CHAPITRE PREMIER
L’Infini et la Possibilité

Pour bien comprendre la doctrine de la multiplicité des états de l’être, il est nécessaire de remonter, avant toute autre considération, jusqu’à la notion la plus primordiale de toutes, celle de l’Infini métaphysique, envisagé dans ses rapports avec la Possibilité universelle. L’Infini est, suivant la signification étymologique du terme qui le désigne, ce qui n’a pas de limites ; et, pour garder à ce terme son sens propre, il faut en réserver rigoureusement l’emploi à la désignation de ce qui n’a absolument aucune limite, à l’exclusion de tout ce qui est seulement soustrait à certaines limitations particulières, tout en demeurant soumis à d’autres limitations en vertu de sa nature même, à laquelle ces dernières sont essentiellement inhérentes, comme le sont, au point de vue logique qui ne fait en somme que traduire à sa façon le point de vue qu’on peut appeler « ontologique », des éléments intervenant dans la définition même de ce dont il s’agit. Ce dernier cas est notamment, comme nous avons eu déjà l’occasion de l’indiquer à diverses reprises, celui du nombre, de l’espace, du temps, même dans les conceptions les plus générales et les plus étendues qu’il soit possible de s’en former, et qui dépassent de beaucoup les notions qu’on en a ordinairement(1) ; tout cela ne peut jamais être, en réalité, que du domaine de l’indéfini. C’est cet indéfini auquel certains, lorsqu’il est d’ordre quantitatif comme dans les exemples que nous venons de rappeler, donnent abusivement le nom d’« infini mathématique », comme si l’adjonction d’une épithète ou d’une qualification déterminante au mot « infini » n’impliquait pas par elle-même une contradiction pure et simple(2). En fait, cet indéfini, procédant du fini dont il n’est qu’une extension ou un développement, et étant par suite toujours réductible au fini, n’a aucune commune mesure avec le véritable Infini, pas plus que l’individualité, humaine ou autre, même avec l’intégralité des prolongements indéfinis dont elle est susceptible, n’en saurait avoir avec l’être total(3). Cette formation de l’indéfini à partir du fini, dont on a un exemple très net dans la production de la série des nombres, n’est possible en effet qu’à la condition que le fini contienne déjà en puissance cet indéfini, et, quand bien même les limites en seraient reculées jusqu’à ce que nous les perdions de vue en quelque sorte, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elles échappent à nos ordinaires moyens de mesure, elles ne sont aucunement supprimées par là ; il est bien évident, en raison de la nature même de la relation causale, que le « plus » ne peut pas sortir du « moins », ni l’Infini du fini.

Il ne peut en être autrement lorsqu’il s’agit, comme dans le cas que nous envisageons, de certains ordres de possibilités particulières, qui sont manifestement limités par la coexistence d’autres ordres de possibilités, donc en vertu de leur nature propre, qui fait que ce sont là telles possibilités déterminées, et non pas toutes les possibilités sans aucune restriction. S’il n’en était pas ainsi, cette coexistence d’une indéfinité d’autres possibilités, qui ne sont pas comprises dans celles-là, et dont chacune est d’ailleurs pareillement susceptible d’un développement indéfini, serait une impossibilité, c’est-à-dire une absurdité au sens logique de ce mot(4). L’Infini, au contraire, pour être vraiment tel, ne peut admettre aucune restriction, ce qui suppose qu’il est absolument inconditionné et indéterminé, car toute détermination, quelle qu’elle soit, est forcément une limitation, par là même qu’elle laisse quelque chose en dehors d’elle, à savoir toutes les autres déterminations également possibles. La limitation présente d’ailleurs le caractère d’une véritable négation : poser une limite, c’est nier, pour ce qui y est enfermé, tout ce que cette limite exclut ; par suite, la négation d’une limite est proprement la négation d’une négation, c’est-à-dire, logiquement et même mathématiquement, une affirmation, de telle sorte que la négation de toute limite équivaut en réalité à l’affirmation totale et absolue. Ce qui n’a pas de limites, c’est ce dont on ne peut rien nier, donc ce qui contient tout, ce hors de quoi il n’y a rien ; et cette idée de l’Infini, qui est ainsi la plus affirmative de toutes, puisqu’elle comprend ou enveloppe toutes les affirmations particulières, quelles qu’elles puissent être, ne s’exprime par un terme de forme négative qu’en raison même de son indétermination absolue. Dans le langage, en effet, toute affirmation directe est forcément une affirmation particulière et déterminée, l’affirmation de quelque chose, tandis que l’affirmation totale et absolue n’est aucune affirmation particulière à l’exclusion des autres, puisqu’elle les implique toutes également ; et il est facile de saisir dès maintenant le rapport très étroit que ceci présente avec la Possibilité universelle, qui comprend de la même façon toutes les possibilités particulières(5).

