CHAPITRE XIV
Réponse aux objections
tirées de la pluralité des êtres

Dans ce qui précède, il est un point qui pourrait encore prêter à une objection, bien que, à vrai dire, nous y ayons déjà répondu en partie, au moins implicitement, par ce que nous venons d’exposer à propos des « hiérarchies spirituelles ». Cette objection est la suivante : étant donné qu’il existe une indéfinité de modalités qui sont réalisées par des êtres différents, est-il vraiment légitime de parler de totalité pour chaque être ? On peut répondre à cela, tout d’abord, en faisant remarquer que l’objection ainsi posée ne s’applique évidemment qu’aux états manifestés, puisque, dans le non-manifesté, il ne saurait être question d’aucune espèce de distinction réelle, de telle sorte que, au point de vue de ces états de non-manifestation, ce qui appartient à un être appartient également à tous, en tant qu’ils ont effectivement réalisé ces états. Or, si l’on considère de ce même point de vue tout l’ensemble de la manifestation, il ne constitue, en raison de sa contingence, qu’un simple « accident » au sens propre du mot, et, par suite, l’importance de telle ou telle de ses modalités, considérée en elle-même et « distinctivement », est alors rigoureusement nulle. De plus, comme le non-manifesté contient en principe tout ce qui fait la réalité profonde et essentielle des choses qui existent sous un mode quelconque de la manifestation, ce sans quoi le manifesté n’aurait qu’une existence purement illusoire, on peut dire que l’être qui est parvenu effectivement à l’état de non-manifestation possède par là même tout le reste, et qu’il le possède véritablement « par surcroît », de la même façon que, comme nous le disions au chapitre précédent, il possède tous les états ou degrés intermédiaires, même sans les avoir parcourus préalablement et distinctement.

Cette réponse, dans laquelle nous n’envisageons que l’être qui est parvenu à la réalisation totale, est pleinement suffisante au point de vue purement métaphysique, et elle est même la seule qui puisse être vraiment suffisante, car, si nous n’envisagions pas l’être de cette façon, si nous nous placions dans tout autre cas que celui-là, il n’y aurait plus lieu de parler de totalité, de sorte que l’objection même ne s’appliquerait plus. Ce qu’il faut dire, en somme, aussi bien ici que quand il s’agit des objections qui peuvent être posées concernant l’existence de la multiplicité, c’est que le manifesté, considéré comme tel, c’est-à-dire sous l’aspect de la distinction qui le conditionne, n’est rien au regard du non-manifesté, car il ne peut y avoir aucune commune mesure entre l’un et l’autre ; ce qui est absolument réel (tout le reste n’étant qu’illusoire, au sens d’une réalité qui n’est que dérivée et comme « participée »), c’est, même pour les possibilités qui comportent la manifestation, l’état permanent et inconditionné sous lequel elles appartiennent, principiellement et fondamentalement, à l’ordre de la non-manifestation.

Cependant, bien que ceci soit suffisant, nous traiterons encore maintenant un autre aspect de la question, dans lequel nous considérerons l’être comme ayant réalisé, non plus la totalité du « Soi » inconditionné, mais seulement l’intégralité d’un certain état. Dans ce cas, l’objection précédente doit prendre une nouvelle forme : comment est-il possible d’envisager cette intégralité pour un seul être, alors que l’état dont il s’agit constitue un domaine qui lui est commun avec une indéfinité d’autres êtres, en tant que ceux-ci sont également soumis aux conditions qui caractérisent et déterminent cet état ou ce mode d’existence ? Ce n’est plus la même objection, mais seulement une objection analogue, toutes proportions gardées entre les deux cas, et la réponse doit être aussi analogue : pour l’être qui est parvenu à se placer effectivement au point de vue central de l’état considéré, ce qui est la seule façon possible d’en réaliser l’intégralité, tous les autres points de vue, plus ou moins particuliers, n’importent plus en tant qu’ils sont pris distinctement, puisqu’il les a tous unifiés dans ce point de vue central ; c’est donc dans l’unité de celui-ci qu’ils existent dès lors pour lui, et non plus en dehors de cette unité, puisque l’existence de la multiplicité hors de l’unité est purement illusoire. L’être qui a réalisé l’intégralité d’un état s’est fait lui-même le centre de cet état, et, comme tel, on peut dire qu’il remplit cet état tout entier de sa propre irradiation(1) : il s’assimile tout ce qui y est contenu, de façon à en faire comme autant de modalités secondaires de lui-même(2), à peu près comparables à ce que sont les modalités qui se réalisent dans l’état de rêve, suivant ce qui a été dit plus haut. Par conséquent, cet être n’est aucunement affecté, dans son extension, par l’existence que ces modalités, ou du moins certaines d’entre elles, peuvent avoir par ailleurs en dehors de lui-même (cette expression « en dehors » n’ayant du reste plus de sens à son propre point de vue, mais seulement au point de vue des autres êtres, demeurés dans la multiplicité non unifiée), en raison de l’existence simultanée d’autres êtres dans le même état ; et, d’autre part, l’existence de ces mêmes modalités en lui-même n’affecte en rien son unité, même en tant qu’il ne s’agit que de l’unité encore relative qui est réalisée au centre d’un état particulier. Tout cet état n’est constitué que par l’irradiation de son centre(3), et tout être qui se place effectivement à ce centre devient également, par là même, maître de l’intégralité de cet état ; c’est ainsi que l’indifférenciation principielle du non-manifesté se reflète dans le manifesté, et il doit être bien entendu, d’ailleurs, que ce reflet, étant dans le manifesté, garde toujours par là même la relativité qui est inhérente à toute existence conditionnée.

Cela étant établi, on comprendra sans peine que des considérations analogues puissent s’appliquer aux modalités comprises, à des titres divers, dans une unité encore plus relative, comme celle d’un être qui n’a réalisé un certain état que partiellement, et non intégralement. Un tel être, comme l’individu humain par exemple, sans être encore parvenu à son entier épanouissement dans le sens de l’« ampleur » (correspondant au degré d’existence dans lequel il est situé), s’est cependant assimilé, dans une mesure plus ou moins complète, tout ce dont il a véritablement pris conscience dans les limites de son extension actuelle ; et les modalités accessoires qu’il s’est ainsi adjointes, et qui sont évidemment susceptibles de s’accroître constamment et indéfiniment, constituent une part très importante de ces prolongements de l’individualité auxquels nous avons déjà fait allusion à différentes reprises.