Octobre 1938

The Art Bulletin de Chicago (vol. XX, 1938) publie la suite d’une étude de M. Ananda K. Coomaraswamy, Mediaeval Aesthetic, dont nous avons signalé le début en son temps(*) ; cette seconde partie comprend la traduction annotée du commentaire de saint Thomas d’Aquin sur le texte de saint Denys l’Aréopagite (De divinis nominibus, IV, 5), et une note sur le rapport de la Beauté à la Vérité. Mentionnons particulièrement ce qui est dit de la supériorité de la contemplation sur l’action, « ce qui est le point de vue orthodoxe constamment affirmé dans la tradition universelle, et non pas seulement en Orient comme on le prétend quelquefois, bien qu’il puisse avoir été obscurci par les tendances “moralistes” de la philosophie religieuse de l’Europe moderne » ; de la nécessité de comprendre intellectuellement une œuvre d’art et non pas de la « sentir » seulement, contrairement aux actuelles conceptions « esthétiques » ; enfin de l’absence d’importance de l’individualité de l’artiste, expliquant l’anonymat caractéristique des œuvres du moyen âge, car « ce qui importe est ce qui est dit et non pas qui le dit » : voilà une vérité dont les modernes amateurs de « personnalités » devraient bien faire leur profit !

— Dans The Indian Historical quarterly (no de mars), un important article de M. A. K. Coomaraswamy sur le symbolisme du dôme ; comme nous consacrons d’autre part à ce sujet un article spécial(**), nous ajouterons seulement que l’auteur, pour montrer que ce n’est pas uniquement à l’architecture que s’attache une signification « cosmique », indique aussi à cet égard le symbolisme de l’épée, qu’il a traité précédemment ici même, et celui du tir à l’arc, dont les connexions initiatiques sont également fort remarquables.

— Du même auteur, dans The Poona Orientalist (no d’avril), un article sur le symbolisme du chhatra, c’est-à-dire du parasol, et de l’ushnîsha, qui, avant d’être la protubérance crânienne qui se voit dans les figurations bouddhiques, fut primitivement un turban ; ces deux objets faisaient partie des attributs de la royauté, et, comme les raisons en sont particulièrement intéressantes, nous nous réservons de revenir également sur cette question dans un prochain article(***).

— Dans le Rayonnement Intellectuel (no de janvier-mars), M. L. Charbonneau-Lassay consacre un article au Saint Graal, aux origines celtiques et aux développements chrétiens de sa légende, et aux figurations de la coupe en rapport avec le sang du Christ. Il rapproche la pierre rouge placée dans une coupe, insigne principal de la mystérieuse organisation de l’Estoile Internelle, de la pierre qui est le Graal pour Wolfram d’Eschenbach, et que celui-ci appelle Lapsit exillis, étrange expression que certains interprètent par « pierre tombée du ciel », ce qui évoque l’émeraude tombée du front de Lucifer, mais peut aussi, ajouterons-nous, avoir quelque rapport avec les « pierres noires ». D’autre part, nous citerons ces quelques lignes qui soulèvent une question fort intéressante, quoique sans doute bien difficile à résoudre complètement : « Certains regardent la légende du Graal comme une sorte de prophétie, ou de thème à clef, se rapportant à un corps d’enseignement oral, hautement traditionnel et aujourd’hui secret, qui reparaît par intermittence dans le monde religieux, gardé, dit-on, par des dépositaires d’élite providentiellement favorisés en vue de cette mission… L’enseignement oral dont il est ici question aurait fleuri dès les premiers siècles chrétiens et serait tombé presque en oubli peu après la paix de Constantin, en 311, et jusqu’à la brève renaissance carolingienne, après laquelle il aurait subi une nouvelle éclipse durant le xe siècle ; mais pendant le xie et le xiie – le “cycle de l’Idée pure” – son influence sur de hauts esprits aurait été considérable, jusqu’à ce que, sous le règne de saint Louis, il disparaisse de nouveau… Énigme historique, si l’on veut, dont on ne doit parler qu’avec réserve ». — Dans le numéro d’avril-juin, il étudie les vases de Jérusalem, de Gênes et de Valence, qui furent considérés comme ayant servi à la Cène, et qui jouèrent ainsi en quelque sorte un rôle de « substituts » du Saint Graal, bien que, en réalité, celui-ci ait été évidemment bien autre chose qu’une coupe matérielle.

