CHAPITRE XI
Principes de distinction
entre les états d’être

Jusqu’ici, en ce qui concerne plus spécialement l’être humain, nous avons considéré surtout l’extension de la possibilité individuelle, qui seule constitue d’ailleurs l’état proprement humain ; mais l’être qui possède cet état possède aussi, au moins virtuellement, tous les autres états, sans lesquels il ne saurait être question de l’être total. Si l’on envisage tous ces états dans leurs rapports avec l’état individuel humain, on peut les classer en « préhumains » et « posthumains », mais sans que l’emploi de ces termes doive aucunement suggérer l’idée d’une succession temporelle ; il ne peut ici être question d’« avant » et d’« après » que d’une façon toute symbolique(1), et il ne s’agit que d’un ordre de conséquence purement logique, ou plutôt à la fois logique et ontologique, dans les divers cycles du développement de l’être, puisque, métaphysiquement, c’est-à-dire au point de vue principiel, tous ces cycles sont essentiellement simultanés, et qu’ils ne peuvent devenir successifs qu’accidentellement en quelque sorte, en ayant égard à certaines conditions spéciales de manifestation. Nous insistons une fois de plus sur ce point, que la condition temporelle, si généralisée qu’on en suppose la conception, n’est applicable qu’à certains cycles ou à certains états particuliers, comme l’état humain, ou même à certaines modalités de ces états, comme la modalité corporelle (certains des prolongements de l’individualité humaine pouvant échapper au temps, sans sortir pour cela de l’ordre des possibilités individuelles), et qu’elle ne peut à aucun titre intervenir dans la totalisation de l’être(2). Il en est d’ailleurs exactement de même de la condition spatiale, ou de n’importe quelle autre des conditions auxquelles nous sommes actuellement soumis en tant qu’êtres individuels, aussi bien que de celles auxquelles sont de même soumis tous les autres états de manifestation compris dans l’intégralité du domaine de l’Existence universelle.

Il est assurément légitime d’établir, comme nous venons de l’indiquer, une distinction dans l’ensemble des états de l’être en les rapportant à l’état humain, qu’on les dise logiquement antérieurs ou postérieurs, ou encore supérieurs ou inférieurs à celui-ci, et nous avons donné dès le début les raisons qui justifient une telle distinction ; mais, à vrai dire, ce n’est là qu’un point de vue très particulier, et le fait qu’il est présentement le nôtre ne doit pas nous faire illusion à cet égard ; aussi, dans tous les cas où il n’est pas indispensable de se placer à ce point de vue, il vaut mieux recourir à un principe de distinction qui soit d’un ordre plus général et qui présente un caractère plus fondamental, sans oublier jamais, d’ailleurs, que toute distinction est forcément quelque chose de contingent. La distinction la plus principielle de toutes, si l’on peut dire, et celle qui est susceptible de l’application la plus universelle, est celle des états de manifestation et des états de non-manifestation, que nous avons effectivement posée avant toute autre, dès le commencement de la présente étude, parce qu’elle est d’une importance capitale pour tout l’ensemble de la théorie des états multiples. Cependant, il peut se faire qu’il y ait lieu d’envisager parfois une autre distinction d’une portée plus restreinte, comme celle que l’on pourra établir, par exemple, en se référant, non plus à la manifestation universelle dans son intégralité, mais simplement à l’une quelconque des conditions générales ou spéciales d’existence qui nous sont connues : on divisera alors les états de l’être en deux catégories, suivant qu’ils seront ou ne seront pas soumis à la condition dont il s’agit, et, dans tous les cas, les états de non-manifestation, étant inconditionnés, rentreront nécessairement dans la seconde de ces catégories, celle dont la détermination est purement négative. Ici, nous aurons donc, d’une part, les états qui sont compris à l’intérieur d’un certain domaine déterminé, d’ailleurs plus ou moins étendu, et, d’autre part, tout le reste, c’est-à-dire tous les états qui sont en dehors de ce même domaine ; il y a, par suite, une certaine asymétrie et comme une disproportion entre ces deux catégories, dont la première seule est délimitée en réalité, et cela quel que soit l’élément caractéristique qui sert à les déterminer(3). Pour avoir de ceci une représentation géométrique, on peut, étant donnée une courbe quelconque tracée dans un plan, considérer cette courbe comme partageant le plan tout entier en deux régions : l’une située à l’intérieur de la courbe, qui l’enveloppe et la délimite, et l’autre s’étendant à tout ce qui est à l’extérieur de la même courbe ; la première de ces deux régions est définie, tandis que la seconde est indéfinie. Les mêmes considérations s’appliquent à une surface fermée dans l’étendue à trois dimensions, que nous avons prise pour symboliser la totalité de l’être ; mais il importe de remarquer que, dans ce cas encore, une des régions est strictement définie (quoique comprenant d’ailleurs toujours une indéfinité de points) dès lors que la surface est fermée, tandis que, dans la division des états de l’être, la catégorie qui est susceptible d’une détermination positive, donc d’une délimitation effective, n’en comporte pas moins, si restreinte qu’on puisse la supposer par rapport à l’ensemble, des possibilités de développement indéfini. Pour obvier à cette imperfection de la représentation géométrique, il suffit de lever la restriction que nous nous sommes imposée en considérant une surface fermée, à l’exclusion d’une surface non fermée : en allant jusqu’aux confins de l’indéfini, en effet, une ligne ou une surface, quelle qu’elle soit, est toujours réductible à une courbe ou à une surface fermée(4), de sorte qu’on peut dire qu’elle partage le plan ou l’étendue en deux régions, qui peuvent alors être l’une et l’autre indéfinies en extension, et dont cependant une seule, comme précédemment, est conditionnée par une détermination positive résultant des propriétés de la courbe ou de la surface considérée.

