CHAPITRE XII
L’Antoinisme
Louis Antoine naquit en 1846 dans la province de Liège, d’une famille de mineurs ; il fut d’abord mineur lui-même, puis se fit ouvrier métallurgiste ; après un séjour de quelques années en Allemagne et en Pologne, il revint en Belgique et s’installa à Jemeppe-sur-Meuse. Ayant perdu leur fils unique, Antoine et sa femme se mirent à faire du spiritisme ; bientôt, l’ancien mineur, quoique à peu près illettré, se trouva à la tête d’un groupement dit des « Vignerons du Seigneur », dans lequel fonctionnait un véritable bureau de communication avec les morts (nous verrons que cette institution n’est pas unique en son genre) ; il édita aussi une sorte de catéchisme spirite, fait d’ailleurs entièrement d’emprunts aux ouvrages d’Allan Kardec. Un peu plus tard, Antoine adjoignit à son entreprise, dont le caractère ne semble pas avoir été absolument désintéressé, un cabinet de consultations « pour le soulagement de toutes les maladies et afflictions morales et physiques », placé sous la direction d’un « esprit » qui se faisait appeler le Dr Carita. Au bout de quelque temps encore, il se découvrit des facultés de « guérisseur » qui lui permettaient de supprimer toute évocation et d’« opérer » directement par lui-même ; ce changement fut suivi de près par une brouille avec les spirites, dont les motifs ne sont pas très clairs. Toujours est-il que c’est de ce schisme qu’allait sortir l’Antoinisme ; au Congrès de Namur, en novembre 1913, M. Fraikin, président de la « Fédération Spirite Belge », déclara textuellement : « L’Antoinisme, pour des raisons peu avouables, refusa toujours de marcher avec nous » ; il est permis de supposer que ces « raisons peu avouables » étaient surtout d’ordre commercial, si l’on peut dire, et qu’Antoine trouvait plus avantageux d’agir entièrement à sa guise, en dehors de tout contrôle plus ou moins gênant. Pour les malades qui ne pouvaient venir le trouver à Jemeppe, Antoine fabriquait un médicament qu’il désignait sous le nom de « liqueur Coune », et auquel il attribuait le pouvoir de guérir indistinctement toutes les affections ; cela lui valut un procès pour exercice illégal de la médecine, et il fut condamné à une légère amende ; il remplaça alors sa liqueur par l’eau magnétisée, qui ne pouvait être qualifiée de médicament, puis par le papier magnétisé, plus facile à transporter. Cependant, les malades qui accouraient à Jemeppe devinrent si nombreux qu’il fallut renoncer à les traiter individuellement par des passes ou même par une simple imposition des mains, et instituer la pratique des « opérations » collectives. C’est à ce moment qu’Antoine, qui n’avait jusqu’alors parlé que de « fluides », fit intervenir la « foi », comme un facteur essentiel, dans les guérisons qu’il accomplissait, et qu’il commença à enseigner que l’imagination est l’unique cause de tous les maux physiques ; comme conséquence, il interdit à ses disciples (car il se posa dès lors en fondateur de secte) de recourir aux soins d’un médecin. Dans le livre qu’il a intitulé Révélation, il suppose qu’un disciple lui adresse cette question : « Quelqu’un qui avait eu la pensée de consulter un médecin vient chez vous en disant : “Si je ne vais pas mieux après cette visite, j’irai chez tel médecin.” Vous constatez ses intentions et vous lui conseillez de suivre sa pensée. Pourquoi agissez-vous ainsi ? J’ai vu des malades qui, après avoir exécuté ce conseil, ont dû revenir chez vous. » Antoine répond en ces termes : « Certains malades, en effet, peuvent avoir eu la pensée d’aller chez le médecin avant de me consulter. Si je sens qu’ils ont plus de confiance dans le médecin, il est de mon devoir de les y envoyer. S’ils n’y trouvent pas la guérison, c’est que leur pensée de venir chez moi a mis obstacle dans le travail du médecin, comme celle d’aller chez le médecin a pu porter obstacle dans le mien. D’autres malades me demandent encore si tel remède ne pourrait les aider. Cette pensée falsifie