Juillet-août 1949

— La Revue de l’Histoire des Religions (no de juillet-décembre 1948) contient un article de M. Mircea Eliade intitulé Le « dieu lieur » et le symbolisme des nœuds ; il s’agit en premier lieu de Varuna, mais, dans l’Inde vêdique elle-même, celui-ci n’est pas le seul « dieu lieur », et, d’autre part, on trouve dans les traditions les plus diverses des concepts qui répondent au même « archétype », et aussi des rites qui utilisent le symbolisme du « liage », en l’appliquant d’ailleurs dans des domaines multiples et très différents les uns des autres. M. Eliade remarque très justement que ces similitudes n’impliquent pas nécessairement une filiation « historique » comme celle que supposent les partisans de la « théorie des emprunts », et que tout cela est loin de se laisser réduire exclusivement à une interprétation « magique » ou même « magico-religieuse » et est en connexion avec toute une série d’autres symboles, tels que « le tissage du Cosmos, le fil de la destinée humaine, le labyrinthe, la chaîne de l’existence, etc. », qui en définitive se rapportent à la structure même du monde et à la situation de l’homme dans celui-ci. Il nous paraît particulièrement important de noter ici le rapport du symbolisme des nœuds avec celui du tissage, et d’ajouter que, au fond, tous ces symboles se rattachent plus ou moins à celui du sûtrâtmâ dont nous avons souvent parlé ; en ce qui concerne le symbolisme « labyrinthique », nous rappellerons notre article intitulé Encadrements et labyrinthes (no d’octobre-novembre 1947) et l’étude d’A. K. Coomaraswamy à laquelle il se référait et que mentionne aussi M. Eliade ; il est d’ailleurs possible que nous ayons encore à revenir sur cette question(*). — Un article de M. E. Lamotte sur La légende du Buddha est surtout, en réalité, un exposé des vues discordantes qui ont été soutenues sur ce sujet par les orientalistes, et notamment des discussions entre les partisans de l’explication « mythologique » et ceux de l’explication « rationaliste » ; d’après ce qui est dit de l’état actuel de la question, il semble qu’on ait fini par reconnaître généralement l’impossibilité de séparer les éléments authentiquement biographiques des éléments légendaires. Cela n’a sans doute pas une bien grande importance au fond, mais ce doit être plutôt pénible pour des gens aux yeux desquels le point de vue historique est à peu près tout ; et comment pourrait-on faire comprendre à ces « critiques » que le caractère « mythique » ou symbolique de certains faits n’exclut pas forcément leur réalité historique ? Ils en sont réduits, faute de mieux, à comparer les textes pour tâcher d’en dégager les « états successifs » de la légende et les divers facteurs qui sont censés avoir contribué à son développement. — Une étude sur Les origines et le développement de la Kabbale juive d’après quelques travaux récents, par M. G. Vajda, ne nous fait pas davantage sortir de l’« historicisme » : il semble qu’ici la grande affaire soit surtout de déterminer à quelle époque tel terme ou telle formule se rencontre pour la première fois dans un document écrit, ce qui n’a certainement pas la portée qu’on prétend lui attribuer ; bien entendu, on ne veut voir dans la Kabbale que le produit d’une élaboration due à une série d’auteurs individuels, puisque, dans tous les travaux profanes de ce genre, la question de l’existence d’un élément « non-humain » n’est même jamais posée, ce qui revient à dire que sa négation implicite est en réalité un de leurs postulats fondamentaux. Nous n’y insisterons pas davantage, mais nous ne pourrons nous dispenser de signaler qu’on retrouve encore ici une confusion constante entre ésotérisme et mysticisme ; cela aussi paraît donc tendre de plus en plus à devenir une de ces choses qu’on est convenu d’admettre communément sans autre examen et comme si elles allaient de soi, tellement grande est l’ignorance de nos contemporains à l’égard des notions traditionnelles les plus élémentaires !

