CHAPITRE XV
La réalisation de l’être par la connaissance

Nous venons de dire que l’être s’assimile plus ou moins complètement tout ce dont il prend conscience ; en effet, il n’y a de connaissance véritable, dans quelque domaine que ce soit, que celle qui nous permet de pénétrer plus ou moins profondément dans la nature intime des choses, et les degrés de la connaissance ne peuvent consister précisément qu’en ce que cette pénétration est plus ou moins profonde et aboutit à une assimilation plus ou moins complète. En d’autres termes, il n’y a de connaissance véritable qu’autant qu’elle implique une identification du sujet avec l’objet, ou, si l’on préfère considérer le rapport en sens inverse, une assimilation de l’objet par le sujet(1), et dans la mesure précise où elle implique effectivement une telle identification ou une telle assimilation, dont les degrés de réalisation constituent, par conséquent, les degrés de la connaissance elle-même(2). Nous devons donc maintenir, en dépit de toutes les discussions philosophiques, d’ailleurs plus ou moins oiseuses, auxquelles ce point a pu donner lieu(3), que toute connaissance véritable et effective est immédiate, et qu’une connaissance médiate ne peut avoir qu’une valeur purement symbolique et représentative(4). Quant à la possibilité même de la connaissance immédiate, la théorie tout entière des états multiples la rend suffisamment compréhensible ; d’ailleurs, vouloir la mettre en doute, c’est faire preuve d’une parfaite ignorance à l’égard des principes métaphysiques les plus élémentaires, puisque, sans cette connaissance immédiate, la métaphysique elle-même serait totalement impossible(5).

Nous avons parlé d’identification ou d’assimilation, et nous pouvons employer ici ces deux termes à peu près indifféremment, bien qu’ils ne se rapportent pas exactement au même point de vue ; de la même façon, on peut regarder la connaissance comme allant à la fois du sujet à l’objet dont il prend conscience (ou, plus généralement et pour ne pas nous limiter aux conditions de certains états, dont il fait une modalité secondaire de lui-même) et de l’objet au sujet qui se l’assimile, et nous rappellerons à ce propos la définition aristotélicienne de la connaissance, dans le domaine sensible, comme « l’acte commun du sentant et du senti », qui implique effectivement une telle réciprocité de relation(6). Ainsi, en ce qui concerne ce domaine sensible ou corporel, les organes des sens sont, pour l’être individuel, les « entrées » de la connaissance(7) ; mais, à un autre point de vue, ils sont aussi des « sorties », précisément en ce que toute connaissance implique un acte d’identification partant du sujet connaissant pour aller vers l’objet connu (ou plutôt à connaître), ce qui est, pour l’être individuel, comme l’émission d’une sorte de prolongement extérieur de lui-même. Il importe de remarquer, d’ailleurs, qu’un tel prolongement n’est extérieur que par rapport à l’individualité envisagée dans sa notion la plus restreinte, puisqu’il fait partie intégrante de l’individualité étendue ; l’être, en s’étendant ainsi par un développement de ses propres possibilités, n’a aucunement à sortir de lui-même, ce qui, en réalité, n’aurait même aucun sens, car un être ne peut, sous aucune condition, devenir autre que lui-même. Ceci répond directement, en même temps, à la principale objection des philosophes occidentaux modernes contre la possibilité de la connaissance immédiate ; on voit nettement par là que ce qui a donné naissance à cette objection n’est rien d’autre qu’une incompréhension métaphysique pure et simple, en raison de laquelle ces philosophes ont méconnu les possibilités de l’être, même individuel, dans son extension indéfinie.

Tout ceci est vrai a fortiori si, sortant des limites de l’individualité, nous l’appliquons aux états supérieurs : la connaissance véritable de ces états implique leur possession effective, et, inversement, c’est par cette connaissance même que l’être en prend possession, car ces deux actes sont inséparables l’un de l’autre, et nous pourrions même dire qu’au fond ils ne sont qu’un. Naturellement, ceci ne doit s’entendre que de la connaissance immédiate, qui, lorsqu’elle s’étend à la totalité des états, comporte en elle-même leur réalisation, et qui est, par suite, « le seul moyen d’obtenir la Délivrance complète et finale »(8). Quant à la connaissance qui est restée purement théorique, il est évident qu’elle ne saurait nullement équivaloir à une telle réalisation, et, n’étant pas une saisie immédiate de son objet, elle ne peut avoir, comme nous l’avons déjà dit, qu’une valeur toute symbolique ; mais elle n’en constitue pas moins une préparation indispensable à l’acquisition de cette connaissance effective par laquelle, et par laquelle seule, s’opère la réalisation de l’être total.

Nous devons insister particulièrement, chaque fois que l’occasion s’en présente à nous, sur cette réalisation de l’être par la connaissance, car elle est tout à fait étrangère aux conceptions occidentales modernes, qui ne vont pas au delà de la connaissance théorique, ou plus exactement d’une faible partie de celle-ci, et qui opposent artificiellement le « connaître » à l’« être », comme si ce n’étaient pas là les deux faces inséparables d’une seule et même réalité(9) ; il ne peut pas y avoir de métaphysique véritable pour quiconque ne comprend pas vraiment que l’être se réalise par la connaissance, et qu’il ne peut se réaliser que de cette façon. La doctrine métaphysique pure n’a pas à se préoccuper, si peu que ce soit, de toutes les « théories de la connaissance » qu’élabore si péniblement la philosophie moderne ; on peut même voir, dans ces essais de substitution d’une « théorie de la connaissance » à la connaissance elle-même, un véritable aveu d’impuissance, quoique assurément inconscient, de la part de cette philosophie, si complètement ignorante de toute possibilité de réalisation effective. En outre, la connaissance vraie, étant immédiate comme nous l’avons dit, peut être plus ou moins complète, plus ou moins profonde, plus ou moins adéquate, mais ne peut pas être essentiellement « relative » comme le voudrait cette même philosophie, ou du moins elle ne l’est qu’autant que ses objets sont eux-mêmes relatifs. En d’autres termes, la connaissance relative, métaphysiquement parlant, n’est pas autre chose que la connaissance du relatif ou du contingent, c’est-à-dire celle qui s’applique au manifesté ; mais la valeur de cette connaissance, à l’intérieur de son domaine propre, est aussi grande que le permet la nature de ce domaine(10), et ce n’est pas ainsi que l’entendent ceux qui parlent de « relativité de la connaissance ». À part la considération des degrés d’une connaissance plus ou moins complète et profonde, degrés qui ne changent rien à sa nature essentielle, la seule distinction que nous puissions faire légitimement, quant à la valeur de la connaissance, est celle que nous avons déjà indiquée entre la connaissance immédiate et la connaissance médiate, c’est-à-dire entre la connaissance effective et la connaissance symbolique.