en un clin d’œil toute mon opération : elle est la preuve qu’ils n’ont pas la foi suffisante, la certitude que, sans médicaments, je peux leur donner ce qu’ils réclament… Le médecin ne peut donner que le résultat de ses études, et elles ont pour base la matière. La cause reste donc, et le mal reparaîtra, parce que tout ce qui est matière ne pourrait guérir que temporairement. » Dans d’autres passages, on lit encore : « C’est par la foi au guérisseur que le malade trouve sa guérison. Le docteur peut croire à l’efficacité des drogues, alors que celles-ci ne servent à rien pour celui qui a la foi… La foi est l’unique et universel remède, elle pénètre celui que l’on veut protéger, fût-il éloigné de milliers de lieues. » Toutes les « opérations » (c’est le terme consacré) se terminent par cette formule : « Les personnes qui ont la foi sont guéries ou soulagées. » Tout cela ressemble fort aux théories de la « Christian Science », fondée en Amérique, dès 1866, par Mme Baker Eddy ; les Antoinistes, comme les « Christian Scientists », ont eu parfois des démêlés avec la justice pour avoir laissé mourir des malades sans rien faire pour les soigner ; à Jemeppe même, la municipalité refusa à plusieurs reprises des permis d’inhumer. Les échecs ne découragèrent pas les Antoinistes et n’empêchèrent pas la secte de prospérer et de s’étendre, non seulement en Belgique, mais aussi dans le Nord de la France. Le « Père Antoine » mourut en 1912, laissant sa succession à sa veuve, qu’on appelait la « Mère », et à un de ses disciples, le « Frère » Deregnaucourt (qui est mort lui-même depuis lors) ; tous deux vinrent à Paris, vers la fin de 1913, pour inaugurer un temple antoiniste, et ils allèrent ensuite en inaugurer un autre à Monaco. Au moment où la guerre éclata, le « culte antoiniste » était sur le point d’être reconnu légalement en Belgique, ce qui devait avoir pour effet de mettre les traitements de ses ministres à la charge de l’État ; la demande qui avait été déposée à cet effet était appuyée tout spécialement par le parti socialiste et par deux des chefs de la Maçonnerie belge, les sénateurs Charles Maguette et Goblet d’Alviella. Il est curieux de noter quels appuis, motivés surtout par des raisons politiques, a trouvés l’Antoinisme, dont les adhérents se recrutent presque exclusivement dans les milieux ouvriers ; d’autre part, nous avons cité ailleurs(1) une preuve de la sympathie que lui témoignent les théosophistes, tandis que les spirites « orthodoxes » semblent y voir plutôt un élément de trouble et de division. Ajoutons encore que, pendant la guerre, on raconta des choses singulières sur la façon dont les Allemands respectèrent les temples antoinistes ; naturellement, les membres de la secte attribuèrent ces faits à la protection posthume du « Père », d’autant plus que celui-ci avait déclaré solennellement : « La mort, c’est la vie ; elle ne peut m’éloigner de vous, elle ne m’empêchera pas d’approcher tous ceux qui ont confiance en moi, au contraire. »
Ce qui est remarquable dans le cas d’Antoine, ce n’est pas sa carrière de « guérisseur », qui présente plus d’une ressemblance avec celle du zouave Jacob : il y eut à peu près autant de charlatanisme chez l’un que chez l’autre, et, s’ils obtinrent quelques cures réelles, elles furent très probablement dues à la suggestion, bien plutôt qu’à des facultés spéciales ; c’est sans doute pour cela qu’il était si nécessaire d’avoir la « foi ». Ce qui est plus digne d’attention, c’est qu’Antoine se soit posé en fondateur de religion, et qu’il ait réussi à cet égard d’une façon vraiment extraordinaire, en dépit de la nullité de ses « enseignements », qui ne sont qu’un vague mélange de théories spirites et de « moralisme » protestant, et qui sont, de plus, rédigés souvent en un jargon presque inintelligible. Un des morceaux les plus caractéristiques, c’est une sorte de décalogue qui s’intitule « dix fragments en prose de l’enseignement révélé par Antoine le