CHAPITRE IX
La hiérarchie des facultés individuelles

La distinction profonde de l’intellect et du mental consiste essentiellement, comme nous venons de le dire, en ce que le premier est d’ordre universel, tandis que le second est d’ordre purement individuel ; par suite, ils ne peuvent pas s’appliquer au même domaine ni aux mêmes objets, et il y a lieu, à cet égard, de distinguer de même l’idée informelle de la pensée formelle, qui n’en est que l’expression mentale, c’est-à-dire la traduction en mode individuel. L’activité de l’être, dans ces deux ordres différents que sont l’intellectuel et le mental, peut, tout en s’exerçant simultanément, arriver à se dissocier au point de les rendre complètement indépendants l’un de l’autre quant à leurs manifestations respectives ; mais nous ne pouvons que signaler ceci en passant et sans y insister, car tout développement sur ce sujet nous entraînerait inévitablement à sortir du point de vue strictement théorique auquel nous entendons nous borner présentement.

D’autre part, le principe psychique qui caractérise l’individualité humaine est d’une double nature : outre l’élément mental proprement dit, il comprend également l’élément sentimental ou émotif, qui, évidemment, relève aussi du domaine de la conscience individuelle, mais qui est encore plus éloigné de l’intellect, et en même temps plus étroitement dépendant des conditions organiques, donc plus proche du monde corporel ou sensible. Cette nouvelle distinction, bien qu’établie à l’intérieur de ce qui est proprement individuel, et par conséquent moins fondamentale que la précédente, est pourtant encore beaucoup plus profonde qu’on ne pourrait le croire à première vue ; et beaucoup d’erreurs ou de méprises de la philosophie occidentale, particulièrement sous sa forme psychologique(1), proviennent de ce que, malgré les apparences, elle ne l’ignore guère moins au fond que celle de l’intellect et du mental, ou que tout au moins elle en méconnaît la portée réelle. De plus, la distinction, et nous pourrions même dire la séparation de ces facultés, montre qu’il y a une véritable multiplicité d’états, ou plus précisément de modalités, dans l’individu lui-même, quoique celui-ci, dans son ensemble, ne constitue qu’un seul état de l’être total ; l’analogie de la partie et du tout se retrouve ici comme partout ailleurs(2). On peut donc parler d’une hiérarchie des facultés individuelles, aussi bien que d’une hiérarchie des états de l’être total ; seulement, les facultés de l’individu, si elles sont indéfinies dans leur extension possible, sont en nombre défini, et le simple fait de les subdiviser plus ou moins, par une dissociation poussée plus ou moins loin, ne leur ajoute évidemment aucune potentialité nouvelle, tandis que, comme nous l’avons déjà dit, les états de l’être sont véritablement en multitude indéfinie, et cela par leur nature même, qui est (pour les états manifestés) de correspondre à tous les degrés de l’Existence universelle. On pourrait dire que, dans l’ordre individuel, la distinction ne s’opère que par division, et que, dans l’ordre extra-individuel, elle s’opère au contraire par multiplication ; ici comme dans tous les cas, l’analogie s’applique donc en sens inverse(3).

Nous n’avons nullement l’intention d’entrer ici dans l’étude spéciale et détaillée des différentes facultés individuelles et de leurs fonctions ou attributions respectives ; cette étude aurait forcément un caractère plutôt psychologique, du moins tant que nous nous en tiendrions à la théorie de ces facultés, qu’il suffit d’ailleurs de nommer pour que leurs objets propres soient assez clairement définis par là même, à la condition, bien entendu, de rester dans les généralités, qui seules nous importent actuellement. Comme les analyses plus ou moins subtiles ne sont pas du ressort de la métaphysique, et que du reste elles sont ordinairement d’autant plus vaines qu’elles sont plus subtiles, nous les abandonnons très volontiers aux philosophes qui font profession de s’y complaire ; d’un autre côté, notre intention présente n’est pas de traiter complètement la question de la constitution de l’être humain, que nous avons déjà exposée dans un autre ouvrage(4), ce qui nous dispense de plus amples développements sur ces points d’importance secondaire par rapport au sujet qui nous occupe maintenant.

En somme, si nous avons jugé à propos de dire quelques mots de la hiérarchie des facultés individuelles, c’est seulement parce qu’elle permet de se rendre mieux compte de ce que peuvent être les états multiples, en en donnant en quelque sorte une image réduite, comprise dans les limites de la possibilité individuelle humaine. Cette image ne peut être exacte, selon sa mesure, que si l’on tient compte des réserves que nous avons formulées en ce qui concerne l’application de l’analogie ; d’autre part, comme elle sera d’autant meilleure qu’elle sera moins restreinte, il convient d’y faire entrer, conjointement avec la notion générale de la hiérarchie des facultés, la considération des divers prolongements de l’individualité dont nous avons eu l’occasion de parler précédemment. D’ailleurs, ces prolongements, qui sont de différents ordres, peuvent rentrer également dans les subdivisions de la hiérarchie générale ; il y en a même qui, étant en quelque sorte de nature organique comme nous l’avons dit, se rattachent simplement à l’ordre corporel, mais à la condition de voir jusque dans celui-ci quelque chose de psychique à un certain degré, cette manifestation corporelle étant comme enveloppée et pénétrée tout à la fois par la manifestation subtile, en laquelle elle a son principe immédiat. Il n’y a pas lieu, à la vérité, de séparer l’ordre corporel des autres ordres individuels (c’est-à-dire des autres modalités appartenant au même état individuel envisagé dans l’intégralité de son extension) beaucoup plus profondément que ceux-ci ne doivent être séparés entre eux, puisqu’il se situe avec eux à un même niveau dans l’ensemble de l’Existence universelle, et par conséquent dans la totalité des états de l’être ; mais, tandis que les autres distinctions étaient négligées et oubliées, celle-là prenait une importance exagérée en raison du dualisme « esprit-matière » dont la conception a prévalu, pour des causes diverses, dans les tendances philosophiques de tout l’Occident moderne(5).