’avait à se préoccuper que de l’étymologie ; mais enfin il faut bien tenir compte aussi de l’usage établi, qui en a restreint considérablement la signification, et la Kabbale est, pour nous, beaucoup plus métaphysique que mystique.
Tout ce que nous venons d’indiquer se rapporte au point de vue historique, auquel M. Vulliaud a accordé (nous serions tenté de dire malheureusement, sans pour cela en méconnaître l’importance relative) beaucoup plus de place qu’au point de vue proprement doctrinal. Pour ce dernier, nous signalerons comme plus particulièrement intéressants, dans le premier volume, les chapitres qui concernent En-Soph et les Sephiroth (ch. IX), la Shekinah et Metatron (ch. XIII), encore qu’il eût été souhaitable d’y trouver un peu plus de développements et de précisions, de même que dans celui où sont exposés les procédés kabbalistiques (ch. V), car nous nous demandons si quelqu’un qui n’aurait aucune notion préalable de la Kabbale serait suffisamment éclairé par leur lecture. En ce qui concerne ce qu’on pourrait appeler les applications de la Kabbale, nous mentionnerons, dans le second volume, les chapitres consacrés au rituel (ch. XIV), aux amulettes (ch. XV), et aux conceptions messianiques (ch. XVI) ; ils contiennent des choses vraiment nouvelles ou tout au moins fort peu connues, et, en particulier, on trouvera dans le dernier de nombreux renseignements sur le côté social et même politique qui contribue pour une bonne part à donner à la doctrine son caractère nettement judaïque.
Tel qu’il se présente dans son ensemble, cet ouvrage nous paraît surtout propre à rectifier beaucoup d’idées erronées, ce qui est loin d’être négligeable, mais n’est peut-être pas suffisant pour un travail qui veut être plus qu’une simple introduction. Si M. Vulliaud en donne quelque jour une nouvelle édition, il est à désirer qu’il sépare aussi complètement que possible la partie historique et critique de la partie doctrinale, qu’il allège quelque peu la première, et qu’il donne au contraire à la seconde plus d’étendue, quand bien même il devrait risquer ainsi de ne plus passer pour le « simple amateur » dont il s’est assigné le rôle un peu trop limité.
- Gustave Jéquier. — Histoire de la Civilisation égyptienne des
origines à la conquête d’Alexandre.
Un vol. petit in-8o de 332 pp. Payot, Paris, 1925.
Ce volume peut être considéré comme un bon résumé de l’état actuel des connaissances égyptologiques, résumé sans doute un peu simplifié, comme il arrive presque inévitablement dans un « manuel » de ce genre : on ne peut se douter, en le lisant, des divergences souvent fort considérables qui existent entre les égyptologues, et on risque parfois, surtout en ce qui concerne les origines, de prendre pour des résultats définitifs ce qui n’a qu’un caractère tout hypothétique. Il est regrettable aussi que l’auteur se soit un peu trop laissé influencer par l’idée moderne du « progrès » : s’il est vrai que l’Égypte antique ne fut pas immuable comme beaucoup se l’imaginent, est-ce une raison pour vouloir que les changements qui s’y sont produits successivement se soient toujours effectués dans un sens « progressif » ? N’y-a-t-il pas eu au contraire, très certainement, des périodes de régression ou de décadence ?
Le texte, accompagné d’abondantes illustrations, a le mérite d’être clair et divisé suivant un plan très net : un chapitre est consacré à chacune des grandes périodes, et on y étudie d’abord l’histoire de cette époque, ensuite les monuments qu’elle a laissés, et enfin l’état correspondant de la civilisation (gouvernement, relations extérieures, vie privée, agriculture, industrie, navigation). L’auteur reconnaît que la durée de ces périodes ne peut être déterminée que d’une façon très approximative, et qu’on ne peut établir une chronologie à peu près certaine qu’à partir du viie siècle avant notre ère : c’est là un fait assez remarquable, car il est loin d’être particulier à l’Égypte, et la même observation pourrait être faite pour l’histoire de presque tous les peuples anciens ; ce qui est surprenant, c’est que personne ne semble jusqu’ici s’être préoccupé d’en chercher une explication quelconque.
Il y a dans ce livre une lacune qui, à première vue, peut paraître tout à fait extraordinaire : les conceptions doctrinales des Égyptiens y sont entièrement passées sous silence ; à part quelques vagues allusions aux rites funéraires ou à l’existence d’un puissant sacerdoce, on ne trouve absolument rien qui s’y rapporte, même indirectement. Pourtant, il y a bien, vers le début, un chapitre consacré à « l’Égypte légendaire », dans lequel il est question de mythes, mais avec la volonté bien arrêtée de ne les considérer que comme des « mythes historiques », auxquels se serait ajoutée assez tardivement une signification symbolique et théologique, apparemment négligeable aux yeux de l’auteur ! Si l’on veut savoir de quel genre sont les hypothèses qui dominent aujourd’hui l’esprit des égyptologues, voici un exemple : on sait que l’épervier était le symbole d’Horus ; or cet épervier est devenu un faucon, sans doute parce qu’il perd ainsi beaucoup de son caractère hiératique (cela semble peu de choses, mais c’est très significatif) ; et ce faucon, au lieu de représenter Horus, est maintenant Horus lui-même, réduit à la qualité de « totem » de la tribu ou du « clan » qui fournit à l’Égypte ses premiers rois ; voilà où on en arrive quand on prend au sérieux les fantaisies « sociologiques » de Durkheim et de son école ! Mais, cela étant dit, comment expliquer l’omission que nous venons de signaler ? Nous pensons qu’elle ne peut se justifier que d’une seule façon : les égyptologues, qui sont parvenus à une reconstitution assez exacte ou tout au moins satisfaisante pour les choses de la vie ordinaire et « extérieure », ont été au contraire incapables d’arriver à la moindre compréhension des idées et des doctrines ; ils ne se sont cependant pas privés d’en essayer de multiples interprétations, mais passablement incohérentes et contradictoires entre elles, de sorte qu’on ne peut en tenir compte quand on veut simplement présenter l’ensemble des résultats acquis. Seulement, ne devrait-on pas alors avouer franchement cet état de choses, et cela ne vaudrait-il pas mieux que de parler des Égyptiens comme on pourrait le faire d’un peuple à qui toute idée divine ou extra-terrestre fut à peu près étrangère, et de leur civilisation comme si elle avait eu un caractère aussi exclusivement matériel que la civilisation européenne moderne, ce qui est exactement le contraire de la réalité ? Mais c’est précisément parce que les égyptologues jugent toutes choses avec la mentalité des Européens modernes qu’ils ne peuvent pénétrer des idées si éloignées des leurs à tous égards, ni même comprendre que ce qui leur échappe ainsi, c’était sans doute, pour les Égyptiens eux-mêmes, ce qu’il y avait de plus essentiel.