Guérisseur » ; bien qu’on prenne soin de nous avertir que ce texte est « en prose », il est disposé comme les « vers libres » de certains poètes « décadents », et on peut même y découvrir çà et là quelques rimes ; cela vaut la peine d’être reproduit(2) : « Dieu parle : – Premier principe : Si vous m’aimez, vous ne l’enseignerez à personne, – puisque vous savez que je ne réside – qu’au sein de l’homme. – Vous ne pouvez témoigner qu’il existe – une suprême bonté – alors que du prochain vous m’isolez. – Deuxième principe : Ne croyez pas en celui qui vous parle de moi, – dont l’intention serait de vous convertir. – Si vous respectez toute croyance – et celui qui n’en a pas, – vous savez, malgré votre ignorance, – plus qu’il ne pourrait vous dire. – Troisième principe : Vous ne pouvez faire de la morale à personne, – ce serait prouver – que vous ne faites pas bien, – parce qu’elle ne s’enseigne pas par la parole, – mais par l’exemple, – et ne voir le mal en rien. – Quatrième principe : Ne dites jamais que vous faites la charité – à quelqu’un qui vous semble dans la misère, – ce serait faire entendre – que je suis sans égards, que je ne suis pas bon, – que je suis un mauvais père, – un avare, – laissant avoir faim son rejeton. – Si vous agissez envers votre semblable – comme un véritable frère, – vous ne faites la charité qu’à vous-même, – vous devez le savoir. – Puisque rien n’est bien s’il n’est solidaire, – vous n’avez fait envers lui – que remplir votre devoir. – Cinquième principe : Tâchez toujours d’aimer celui que vous dites – “votre ennemi” : – c’est pour vous apprendre à vous connaître – que je le place sur votre chemin. – Mais voyez le mal plutôt en vous qu’en lui : – il en sera le remède souverain. – Sixième principe : Quand vous voudrez connaître la cause – de vos souffrances, – que vous endurez toujours avec raison, – vous la trouverez, dans l’incompatibilité de – l’intelligence avec la conscience, – qui établit entre elles les termes de comparaison. – Vous ne pouvez ressentir la moindre souffrance – qu’elle ne soit pour vous faire remarquer – que l’intelligence est opposée à la conscience ; – c’est ce qu’il ne faut pas ignorer. – Septième principe : Tâchez de vous en pénétrer, – car la moindre souffrance est due à votre – intelligence qui veut toujours plus posséder ; – elle se fait un piédestal de la clémence, – voulant que tout lui soit subordonné. – Huitième principe : Ne vous laissez pas maîtriser par votre intelligence – qui ne cherche qu’à s’élever toujours – de plus en plus ; – elle foule aux pieds la conscience, – soutenant que c’est la matière qui donne – les vertus, – tandis qu’elle ne renferme que la misère – des âmes que vous dites “abandonnées”, – qui ont agi seulement pour satisfaire – leur intelligence qui les a égarées. Neuvième principe : Tout ce qui vous est utile, pour le présent – comme pour l’avenir, – si vous ne doutez en rien, – vous sera donné par surcroît. – Cultivez-vous, vous vous rappellerez le passé, – vous aurez le souvenir – qu’il vous a été dit : “Frappez, je vous ouvrirai. – Je suis dans le connais-toi…” Dixième principe : Ne pensez pas faire toujours un bien – lorsqu’à un frère vous portez assistance ; – vous pourriez faire le contraire, – entraver son progrès. – Sachez qu’une grande épreuve – en sera votre récompense, – si vous l’humiliez et lui imposez le respect. – Quand vous voulez agir, – ne vous appuyez jamais sur votre croyance, – parce qu’elle peut encore vous égarer ; – basez-vous toujours sur la conscience – qui veut vous diriger, elle ne peut vous tromper. » Ces prétendues « révélations » ressemblent tout à fait aux « communications » spirites, tant par le style que par le contenu ; il est assurément inutile de chercher à en donner un commentaire suivi ou une explication détaillée ; il n’est même pas bien sûr que le « Père Antoine » se soit toujours compris lui-même, et son obscurité est peut-être une des raisons de son succès. Ce qu’il convient