L’idée de l’Infini, telle que nous venons de la poser ici(6), au point de vue purement métaphysique, n’est aucunement discutable ni contestable, car elle ne peut renfermer en soi aucune contradiction, par là même qu’il n’y a en elle rien de négatif ; elle est de plus nécessaire, au sens logique de ce mot(7), car c’est sa négation qui serait contradictoire(8). En effet, si l’on envisage le « Tout », au sens universel et absolu, il est évident qu’il ne peut être limité en aucune façon, car il ne pourrait l’être que par quelque chose qui lui serait extérieur, et, s’il y avait quelque chose qui lui fût extérieur, ce ne serait pas le « Tout ». Il importe de remarquer, d’ailleurs, que le « Tout », en ce sens, ne doit aucunement être assimilé à un tout particulier et déterminé, c’est-à-dire à un ensemble composé de parties qui seraient avec lui dans un rapport défini ; il est à proprement parler « sans parties », puisque, ces parties devant être nécessairement relatives et finies, elles ne pourraient avoir avec lui aucune commune mesure, ni par conséquent aucun rapport, ce qui revient à dire qu’elles n’existent pas pour lui(9) ; et ceci suffit à montrer qu’on ne doit chercher à s’en former aucune conception particulière(10).

Ce que nous venons de dire du Tout universel, dans son indétermination la plus absolue, s’y applique encore quand on l’envisage sous le point de vue de la Possibilité ; et, à vrai dire, ce n’est pas là une détermination, ou du moins c’est le minimum de détermination qui soit requis pour nous le rendre actuellement concevable, et surtout exprimable à quelque degré. Comme nous avons eu l’occasion de l’indiquer ailleurs(11), une limitation de la Possibilité totale est, au sens propre du mot, une impossibilité, puisque, devant comprendre la Possibilité pour la limiter, elle ne pourrait y être comprise, et ce qui est en dehors du possible ne saurait être autre qu’impossible ; mais une impossibilité, n’étant rien qu’une négation pure et simple, un véritable néant, ne peut évidemment limiter quoi que ce soit, d’où il résulte immédiatement que la Possibilité universelle est nécessairement illimitée. Il faut bien prendre garde, d’ailleurs, que ceci n’est naturellement applicable qu’à la Possibilité universelle et totale, qui n’est ainsi que ce que nous pouvons appeler un aspect de l’Infini, dont elle n’est distincte en aucune façon ni dans aucune mesure ; il ne peut rien y avoir qui soit en dehors de l’Infini, puisque cela serait une limitation, et qu’alors il ne serait plus l’Infini. La conception d’une « pluralité d’infinis » est une absurdité, puisqu’ils se limiteraient réciproquement, de sorte que, en réalité, aucun d’eux ne serait infini(12) ; donc, quand nous disons que la Possibilité universelle est infinie ou illimitée, il faut entendre par là qu’elle n’est pas autre chose que l’Infini même, envisagé sous un certain aspect, dans la mesure où il est permis de dire qu’il y a des aspects de l’Infini. Puisque l’Infini est véritablement « sans parties », il ne saurait, en toute rigueur, être question non plus d’une multiplicité d’aspects existant réellement et « distinctivement » en lui ; c’est nous qui, à vrai dire, concevons l’Infini sous tel ou tel aspect, parce qu’il ne nous est pas possible de faire autrement, et, même si notre conception n’était pas essentiellement limitée, comme elle l’est tant que nous sommes dans un état individuel, elle devrait forcément se limiter pour devenir exprimable, puisqu’il lui faut pour cela se revêtir d’une forme déterminée. Seulement, ce qui importe, c’est que nous comprenions bien d’où vient la limitation et à quoi elle tient, afin de ne l’attribuer qu’à notre propre imperfection, ou plutôt à celle des instruments intérieurs et extérieurs dont nous disposons actuellement en tant qu’êtres individuels, ne possédant effectivement comme tels qu’une existence définie et conditionnée, et de ne pas transporter cette imperfection, purement contingente et transitoire comme les conditions auxquelles elle se réfère et dont elle résulte, dans le domaine illimité de la Possibilité universelle elle-même.

Ajoutons encore une dernière remarque : si l’on parle corrélativement de l’Infini et de la Possibilité, ce n’est pas pour établir entre ces deux termes une distinction qui ne saurait exister réellement ; c’est que l’Infini est alors envisagé plus spécialement sous son aspect actif, tandis que la Possibilité est son aspect passif(13) ; mais, qu’il soit regardé par nous comme actif ou comme passif, c’est toujours l’Infini, qui ne saurait être affecté par ces points de vue contingents, et les déterminations, quel que soit le principe par lequel on les effectue, n’existent ici que par rapport à notre conception. C’est donc là, en somme, la même chose que ce que nous avons appelé ailleurs, suivant la terminologie de la doctrine extrême-orientale, la « perfection active » (Khien) et la « perfection passive » (Khouen), la Perfection, au sens absolu, étant identique à l’Infini entendu dans toute son indétermination ; et, comme nous l’avons dit alors, c’est l’analogue, mais à un autre degré et à un point de vue bien plus universel, de ce que sont, dans l’Être, l’« essence » et la « substance »(14). Il doit être bien compris, dès maintenant, que l’Être n’enferme pas toute la Possibilité, et que, par conséquent, il ne peut aucunement être identifié à l’Infini ; c’est pourquoi nous disons que le point de vue auquel nous nous plaçons ici est beaucoup plus universel que celui où nous n’avons à envisager que l’Être ; ceci est seulement indiqué pour éviter toute confusion, car nous aurons, dans la suite, l’occasion de nous en expliquer plus amplement.