Action et Pensée (no de juin) publie un article du Swâmî Siddhêswarânanda, L’Univers considéré comme une construction de l’esprit, qui contient des vues intéressantes sur le pouvoir de l’idée, mais qui, dans son ensemble, est malheureusement affecté d’un « subjectivisme » très proche des modernes philosophies « idéalistes », mais très éloigné de toute doctrine traditionnelle.

— La Nouvelle Revue Française (no de juillet) contient un ensemble d’articles qui semblent constituer en quelque sorte le manifeste d’un nouveau « Collège de Sociologie », et dont les intentions ne nous paraissent pas des plus claires ; l’importance qu’on veut y donner à une prétendue « sociologie sacrée » est même plutôt inquiétante, surtout si l’on se réfère plus particulièrement au contenu d’un de ces articles. Celui-ci, intitulé Le sacré dans la vie quotidienne, par M. Michel Leiris, est en effet un exemple tout à fait typique de la façon dont on dénature aujourd’hui certaines notions : prendre les conceptions morales et patriotiques pour du « sacré officiel », aussi authentique que la religion et placé sur le même plan, cela est déjà grave ; mais vouloir essayer de décrire, sinon d’expliquer, l’origine même de l’idée du « sacré » en assimilant celui-ci aux objets quelconques qui peuvent paraître plus ou moins étranges ou mystérieux à l’imagination d’un enfant, fût-ce simplement un poêle, un revolver ou… un chapeau haut de forme, c’est là pousser la caricature et la parodie encore plus loin qu’un esprit seulement « normal » ne pourrait le croire possible. Du reste, le titre même de l’article implique une contradiction évidente : prendre la « vie quotidienne » dans son acception la plus grossièrement profane et prétendre y trouver du « sacré », cela est proprement inconcevable si les mots ont encore un sens ; mais précisément, pour beaucoup de nos contemporains, ils semblent n’en avoir plus aucun ; et ce qui est véritablement terrible pour la mentalité actuelle, c’est que de pareilles choses puissent être écrites, non point avec quelque intention d’ironie ou de satire, qui montrerait au moins une certaine conscience de leur caractère dérisoire, mais au contraire le plus sérieusement du monde !

— Dans Atlantis (no de mars), M. paul le cour, continuant ses études de « symbolique » suivant ses conceptions très spéciales, s’occupe des métaux, et plus particulièrement du bronze, de l’or et de l’énigmatique « orichalque » ; entre autres curiosités, il a découvert cette fois que « Michael » est l’anagramme approximatif d’« alchimiste », et qu’il y a aussi un rapport du même genre entre le « dragon » et le nœud « gordien » ! Un article d’un de ses collaborateurs, Dioscures et Kabires, ne le cède guère aux siens en fantaisie ni en confusion ; il mêle deux questions tout à fait distinctes, et dont chacune est pourtant, en elle-même, déjà bien assez difficile à élucider… — Dans le numéro de mai, il s’agit des végétaux, et surtout des arbres symboliques, ou plutôt de quelques-uns d’entre eux ; n’oublions pas de noter, pour la collection des étymologies fantastiques, celle qui fait dériver le mot « énergie » d’Aor-Agni, et aussi le nom de Vishnu rapproché de celui du gui ! — Enfin, dans le numéro de juillet, nous passons aux symboles animaux, dont M. paul le cour affirme l’origine marine ; cela est vrai pour ceux dont il parle, mais il y en a une multitude d’autres dont il ne dit rien et pour lesquels une telle origine n’est aucunement soutenable. Nous retrouvons ici l’obsession du « poulpe », qu’il croit voir dans les figurations les plus variées, fût-ce une étoile ou une roue à huit rayons, et les fantaisies sur la « pulpe », la chair appelée en grec sarx, et… la mer des Sargasses. Il croit aussi que le mot anguis se rapporte à l’anguille, alors qu’il est en latin le nom du serpent en général, et que l’anguille elle-même n’a été appelée ainsi que parce qu’elle a la forme d’un anguis, c’est-à-dire d’un serpent ; mais, évidemment, cette explication est beaucoup trop simple pour une imagination exubérante comme celle de M. paul le cour !

— Dans le Speculative Mason (no de juillet), étude sur le Passing, c’est-à-dire sur l’initiation au grade de Compagnon, ainsi appelée parce qu’elle représente une phase transitoire entre l’Apprentissage et la Maîtrise ; l’interprétation qui est donnée de la « Géométrie », comme associée plus spécialement à ce grade, appellerait quelques réserves et surtout beaucoup de compléments. — Dans la suite de The Preparation for Death of a Master Mason, il est question des différents stades de la vie humaine, avec référence plus particulière aux quatre âshramas de la tradition hindoue, et du processus de « mort graduelle » pendant la vie même, qui est comme un acheminement vers la libération finale.