de remarquer surtout, c’est l’opposition qu’il veut établir entre l’intelligence et la conscience (ce dernier terme doit vraisemblablement être pris au sens moral), et la façon dont il prétend associer l’intelligence à la matière ; il y aurait là de quoi réjouir les partisans de M. Bergson, encore qu’un tel rapprochement soit assez peu flatteur au fond. Quoi qu’il en soit, on comprend assez bien que l’Antoinisme fasse profession de mépriser l’intelligence, et qu’il la dénonce même comme la cause de tous les maux : elle représente le démon dans l’homme, comme la conscience y représente Dieu ; mais, grâce à l’évolution, tout finira par s’arranger : « Par notre progrès, nous retrouverons dans le démon le vrai Dieu, et dans l’intelligence la lucidité de la conscience. » En effet, le mal n’existe pas réellement ; ce qui existe, c’est seulement la « vue du mal », c’est-à-dire que c’est l’intelligence qui crée le mal là où elle le voit ; l’unique symbole du culte antoiniste est une sorte d’arbre qu’on appelle « l’arbre de la science de la vue du mal ». Voilà pourquoi il faut « ne voir le mal en rien », puisqu’il cesse dès lors d’exister ; en particulier, on ne doit pas le voir dans la conduite de son prochain, et c’est ainsi qu’il faut entendre la défense de « faire de la morale à personne », en prenant cette expression dans son sens tout à fait populaire ; il est évident qu’Antoine ne pouvait interdire de prêcher la morale, puisque lui-même ne fit guère autre chose. Il y joignait des préceptes d’hygiène, ce qui était d’ailleurs dans son rôle de « guérisseur » ; rappelons à ce propos que les Antoinistes sont végétariens, comme les théosophistes et les membres de diverses autres sectes à tendances humanitaires ; ils ne peuvent cependant être considérés comme « zoophiles », car il leur est sévèrement interdit d’avoir des animaux chez eux : « Nous devons savoir que l’animal n’existe qu’en apparence ; il n’est que l’excrément de notre imperfection (sic)… Combien nous sommes dans l’erreur en nous attachant à l’animal ; c’est un grand péché (dans le patois wallon qu’il parlait habituellement, Antoine disait « un doute »), parce que l’animal n’est pas digne d’avoir sa demeure où résident les humains. » La matière elle-même n’existe aussi qu’en apparence, elle n’est qu’une illusion produite par l’intelligence : « Nous disons que la matière n’existe pas parce que nous en avons surmonté l’imagination » ; elle s’identifie ainsi au mal : « Un atome de matière nous est une souffrance » ; et Antoine va jusqu’à déclarer : « Si la matière existe, Dieu ne peut exister. » Voici comment il explique la création de la terre : « Nulle autre que l’individualité d’Adam a créé ce monde (sic). Adam a été porté à se constituer une atmosphère et à construire son habitation, le globe, tel qu’il voulait l’avoir. » Citons encore quelques aphorismes relatifs à l’intelligence : « Les connaissances ne sont pas du savoir, elles ne raisonnent que la matière… L’intelligence, considérée par l’humanité comme la faculté la plus enviable à tous les points de vue, n’est que le siège de notre imperfection… Je vous ai révélé qu’il y a en nous deux individualités, le moi conscient et le moi intelligent ; l’une réelle, l’autre apparente… L’intelligence n’est autre que le faisceau de molécules que nous appelons cerveau… À mesure que nous progressons, nous démolissons du moi intelligent pour reconstruire sur du moi conscient. » Tout cela est passablement incohérent ; la seule idée qui s’en dégage, si tant est qu’on puisse appeler cela une idée, pourrait se formuler ainsi : il faut éliminer l’intelligence au profit de la « conscience », c’est-à-dire de la sentimentalité. Les occultistes français, dans la dernière période, en sont arrivés à une attitude à peu près semblable ; encore n’avaient-ils pas, pour la plupart, l’excuse d’être des illettrés, mais il convient de noter que l’influence d’un autre « guérisseur » y fut bien pour quelque chose.
