CHAPITRE VII
Les possibilités
de la conscience individuelle

Ce que nous venons de dire au sujet de l’état de rêve nous amène à parler quelque peu, d’une façon générale, des possibilités que comporte l’être humain dans les limites de son individualité, et, plus particulièrement, des possibilités de cet état individuel envisagé sous l’aspect de la conscience, qui constitue une de ses caractéristiques principales. Bien entendu, ce n’est pas au point de vue psychologique que nous entendons nous placer ici, quoique ce point de vue puisse se définir précisément par la conscience considérée comme un caractère inhérent à certaines catégories de phénomènes qui se produisent dans l’être humain, ou, si l’on préfère une façon de parler plus imagée, comme le « contenant » de ces mêmes phénomènes(1). Le psychologue, d’ailleurs, n’a pas à se préoccuper de rechercher ce que peut être au fond la nature de cette conscience, pas plus que le géomètre ne recherche ce qu’est la nature de l’espace, qu’il prend comme une donnée incontestable, et qu’il considère simplement comme le contenant de toutes les formes qu’il étudie. En d’autres termes, la psychologie n’a à s’occuper que de ce que nous pouvons appeler la « conscience phénoménique », c’est-à-dire la conscience considérée exclusivement dans ses rapports avec les phénomènes, et sans se demander si elle est ou n’est pas l’expression de quelque chose d’un autre ordre, qui, par définition même, ne relève plus du domaine psychologique(2).

Pour nous, la conscience est tout autre chose que pour le psychologue : elle ne constitue pas un état d’être particulier, et elle n’est d’ailleurs pas le seul caractère distinctif de l’état individuel humain ; même dans l’étude de cet état, ou plus précisément de ses modalités extra-corporelles, il ne nous est donc pas possible d’admettre que tout se ramène à un point de vue plus ou moins similaire à celui de la psychologie. La conscience serait plutôt une condition de l’existence dans certains états, mais non pas strictement dans le sens où nous parlons, par exemple, des conditions de l’existence corporelle ; on pourrait dire, d’une façon plus exacte, quoique pouvant paraître quelque peu étrange à première vue, qu’elle est une « raison d’être » pour les états dont il s’agit, car elle est manifestement ce par quoi l’être individuel participe de l’Intelligence universelle (Buddhi de la doctrine hindoue)(3) ; mais, naturellement, c’est à la faculté mentale individuelle (manas) qu’elle est inhérente sous sa forme déterminée (comme ahankâra)(4), et, par suite, dans d’autres états, la même participation de l’être à l’Intelligence universelle peut se traduire en un tout autre mode. La conscience, dont nous ne prétendons d’ailleurs pas donner ici une définition complète, ce qui serait sans doute assez peu utile(5), est donc quelque chose de spécial, soit à l’état humain, soit à d’autres états individuels plus ou moins analogues à celui-là ; par suite, elle n’est aucunement un principe universel, et, si elle constitue cependant une partie intégrante et un élément nécessaire de l’Existence universelle, ce n’est qu’exactement au même titre que toutes les conditions propres à n’importe quels états d’être, sans qu’elle possède à cet égard le moindre privilège, non plus que les états auxquels elle se réfère n’en possèdent eux-mêmes par rapport aux autres états(6).

Malgré ces restrictions essentielles, la conscience, dans l’état individuel humain, n’en est pas moins, comme cet état lui-même, susceptible d’une extension indéfinie ; et, même chez l’homme ordinaire, c’est-à-dire chez celui qui n’a pas développé spécialement ses modalités extra-corporelles, elle s’étend effectivement beaucoup plus loin qu’on ne le suppose communément. On admet assez généralement, il est vrai, que la conscience actuellement claire et distincte n’est pas toute la conscience, qu’elle n’en est qu’une portion plus ou moins considérable, et que ce qu’elle laisse en dehors d’elle peut la dépasser de beaucoup en étendue et en complexité ; mais, si les psychologues reconnaissent volontiers l’existence d’une « subconscience », si même ils en abusent parfois comme d’un moyen d’explication trop commode, en y faisant rentrer indistinctement tout ce qu’ils ne savent où classer parmi les phénomènes qu’ils étudient, ils ont toujours oublié d’envisager corrélativement une « superconscience »(7), comme si la conscience ne pouvait pas se prolonger aussi bien par en haut que par en bas, si tant est que ces notions relatives de « haut » et de « bas » aient ici un sens quelconque, et il est vraisemblable qu’elles doivent en avoir un, du moins, pour le point de vue spécial des psychologues. Notons d’ailleurs que « subconscience » et « superconscience » ne sont en réalité, l’une et l’autre, que de simples prolongements de la conscience, qui ne nous font nullement sortir de son domaine intégral, et qui, par conséquent, ne peuvent en aucune façon être assimilés à l’« inconscient », c’est-à-dire à ce qui est en dehors de la conscience, mais doivent au contraire être compris dans la notion complète de la conscience individuelle.