— Dans le Symbolisme (no de juin), signalons une courte étude de François Ménard sur le Symbolisme du Tablier, mis en corrélation avec certains des centres subtils de l’être humain, ce qui en fait tout autre chose que le simple « symbole du travail » qu’on y voit exotériquement, à moins pourtant qu’on ne précise qu’il s’agit d’un travail proprement initiatique ; la méprise qui se produit habituellement à cet égard est, comme il le fait remarquer, exactement comparable à celle à laquelle donne lieu le sens du mot « opératif ». — Dans le numéro de juillet, Oswald Wirth et Albert Lantoine reprochent une fois de plus à la Maçonnerie anglaise de méconnaître le « pur Maçonnisme », qu’ils croient être représenté par les Constitutions d’Anderson, alors qu’au contraire celles-ci s’en écartaient fort, et que les modifications adoptées par la suite sous l’influence des « Anciens » tendent à s’en rapprocher dans une certaine mesure, pour autant que le permettent les limitations « spéculatives ». La déclaration initiale des Constitutions ne fut modifiée qu’en 1815, comme conséquence de l’union des « Anciens » et des « Modernes », et non pas dès 1738 comme certains l’ont cru à tort ; la seconde rédaction d’Anderson, celle de 1738, ajoutait seulement des allusions au « vrai Noachite » et aux « trois grands articles de Noé », qu’Oswald Wirth trouve « énigmatiques », et qui le sont en effet en ce sens qu’il y a là un rappel de quelque chose qui peut remonter fort loin ; mais, dans la pensée très peu ésotérique d’Anderson lui-même, les trois articles en question ne pouvaient pas signifier autre chose que « paternité divine, fraternité humaine et immortalité », ce qui n’a certes rien de bien mystérieux… Quant à la question des Landmarks, qu’Albert Lantoine vise plus particulièrement, elle est assurément obscure par plus d’un côté ; mais à qui en imputer la faute première, sinon aux fondateurs de la Maçonnerie « spéculative » et à leurs connaissances par trop insuffisantes, sans parler des préoccupations d’ordre « extra-initiatique » qui influèrent grandement sur leur travail et ne contribuèrent pas précisément à en faire un « chef-d’œuvre », au sens proprement « opératif » de cette expression ?

— Dans la Revue Internationale des Sociétés Secrètes (no du 15 juin), les articles sur Les Ancêtres de la Franc-Maçonnerie en France se continuent par un examen de la « légende des Stuarts » ; l’auteur critique justement Gustave Bord, qui, en tant qu’historien, « s’en est toujours tenu à la lettre des documents », ce qui est fort insuffisant ; mais ses propres arguments, sur la question dont il s’agit, ne nous paraissent pas des plus convaincants, et, si l’on peut assurément admettre que l’activité maçonnique des partisans des Stuarts fut plus considérable que la leur propre, il est tout de même bien difficile de supposer qu’elle s’exerça entièrement à leur insu et qu’ils ne jouèrent pas tout au moins ce qu’on peut appeler un rôle d’apparat, à quoi se réduit en fait la fonction de bien des dignitaires « officiels », dans la Maçonnerie comme ailleurs. En tout cas, pour ce qui est de l’affirmation qu’il n’y a jamais eu de Maçonnerie « jacobite » ou « orangiste », mais qu’il y a toujours eu « la Maçonnerie » purement et simplement, rien ne saurait être plus faux ; à partir de 1717, il n’y a jamais eu, au contraire, que de multiples organisations maçonniques de tendances fort divergentes, et les actuels différends de la Maçonnerie « latine » et de la Maçonnerie « anglo-saxonne », pour ne prendre que l’exemple le plus manifeste, montrent bien que rien n’est changé à cet égard depuis le xviiie siècle ! — Dans les numéros des 1er et 15 juillet, cette série d’articles se termine par une étude, à vrai dire très partiale, de la biographie de Ramsay ; s’il en résulte assez clairement que le fameux discours qui lui est attribué est bien authentique, on ne peut cependant en tirer aucune conclusion en ce qui concerne son rôle effectif dans l’institution des hauts grades dits « écossais », ce qui eût été le point le plus intéressant à éclaircir. Quant à l’idée d’interpréter le discours de Ramsay en y traduisant « Croisés » par « Rose-Croix », elle est du domaine de la fantaisie pure ; l’auteur paraît d’ailleurs se faire, du Rosicrucianisme et de ses rapports avec la Maçonnerie, une conception vraiment extraordinaire et qui ne répond à aucune réalité.