Février 1938

— Nous avons reçu les premiers numéros (juillet à décembre) d’une nouvelle revue, Oriental Literary Digest, publiée à Poona, et entièrement consacrée aux comptes rendus des ouvrages concernant toutes les branches de l’« indologie » et les sujets connexes dans le domaine des études orientales ; une telle publication sera particulièrement utile à ceux qui veulent se tenir au courant de tout ce qui paraît sur ces questions, et qui y trouveront réunies toutes les informations souhaitables à cet égard.

— La revue Action et Pensée (no de décembre) contient un article de M. Jean Herbert intitulé Métaphysique et Psychagogie ; ce dernier terme est emprunté au programme même de la revue, où se trouve à ce propos un contresens véritablement incroyable : le mot psyché y est traduit par « esprit » ; on se demande ce que peut bien signifier « conduire l’esprit », alors que c’est au contraire l’esprit qui nécessairement conduit toutes choses ! En réalité, bien entendu, ce n’est nullement de l’esprit qu’il s’agit ici, et c’est précisément pourquoi cette « psychagogie » n’a aucun rapport, ni quant à son domaine ni quant à son but, avec les méthodes hindoues du Yoga ou autres ; nous nous sommes suffisamment expliqué par ailleurs sur cette déplorable confusion, à laquelle vient encore s’ajouter ici celle de la métaphysique avec la philosophie : la véritable métaphysique n’a certes rien à voir avec des « hypothèses » ni avec des « croyances » quelconques… Un autre point sur lequel nous devons nous arrêter est celui qui concerne la nécessité d’un guru : M. Herbert n’a pas tort de penser qu’il y a « de longues étapes préparatoires pendant lesquelles on peut dans une très large mesure s’en remettre aux enseignements écrits de maîtres authentiques » (toutes réserves faites sur la possibilité de trouver même de tels enseignements non déformés en Occident, et surtout sur la qualité de « maître authentique » attribuée à Vivêkânanda) ; c’est là proprement une phase de préparation théorique, qui peut en effet être accomplie d’une façon indépendante : mais, pour ce qui doit venir ensuite, M. Herbert paraît faire consister uniquement le rôle du guru en une adaptation de la « technique » à chaque cas particulier, alors que son rôle vraiment essentiel, celui qui rend son intervention rigoureusement indispensable, est avant tout d’assurer la transmission initiatique régulière, à laquelle il n’est pas fait ici la moindre allusion. Enfin, une note se référant à la Cabale mystique de « Dion Fortune », dont nous avons parlé dernièrement(*), montre que, malheureusement, M. Jean Herbert n’est pas assez renseigné sur ce que valent réellement les « disciplines occidentales » de cette sorte… — Le reste de la partie consacrée à la « philosophie hindoue moderne » comprend surtout, cette fois, des extraits de divers écrits de Shrî Aurobindo, dont les intentions n’ont certainement rien de commun avec la « psychagogie » ni avec la thérapeutique des maladies nerveuses ou mentales, ni même avec la « conduite de la vie » entendue dans l’acception toute profane des psychologues occidentaux.