Dans ces conditions, la conscience individuelle peut suffire à rendre compte de tout ce qui, au point de vue mental, se passe dans le domaine de l’individualité, sans qu’il y ait lieu de faire appel à l’hypothèse bizarre d’une « pluralité de consciences », que certains ont été jusqu’à entendre dans le sens d’un « polypsychisme » littéral. Il est vrai que l’« unité du moi », telle qu’on l’envisage d’ordinaire, est également illusoire ; mais, s’il en est ainsi, c’est justement que la pluralité et la complexité existent au sein même de la conscience, qui se prolonge en des modalités dont certaines peuvent être fort lointaines et fort obscures, comme celles qui constituent ce qu’on peut appeler la « conscience organique »(8), et comme aussi la plupart de celles qui se manifestent dans l’état de rêve.

D’un autre côté, l’extension indéfinie de la conscience rend complètement inutiles certaines théories étranges qui ont vu le jour à notre époque, et que leur impossibilité métaphysique suffit d’ailleurs à réfuter pleinement. Nous n’entendons pas parler seulement ici des hypothèses plus ou moins « réincarnationnistes » et de toutes celles qui leur sont comparables, comme impliquant une semblable limitation de la Possibilité universelle, et sur lesquelles nous avons eu déjà l’occasion de nous expliquer avec tous les développements nécessaires(9) ; nous avons plus particulièrement en vue l’hypothèse « transformiste », qui, du reste, a maintenant perdu beaucoup de la considération imméritée dont elle a joui pendant un certain temps(10). Pour préciser ce point sans nous y étendre outre mesure, nous ferons remarquer que la prétendue loi du « parallélisme de l’ontogénie et de la phylogénie », qui est un des principaux postulats du « transformisme », suppose, avant tout, qu’il y a réellement une « phylogénie » ou « filiation de l’espèce », ce qui n’est pas un fait, mais une hypothèse toute gratuite ; le seul fait qui puisse être constaté, c’est la réalisation de certaines formes organiques par l’individu au cours de son développement embryonnaire, et, dès lors qu’il réalise ces formes de cette façon, il n’a pas besoin de les avoir réalisées déjà dans de soi-disant « existences successives », et il n’est pas davantage nécessaire que l’espèce à laquelle il appartient les ait réalisées pour lui dans un développement auquel, en tant qu’individu, il n’aurait pu prendre aucune part. D’ailleurs, les considérations embryologiques étant mises à part, la conception des états multiples nous permet d’envisager tous ces états comme existant simultanément dans un même être, et non pas comme ne pouvant être parcourus que successivement au cours d’une « descendance » qui passerait, non seulement d’un être à un autre, mais même d’une espèce à une autre(11). L’unité de l’espèce est, en un sens, plus véritable et plus essentielle que celle de l’individu(12), ce qui s’oppose à la réalité d’une telle « descendance » ; au contraire, l’être qui, comme individu, appartient à une espèce déterminée, n’en est pas moins, en même temps, indépendant de cette espèce dans ses états extra-individuels, et peut même, sans aller aussi loin, avoir des liens établis avec d’autres espèces par de simples prolongements de l’individualité. Par exemple, comme nous l’avons dit plus haut, l’homme qui revêt une certaine forme en rêve, fait par là même de cette forme une modalité secondaire de sa propre individualité, et, par suite, il la réalise effectivement suivant le seul mode où cette réalisation lui soit possible. Il y a aussi, à ce même point de vue, d’autres prolongements individuels qui sont d’un ordre assez différent, et qui présentent un caractère plutôt organique ; mais ceci nous entraînerait trop loin, et nous nous bornons à l’indiquer en passant(13). D’ailleurs, pour ce qui est d’une réfutation plus complète et plus détaillée des théories « transformistes », elle doit être rapportée surtout à l’étude de la nature de l’espèce et de ses conditions d’existence, étude que nous ne saurions avoir l’intention d’aborder présentement ; mais ce qu’il est essentiel de remarquer, c’est que la simultanéité des états multiples suffit à prouver l’inutilité de telles hypothèses, qui sont parfaitement insoutenables dès qu’on les envisage du point de vue métaphysique, et dont le défaut de principe entraîne nécessairement la fausseté de fait.

Nous insistons plus particulièrement sur la simultanéité des états d’être, car, même pour les modifications individuelles, qui se réalisent en mode successif dans l’ordre de la manifestation, si elles n’étaient pas conçues comme simultanées en principe, leur existence ne pourrait être que purement illusoire. Non seulement l’« écoulement des formes » dans le manifesté, à la condition de lui conserver son caractère tout relatif et contingent, est pleinement compatible avec la « permanente actualité » de toutes choses dans le non-manifesté, mais, s’il n’y avait aucun principe au changement, le changement lui-même, ainsi que nous l’avons expliqué en d’autres occasions, serait dépourvu de toute réalité.