— Nous avons reçu le premier no (janvier-mars 1949) des Cahiers d’Études Cathares publiés par l’Institut d’Études Occitanes de Toulouse et dirigés par M. Déodat Roché. Celui-ci est l’auteur des principaux articles, l’un sur les Contes et légendes du Catharisme, parmi lesquels il fait d’ailleurs figurer des contes gascons dont le rapport avec le Catharisme n’est peut-être pas aussi évident qu’il le pense, et l’autre sur Les documents cathares, l’origine manichéenne et les principales écoles du Catharisme, où nous retrouvons certaines des idées qu’il avait déjà exprimées dans son livre dont nous avons rendu compte dernièrement (voir no d’avril-mai 1949). Ce qui est le plus extraordinaire, c’est l’influence exercée sur lui par les conceptions de Rudolf Steiner, qu’il appelle « le fondateur d’une science spirituelle moderne », et qu’il dit avoir « décrit d’une manière profonde l’évolution spirituelle de l’humanité » ; une autre marque de cette même influence est la reproduction d’un article sur Bardesane paru dans la revue du Gœtheanum de Dornach. — M. René Nelli, dans un article sur Les Troubadours et le Catharisme, reconnaît que « les allusions précises aux Albigeois et à leurs mœurs sont assez rares dans la poésie des Troubadours » ; il n’a pu y trouver que fort peu de traces d’une influence cathare, et encore la plupart sont-elles assez vagues. Aussi pense-t-il « qu’ils ont vécu, en marge du Catharisme, une autre “hérésie” plus douce, mieux adaptée à la société pour laquelle ils chantaient » ; quant à nous, nous dirions plutôt qu’ils appartenaient à un autre « courant », qui en réalité n’était nullement hérétique, mais proprement ésotérique, et qui n’était autre que celui des « Fidèles d’Amour ».

— La revue Ogam (nos 4 et suivants) a continué à publier un certain nombre d’études intéressantes, parmi lesquelles nous citerons notamment une série d’articles sur le symbolisme polaire dans la tradition irlandaise, des notes sur le Tribann ou symbole des « Trois Rois », des articles sur les couleurs symboliques des trois classes (blanc pour les Druides, bleu pour les Bardes, vert pour les Ovates), sur la « Mère Divine », sur le symbolisme du solstice d’hiver, sur la tradition bardique, sur la musique dans la tradition celtique, un essai d’interprétation du conte gallois d’« Owen et Luned ou la Dame de la Fontaine », en rapport avec le symbolisme de l’arbre et de la forêt, et aussi la suite des traductions de textes irlandais que nous avons déjà mentionnées.

— Dans le deuxième no d’une revue intitulée Hind, qui semble accueillir indistinctement des choses fort disparates (il paraît que cela s’appelle être « objectif »), mais dont la tendance dominante est visiblement très « moderniste », un orientaliste, M. Louis Renou, a donné, sous le titre L’Inde et la France, une sorte d’historique des travaux sur l’Inde faits en France depuis le xviiie siècle jusqu’à nos jours. Cela ne présente évidemment, dans son ensemble, aucun intérêt spécial à notre point de vue ; mais il s’y trouve un paragraphe qui mérite d’être reproduit intégralement (il s’agit de l’utilité qu’il peut y avoir à « conserver un certain contact avec cette masse anonyme de lecteurs au sein desquels peut surgir un jour une vocation », et qui n’est sans doute pas autre chose que ce qu’on appelle communément le « grand public ») : « Ce contact ne doit pas, cependant, être recherché au détriment de la vérité. Il y a toujours quelque abus de pouvoir à trancher dans l’arène de questions délicates, surtout pour un domaine comme l’indianisme où tant de problèmes attendent leur solution. Mais tout est une question de mesure. Ce qui est franchement malhonnête, c’est d’utiliser l’Inde et la spiritualité indienne pour bâtir d’ambitieuses et vaines théories à l’usage des Illuminés d’Occident. Par le foisonnement des systèmes, par l’étrangeté de certaines conceptions, la pensée indienne donnait ici, il faut l’avouer, quelque tentation. C’est en partant de notions et d’images indiennes, plus ou moins déformées, que sont nées les sectes