— Le Mercure de France (no du 15 novembre) publie un article intitulé Philosophie et Science d’Extrême-Orient, par M. Nyoiti Sakurazawa, qui avait déjà fait paraître, il v a quelques années, un volume traitant du même sujet(**), et dans lequel il présentait comme « clef » et « principe unique » de cette « philosophie » et de cette « science » (qui d’ailleurs, comme il le reconnaissait lui-même, ne sont précisément ni « philosophie » ni « science » au sens occidental de ces mots) une « loi universelle » qui n’est autre que la doctrine cosmologique des deux principes complémentaires yin et yang, dont les oscillations et les vicissitudes produisent toutes les choses manifestées, avec l’indéfinie multiplicité de leurs modifications. Cette doctrine trouve en effet son application dans le domaine de toutes les sciences traditionnelles ; l’auteur, dans cet article, se borne à en envisager plus spécialement l’application médicale ; il y a dans son exposé des considérations intéressantes, mais aussi une certaine confusion, qui est due surtout à un mélange des conceptions occidentales modernes avec les données traditionnelles ; et ceci confirme encore ce que nous avons dit bien souvent contre ces rapprochements illusoires entre des choses qui procèdent de points de vue radicalement différents. — Dans le même numéro, nous devons signaler aussi un article de M. Paul Vulliaud sur Léon Bloy prophète et martyr, qui contient de curieux détails sur les origines de la « mission » dont cet étrange personnage se croyait investi ; le plus intéressant, dans cette histoire, est ce qui est en rapport direct avec l’affaire de la Salette, qui est un de ces événements aux « dessous » suspects, dont l’époque contemporaine n’offre que trop d’exemples, et qui, comme le note l’auteur, présente des relations vraiment singulières avec l’affaire de la « survivance » de Louis XVII, relations qui sont d’autant plus à remarquer qu’il en est constamment de même dans toutes les choses de ce genre qui se produisirent au cours du xixe siècle ; la recherche des raisons de ce fait pourrait sans doute mener assez loin dans le domaine de ce qu’on peut appeler l’histoire « souterraine » de notre temps… Par ailleurs, le fameux « Secret de la Salette », qui a manifestement inspiré les invectives furieuses de Léon Bloy contre les catholiques et en particulier contre le clergé, contient quelques « marques » assez nettes de la véritable nature des « influences » qui ont agi en tout cela ; aussi, quand on constate que, sous des formes diverses, ces choses ont encore une « suite » actuellement, est-il permis de trouver que cela n’est pas précisément très rassurant ; et l’on comprendra par là pourquoi, notamment, la vogue présente de certaines prétendues « prophéties » doit inspirer quelques inquiétudes à quiconque n’est pas entièrement ignorant de ces sortes de « ramifications ».

— Dans Atlantis (no de novembre), M. L. Charbonneau-Lassay donne une étude très intéressante et fort documentée sur le symbolisme du trident ; signalons plus particulièrement ce qui concerne les rapports de celui-ci avec « le foudre » c’est-à-dire avec le vajra, car il y a là un point qui pourrait donner lieu à d’importants développements. — M. paul le cour expose, sur les symboles de la Trinité (mieux vaudrait dire plus généralement du ternaire, car tous les cas qu’il cite sont loin de coïncider réellement avec la Trinité chrétienne) des considérations assez vagues et d’ailleurs bien incomplètes, car il a tout simplement oublié de parler du triangle, qui est cependant le premier de ces symboles et celui dont dérivent tous les autres ; il s’y trouve par surcroît, sur la disposition des trois points maçonniques, une méprise qui est vraiment tout à fait curieuse : en se rapportant à la figure à propos de laquelle il en est question, il apparaît que M. paul le cour place ces trois points à l’envers, à la façon des fantastiques « Palladistes » de Léo Taxil !

— Dans les Archives de Trans (no de novembre), M. J. Barles en arrive cette fois à la Grande-Maîtrise du duc de Wharton, dont nous avons déjà parlé dans nos derniers comptes rendus(***), à propos d’un article de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes. Ce sujet est encore un de ceux qui semblent assez difficiles à éclaircir : le duc de Wharton aurait été tout d’abord élu irrégulièrement en 1722, mais ensuite, pour éviter des dissensions, son prédécesseur, le duc de Montagu, se démit en sa faveur le 3 janvier 1723, et l’installation régulière eut lieu le 17 janvier ; Desaguliers fut alors nommé Député Grand-Maître. Les Constitutions d’Anderson furent présentées à la Grande Loge en 1723, approuvées et signées par le duc de Wharton et Desaguliers ; mais ce qui est assez singulier, c’est que cette approbation ne porte pas de date ; la ratification eut-elle lieu à l’assemblée du 17 janvier, comme le pense Mgr Jouin, cité par M. Barles, ou seulement le 25 mars, comme le dit Thory (Acta Latomorum, T. I., p. 20), qui, d’autre part, inscrit, par une erreur évidente, ces événements à la date de 1722 ? Quoi qu’il en soit, nous ne nous expliquons pas que M. Barles envisage comme possible une identification de deux personnages tout à fait différents : Philippe, duc de Wharton, et Francis, comte de Dalkeith ; le second succéda tout à fait normalement au premier comme Grand-Maître, le 24 juin 1723 ; là du moins, il n’y a rien d’obscur. Ce qui l’est davantage, c’est la suite de la carrière du duc de Wharton : en 1724, il adhèra à une sorte de contrefaçon de la Maçonnerie, connue sous le nom de Gormogons ; la même année, il vint sur le continent, se convertit au catholicisme et adhéra ouvertement au parti des Stuarts ; puis, en 1728, il constitua une Loge à Madrid, ce qui indique qu’en réalité, il n’avait pas renoncé à la Maçonnerie ; enfin, il mourut à Tarragone en 1731. Les précisions sur ce qu’il fit entre 1724 et 1728 paraissent manquer totalement, et c’est d’autant plus regrettable que ce point pourrait présenter un intérêt particulier en connexion avec la question des origines de la Maçonnerie française : en effet, s’il n’existait pas encore de Loges en France en 1723, et si par conséquent le duc de Wharton ne put en être le Grand-Maître du fait même qu’il était alors Grand-Maître de la Grande Loge d’Angleterre dont ces Loges dépendirent tout d’abord, il ne put recevoir cette qualité que pendant la période dont il s’agit, et au cours de laquelle il est très possible qu’il ait effectivement séjourné en France ; c’est donc là-dessus que devraient surtout porter les recherches de ceux qui voudraient élucider plus complètement cette question.