Pour être conséquent avec lui-même, Antoine aurait dû s’en tenir à l’énoncé de préceptes moraux du genre de ceux-ci, qui sont inscrits dans ses temples : « Un seul remède peut guérir l’humanité : la foi. C’est de la foi que naît l’amour : l’amour qui nous montre dans nos ennemis Dieu lui-même. Ne pas aimer ses ennemis, c’est ne pas aimer Dieu, car c’est l’amour que nous avons pour nos ennemis qui nous rend dignes de le servir ; c’est le seul amour qui nous fait vraiment aimer, parce qu’il est pur et de vérité. » C’est là, paraît-il, l’essentiel de la morale antoiniste ; pour le surplus, elle semble plutôt élastique : « Vous êtes libres, agissez comme bon vous semble, celui qui fait bien trouvera bien. En effet, nous jouissons à un tel point de notre libre arbitre, que Dieu nous laisse faire de lui ce que nous voulons. » Mais Antoine a cru devoir formuler aussi quelques théories d’un autre ordre, et c’est là surtout qu’il atteint le comble du ridicule ; en voici un exemple, tiré d’une brochure intitulée L’Auréole de la Conscience : « Je vais vous dire comment nous devons comprendre les lois divines et de quelle façon elles peuvent agir sur nous. Vous savez qu’il est reconnu que la vie est partout ; si le vide existait, le néant aurait aussi sa raison d’être. Une chose que je puis encore affirmer, c’est que l’amour existe aussi partout, et de même qu’il y a amour, il y a intelligence et conscience. Amour, intelligence et conscience réunis constituent une unité, le grand mystère, Dieu. Pour vous faire comprendre ce que sont les lois, je dois revenir à ce que je vous ai déjà répété concernant les fluides : il en existe autant que de pensées ; nous avons la faculté de les manier et d’en établir des lois, par la pensée, suivant notre désir d’agir. Celles que nous imposons à nos semblables nous imposent de même. Telles sont les lois d’intérieur, appelées ordinairement lois de Dieu. Quant aux lois d’extérieur, dites lois de la nature, elles sont l’instinct de la vie qui se manifeste dans la matière, se revêt de toutes les nuances, prend des formes nombreuses, incalculables, suivant la nature du germe des fluides ambiants. Il en est ainsi de toutes choses, toutes ont leur instinct, les astres même qui planent dans l’espace infini se dirigent par le contact des fluides et décrivent instinctivement leur orbite. Si Dieu avait établi des lois pour aller à lui, elles seraient une entrave à notre libre arbitre ; fussent-elles relatives ou absolues, elles seraient obligatoires, puisque nous ne pourrions nous en dispenser pour atteindre au but. Mais Dieu laisse à chacun la faculté d’établir ses lois, suivant la nécessité ; c’est encore une preuve de son amour. Toute loi ne doit avoir que la conscience pour base. Ne disons donc pas “lois de Dieu”, mais plutôt “lois de la conscience”. Cette révélation ressort des principes mêmes de l’amour, de cet amour qui déborde de toutes parts, qui se retrouve au centre des astres comme au fond des océans, de cet amour dont le parfum se manifeste partout, qui alimente tous les règnes de la nature et qui maintient l’équilibre et l’harmonie dans tout l’univers. » À cette question : « D’où vient la vie ? », Antoine répond ensuite : « La vie est éternelle, elle est partout. Les fluides existent aussi à l’infini et de toute éternité. Nous baignons dans la vie et dans les fluides comme le poisson dans l’eau. Les fluides s’enchaînent et sont de plus en plus éthérés ; ils se distinguent par l’amour ; partout où celui-ci existe, il y a de la vie, car sans la vie l’amour n’a plus sa raison d’être. Il suffit que deux fluides soient en contact par un certain degré de chaleur solaire, pour que leurs deux germes de vie se disposent à entrer en rapport. C’est ainsi que la vie se crée une individualité et devient agissante. » Si l’on avait demandé à l’auteur de ces élucubrations de s’expliquer d’une façon un peu plus intelligible, il aurait sans doute répondu par cette phrase qu’il répétait à tout propos : « Vous ne voyez que l’effet, cherchez la cause. » N’oublions pas d’ajouter qu’Antoine avait soigneusement conservé, du spiritisme kardéciste par lequel il avait débuté, non seulement cette théorie des « fluides » que nous venons de le voir exprimer à sa façon, mais aussi, avec l’idée du progrès, celle de la réincarnation : « L’âme imparfaite reste incarnée jusqu’à ce qu’elle ait surmonté son imperfection… Avant de quitter le corps qui se meurt, l’âme s’en est préparé un autre pour se réincarner… Nos êtres chéris soi-disant disparus ne le sont qu’en apparence, nous ne cessons pas un instant de les voir et de nous entretenir avec eux. La vie corporelle n’est qu’une illusion. »