néo-bouddhistes, les mouvements théosophiques qui ont pullulé en Occident. Le succès des élucubrations d’un René Guénon, ces soi-disant révélations sur la Tradition dont il se croit le détenteur, montrent assez le danger. On veut distinguer à côté de l’indianisme officiel ou universitaire, voué, comme on nous dit, à la grammaire, un indianisme qui seul atteint à l’essence des choses. En réalité, un indianisme de voyageurs superficiels, de journalistes, quand ce n’est pas celui de simples exploiteurs de la crédulité publique, qui se flattent d’instruire un public ignorant sur le Vêdânta, le Yoga ou le Tantrisme ». Tous ceux qui ont la moindre connaissance de notre œuvre sauront apprécier comme il convient l’« honnêteté » du procédé qui consiste à placer la phrase qui nous vise, et dont ils pourront admirer par surcroît l’exquise politesse, entre la mention des théosophistes et celle des voyageurs et des journalistes ; si incompréhensif que puisse être un orientaliste, il n’est tout de même guère possible qu’il le soit au point de n’avoir aucunement conscience de l’énormité de pareils rapprochements. Nous souhaiterions à M. Louis Renou, ou à n’importe lequel de ses confrères, d’avoir fait seulement la millième partie de ce que nous avons fait nous-même pour dénoncer la malfaisance de ceux qu’il appelle les « Illuminés d’Occident » ! D’un autre côté, nous n’avons assurément rien de commun avec les voyageurs, superficiels ou non, ni avec les journalistes, et nous n’avons jamais fait, fût-ce occasionnellement, ni l’un ni l’autre de ces métiers ; nous n’avons jamais écrit une seule ligne à l’intention du « grand public », dont nous ne nous soucions nullement, et nous ne pensons pas que personne puisse pousser plus loin que nous le mépris de tout ce qui est « vulgarisation ». Ajoutons que nous ne prétendons être le « détenteur » de quoi que ce soit, et que nous nous bornons à exposer de notre mieux ce dont nous avons pu avoir connaissance d’une façon directe, et non point à travers les « élucubrations » déformantes des orientalistes ; mais évidemment, aux yeux de ceux-ci, c’est un crime impardonnable de ne pas consentir à se mettre à leur école et de tenir par-dessus tout à garder son entière indépendance pour pouvoir dire « honnêtement » et « sincèrement » ce qu’on sait, sans être contraint de le dénaturer pour l’accommoder à leurs opinions profanes et à leurs préjugés occidentaux. Maintenant, que nous en soyons arrivé à être considéré comme un « danger » à la fois par les orientalistes « officiels ou universitaires » et par les « Illuminés d’Occident », théosophistes et occultistes de toute catégorie, c’est là une constatation qui ne peut certainement que nous faire plaisir, car cela prouve que les uns et les autres se sentent atteints et craignent de voir sérieusement compromis le crédit dont ils ont joui jusqu’ici auprès de leurs « clientèles » respectives… Nous noterons encore que l’article en question se termine par un éloge de Romain Rolland, ce qui est un trait bien significatif en ce qui concerne la mentalité de certaines gens ; après l’attaque encore plus ridicule qu’odieuse que M. Louis Renou a trouvé bon de lancer contre nous, sans même essayer de la justifier par l’ombre d’une critique tant soit peu précise, nous éprouvons une certaine satisfaction à le voir déclarer qu’il « ne pouvait mieux clore cette étude qu’en évoquant la mémoire » de ce personnage dont le sentimentalisme niais s’apparente d’assez près à celui des théosophistes et autres « néo-spiritualistes » et a d’ailleurs tout ce qu’il faut pour plaire au « public ignorant » qui se laisse prendre aux racontars des journalistes et des voyageurs. Enfin, détail vraiment amusant, l’article est accompagné, en guise d’illustration, de la photographie d’un fragment de manuscrit sanscrit dont le cliché a été mis à l’envers ; ce n’est sans doute là qu’un accident de mise en pages, mais qui n’en a pas moins en quelque sorte une valeur de symbole, car il n’arrive que trop souvent aux orientalistes d’interpréter les textes à l’envers !