— Dans le Grand Lodge Bulletin d’Iowa (no de décembre), un article est consacré à la comparaison des deux Rites pratiqués principalement en Amérique, le Rite d’York et le Rite Écossais, qui différent non seulement par les degrés auxquels ils travaillent, mais aussi par leur mode d’organisation. L’origine du Rite d’York est en quelque sorte « préhistorique », puisqu’elle remonterait au viie siècle ; c’est à ce Rite que se réfèrent les anciens documents maçonniques appelés Old Charges, dont une copie était, pour les Loges opératives, l’équivalent de ce qu’est pour les Loges modernes une charte délivrée par une Grande Loge. Le Rite d’York est régi par les Constitutions d’Athelstan de 926 ; le Rite Écossais, par les Constitutions de Frédéric le Grand de 1786 ; ce qui est assez curieux, c’est que l’origine de ces deux documents, d’époques si différentes, a été également contestée par les historiens ; il va de soi, d’ailleurs, que le droit des organisations maçonniques à les adopter valablement comme loi fondamentale est, en tout cas, entièrement indépendant de cette question d’origine.

— Dans le Symbolisme (no de décembre), sous le titre Le Plagiat des Religions, Albert Lantoine envisage les ressemblances qui existent entre le symbolisme des diverses religions, y compris le Christianisme, celui de la Maçonnerie et celui des initiations antiques ; il n’y a pas lieu de s’étonner, dit-il, de ces similitudes qui procèdent, non du plagiat volontaire, mais d’une concordance inévitable ; cela est exact, mais il faudrait aller encore plus loin en ce sens, et il a le tort de méconnaître la filiation réelle, et non pas seulement « livresque » ou « idéale », qui existe entre les différentes formes traditionnelles, sous leur double aspect exotérique, dont la religion est un cas particulier, et ésotérique ou initiatique ; il ne s’agit point là d’« emprunts », bien entendu, mais des liens qui rattachent toute tradition authentique et légitime à une seule et même tradition primordiale. — G. Persigout termine son étude sur Ivresse bachique et Sommeils initiatiques, dont nous avons parlé précédemment. — Dans le numéro de janvier, François Ménard examine les difficultés qu’il y a à faire comprendre la Notion de Connaissance ésotérique dans le monde moderne, et surtout aux esprit imbus des préjugés dus à la « culture » universitaire ; il fait remarquer très justement que tous les « progrès » des sciences telles qu’on les conçoit aujourd’hui ne font pas avancer d’un pas dans la voie de la véritable connaissance, et aussi que, contrairement à la prétention de tout exprimer en termes clairs (qu’il impute au « matérialisme scientifique », mais qui est en réalité d’origine cartésienne), il y a toujours lieu de réserver la part de l’inexprimable, dont la connaissance constitue proprement l’ésotérisme au sens le plus strict de ce mot.