Aux yeux des Antoinistes, ce qui importe le plus dans l’« enseignement » de leur « Père », c’est le côté « moraliste » ; tout le reste n’est qu’accessoire. Nous en avons la preuve dans une feuille de propagande qui porte ce titre : « Révélation par le Père Antoine, le grand guérisseur de l’Humanité, pour celui qui a la foi », et que nous transcrivons textuellement : « L’Enseignement du Père a pour base l’amour, il révèle la loi morale, la conscience de l’humanité ; il rappelle à l’homme les devoirs qu’il a à remplir envers ses semblables ; fût-il arriéré même jusqu’à ne pouvoir le comprendre, il pourra, au contact de ceux qui le répandent, se pénétrer de l’amour qui en découle ; celui-ci lui inspirera de meilleures intentions et fera germer en lui des sentiments plus nobles. La religion, dit le Père, est l’expression de l’amour puisé au sein de Dieu, qui nous fait aimer tout le monde indistinctement. Ne perdons jamais de vue la loi morale, car c’est par elle que nous pressentons la nécessité de nous améliorer. Nous ne sommes pas arrivés tous au même degré de développement intellectuel et moral, et Dieu place toujours les faibles sur notre chemin pour nous donner l’occasion de nous rapprocher de Lui. Il se trouve parmi nous des êtres qui sont dépourvus de toute faculté et qui ont besoin de notre appui ; le devoir nous impose de leur venir en aide dans la mesure où nous croyons en un Dieu bon et miséricordieux. Leur développement ne leur permet pas de pratiquer une religion dont l’enseignement est au-dessus de la portée de leur compréhension, mais notre manière d’agir à leur égard les rappellera au respect qui lui est dû et les amènera à chercher le milieu le plus avantageux à leur progrès. Si nous voulons les attirer à nous par une morale qui repose sur des lois inaccessibles à leur entendement, nous les troublerons, nous les démoraliserons, et la moindre instruction sur celle-ci leur sera insupportable ; ils finiront par ne plus rien comprendre ; doutant ainsi de la religion, alors ils recourront au matérialisme. Voilà la raison pour laquelle notre humanité perd tous les jours de la vraie croyance en Dieu en faveur de la matière. Le Père a révélé qu’il était autrefois aussi rare de rencontrer un matérialiste qu’aujourd’hui un vrai croyant(3). Aussi longtemps que nous ignorerons la loi morale, par laquelle nous nous dirigeons, nous la transgresserons. L’Enseignement du Père raisonne cette loi morale, inspiratrice de tous les cœurs dévoués à régénérer l’Humanité ; il n’intéresse pas seulement ceux qui ont foi en Dieu, mais tous les hommes indistinctement, croyants et non-croyants, à quelque échelon que l’on appartienne. Ne croyez pas que le Père demande l’établissement d’une religion qui restreigne ses adeptes dans un cercle, les oblige à pratiquer sa doctrine, à observer certain rite, à respecter certaine forme, à suivre une opinion quelconque, à quitter leur religion pour venir à Lui. Non, il n’en est pas ainsi : nous instruisons ceux qui s’adressent à nous de ce que nous avons compris de l’Enseignement du Père et les exhortons à la pratique sincère de la religion dans laquelle ils ont foi, afin qu’ils puissent acquérir les éléments moraux en rapport avec leur compréhension. Nous savons que la croyance ne peut être basée que sur l’amour ; mais nous devons toujours nous efforcer d’aimer, et non de nous faire aimer, car ceci est le plus grand des fléaux. Quand nous serons pénétrés de l’Enseignement du Père, il n’y aura plus de dissension entre les religions parce qu’il n’y aura plus d’indifférence, nous nous aimerons tous parce que nous aurons enfin compris la loi du progrès, nous aurons les mêmes égards pour toutes les religions et même pour l’incroyance, persuadés que nul ne pourrait nous faire le moindre mal et que, si nous voulons être utiles à nos semblables, nous devons leur démontrer que nous professons une bonne religion en respectant la leur et en leur voulant du bien. Nous serons alors