Dans le cas où l’on établit une distinction en rapportant l’ensemble des états à l’un quelconque d’entre eux, que ce soit l’état humain ou tout autre, le principe déterminant est d’un ordre différent de celui que nous venons d’indiquer, car il ne peut plus se ramener purement et simplement à l’affirmation et à la négation d’une certaine condition(5). Géométriquement, il faut alors considérer l’étendue comme partagée en deux par le plan qui représente l’état pris pour base ou pour terme de comparaison ; ce qui est situé de part et d’autre de ce plan correspond respectivement aux deux catégories qu’on est ainsi amené à envisager, et qui présentent alors une sorte de symétrie ou d’équivalence qu’elles n’avaient pas dans le cas précédent. Cette distinction est celle que nous avons exposée ailleurs, sous sa forme la plus générale, à propos de la théorie hindoue des trois gunas(6) : le plan qui sert de base est indéterminé en principe, et il peut être celui qui représente un état conditionné quelconque, de sorte que ce n’est que secondairement qu’on le détermine comme représentant l’état humain, lorsqu’on veut se placer au point de vue de cet état spécial.

D’autre part, il peut y avoir avantage, particulièrement pour faciliter les applications correctes de l’analogie, à étendre cette dernière représentation à tous les cas, même à ceux auxquels elle ne semble pas convenir directement d’après les considérations précédentes. Pour obtenir ce résultat, il n’y a évidemment qu’à figurer comme un plan de base ce par quoi on détermine la distinction qu’on établit, quel qu’en soit le principe : la partie de l’étendue qui est située au-dessous de ce plan pourra représenter ce qui est soumis à la détermination considérée, et celle qui est située au-dessus représentera alors ce qui n’est pas soumis à cette même détermination. Le seul inconvénient d’une telle représentation est que les deux régions de l’étendue semblent y être également indéfinies, et de la même façon ; mais on peut détruire cette symétrie en regardant leur plan de séparation comme la limite d’une sphère dont le centre est indéfiniment éloigné suivant la direction descendante, ce qui nous ramène en réalité au premier mode de représentation, car ce n’est là qu’un cas particulier de cette réduction à une surface fermée à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure. En somme, il suffit de prendre garde que l’apparence de symétrie, en pareil cas, n’est due qu’à une certaine imperfection du symbole employé ; et, d’ailleurs, on peut toujours passer d’une représentation à une autre lorsqu’on y trouve une commodité plus grande ou quelque avantage d’un autre ordre, puisque, en raison même de cette imperfection inévitable par la nature des choses comme nous avons eu souvent l’occasion de le faire remarquer, une seule représentation est généralement insuffisante pour rendre intégralement (ou du moins sans autre réserve que celle de l’inexprimable) une conception de l’ordre de celle dont il s’agit ici.

Bien que, d’une façon ou d’une autre, on divise les états d’être en deux catégories, il va de soi qu’il n’y a là aucune trace d’un dualisme quelconque, car cette division se fait au moyen d’un principe unique, tel qu’une certaine condition d’existence, et il n’y a ainsi en réalité qu’une seule détermination, qui est envisagée à la fois positivement et négativement. D’ailleurs, pour rejeter tout soupçon de dualisme, si injustifié qu’il soit, il suffit de faire observer que toutes ces distinctions, loin d’être irréductibles, n’existent que du point de vue tout relatif où elles sont établies, et que même elles n’acquièrent cette existence contingente, la seule dont elles soient susceptibles, que dans la mesure où nous la leur donnons nous-mêmes par notre conception. Le point de vue de la manifestation tout entière, bien qu’évidemment plus universel que les autres, est encore tout relatif comme eux, puisque la manifestation elle-même est purement contingente ; ceci s’applique donc même à la distinction que nous avons considérée comme la plus fondamentale et la plus proche de l’ordre principiel, celle des états de manifestation et des états de non-manifestation, comme nous avons d’ailleurs eu soin de l’indiquer déjà en parlant de l’Être et du Non-Être.