convaincus que l’amour naît de la foi qui est la vérité ; mais nous ne la posséderons que lorsque nous ne prétendrons pas l’avoir. » Et ce document se termine par cette phrase imprimée en gros caractères : « L’Enseignement du Père, c’est l’Enseignement du Christ révélé à cette époque par la foi. » C’est aussi par cette assimilation incroyable que finissait l’article, tiré d’un organe théosophiste, que nous avons cité ailleurs : « Le Père ne prétend que rénover l’enseignement de Jésus de Nazareth, trop matérialisé à notre époque par les religions qui se réclament de ce grand Être »(4). Cette prétention est d’une audace que l’inconscience seule peut excuser ; étant donné l’état d’esprit qu’elle trahit chez les Antoinistes, il n’y a pas lieu de s’étonner outre mesure qu’ils en soient arrivés à une véritable déification de leur fondateur, et cela de son vivant même ; nous n’exagérons rien, et nous en avons le témoignage dans cet extrait d’une de leurs publications : « Faire de M. Antoine un grand seigneur, ne serait-ce pas plutôt le rabaisser ? Vous admettrez, je suppose, que nous, ses adeptes, qui sommes au courant de son travail, ayons à son égard de tout autres pensées. Vous interprétez trop intellectuellement, c’est-à-dire trop matériellement, notre manière de voir, et, jugeant ainsi sans connaissance de cause, vous ne pouvez comprendre le sentiment qui nous anime. Mais quiconque a foi en notre bon Père apprécie ce qu’Il est à sa juste valeur parce qu’il l’envisage moralement. Nous pouvons Lui demander tout ce que nous voulons, Il nous le donne avec désintéressement. Néanmoins, il nous est loisible d’agir à notre guise, sans aucunement recourir à Lui, car Il a le plus grand respect du libre arbitre ; jamais Il ne nous impose quoi que ce soit. Si nous tenons à Lui demander conseil, c’est parce que nous sommes convaincus qu’Il sait tout ce dont nous avons besoin, et que nous, nous l’ignorons. Ne serait-il pas infiniment préférable de se rendre compte de son pouvoir avant de vouloir discréditer notre manière d’agir à son égard ? Comme un bon père, Il veille sur nous. Lorsque, affaiblis par la maladie, nous allons à Lui, pleins de confiance, Il nous soulage, nous guérit. Sommes-nous anéantis sous le coup des plus terribles peines morales, Il nous relève et ramène l’espoir dans nos cœurs endoloris. La perte d’un être cher laisse-t-elle dans nos âmes un vide immense, son amour le remplit et nous rappelle au devoir. Il possède le baume par excellence, l’amour vrai qui aplanit toute difficulté, qui surmonte tout obstacle, qui guérit toute plaie, et Il le prodigue à toute l’humanité, car Il est plutôt médecin de l’âme que du corps. Non, nous ne voulons pas faire d’Antoine le Guérisseur un grand seigneur, nous faisons de Lui notre sauveur. Il est plutôt notre Dieu, parce qu’Il ne veut être que notre serviteur. »
En voilà assez sur un sujet aussi totalement dénué d’intérêt en lui-même ; mais ce qui est terrible, c’est la facilité avec laquelle ces insanités se répandent à notre époque : en quelques années, l’Antoinisme a rassemblé des adhérents par milliers. Au fond, la raison de ce succès, comme de celui de toutes les choses similaires, c’est qu’elles correspondent à quelques-unes des tendances qui sont le propre de l’esprit moderne ; mais ce sont précisément ces tendances qui sont inquiétantes, parce qu’elles sont la négation même de toute intellectualité, et l’on ne peut se dissimuler qu’elles gagnent du terrain actuellement. Le cas de l’Antoinisme, nous l’avons dit, est tout à fait typique ; parmi les multiples sectes pseudo-religieuses qui se sont formées depuis un demi-siècle environ, il en est d’analogues, mais celle-là présente la particularité d’avoir pris naissance en Europe, tandis que la plupart des autres, de celles du moins qui ont réussi, sont originaires d’Amérique. Il en est d’ailleurs, comme la « Christian Science », qui sont parvenues à s’implanter en Europe, et même en France dans ces dernières années(5) ; c’est encore là un symptôme d’aggravation du déséquilibre mental dont l’apparition du spiritisme marque en quelque sorte le point de départ ; et, alors même que ces sectes ne sont pas directement dérivées du spiritisme comme l’est l’Antoinisme, les tendances qui s’y manifestent sont assurément les mêmes dans une large mesure.