CHAPITRE XXVI
Les organisations auxiliaires
de la Société Théosophique
Nous avons déjà signalé l’existence de multiples groupements annexes de la Société Théosophique, qui lui permettent de pénétrer et d’agir dans les milieux les plus divers, et le plus souvent sans faire la moindre allusion à ses doctrines spéciales, sans mettre en avant aucun autre but que la « fraternité universelle » et certaines tendances moralisatrices qui peuvent sembler peu compromettantes. Il faut bien se garder d’effrayer, par des affirmations trop extraordinaires, les gens que l’on se propose d’attirer insensiblement pour s’en faire des auxiliaires plus ou moins inconscients ; l’histoire de l’Église vieille-catholique nous a fourni un exemple de cette dissimulation. Les théosophistes sont animés d’un ardent esprit de propagande, en quoi ils se révèlent bien occidentaux, malgré leurs prétentions contraires, car le prosélytisme répugne profondément à la mentalité orientale, à la mentalité hindoue en particulier ; et leurs méthodes d’infiltration rappellent étrangement celles qui sont communes à beaucoup de sectes protestantes.
Il ne faudrait pas croire, d’ailleurs, que cette façon d’agir soit exclusivement propre à la période la plus récente de la Société Théosophique ; cette action extérieure s’est seulement développée comme la Société elle-même. Ainsi, dans un ouvrage de Mme Blavatsky, nous lisons ceci : « N’avez-vous pas entendu parler du parti et des cercles “nationalistes”, qui se sont formés en Amérique depuis la publication du livre de Bellamy(1) ? Ils commencent à se mettre en avant et le feront de plus en plus, au fur et à mesure que le temps s’écoulera. Eh bien ! l’origine de ce mouvement et de ces cercles est due aux Théosophes ; ainsi, le président et le secrétaire du cercle nationaliste de Boston (Massachusetts) sont des Théosophes, et la majorité des membres de son bureau exécutif appartient à la Société Théosophique. L’influence de la Théosophie et de la Société Théosophique est évidente dans la constitution de tous ces cercles et du parti qu’ils forment, car ils ont pris pour base et pour premier principe fondamental la Fraternité de l’Humanité, telle que la Théosophie l’enseigne. Voici ce qui se trouve dans la déclaration de leurs principes : “Le principe de la Fraternité de l’Humanité est une des vérités éternelles qui décident du progrès du monde, en établissant la distinction qui existe entre la nature humaine et la nature animale.” Quoi de plus théosophique ? »(2). D’autre part, vers la même époque, il se forma à Nantes une « Société d’Altruisme », dont le programme se répartissait sur des sujets divers : hygiène, morale, philosophie, sociologie, et qui comprenait une section d’études théosophiques, laquelle ne tarda pas à se constituer en « Branche Altruiste de la Société Théosophique » ; ce fut la seconde branche de la Société Théosophique en France(3).
Nous avons là un exemple de chacun des deux types d’organisations dont nous devons préciser ici la nature : il en est, en effet, qui, sans avoir aucun lien officiel avec la Société Théosophique, n’en sont pas moins dirigées ou inspirées par les théosophistes, comme les « cercles nationalistes » américains dont parlait Mme Blavatsky. Pour nous borner aux associations de ce genre qui existent en France, ou qui du moins y existaient à une date récente, nous citerons les suivantes, dont nous avons relevé les noms au hasard dans quelques publications théosophistes : « Société Végétarienne de France » ; « Ligue pour l’Organisation du Progrès » ; « Assistance Morale Indépendante » (Les Vieillards assistés) ; « Association des Villégiatures féminines » ; « Société de Criminalogie (sic) et de Défense sociale » ; « Société Idéaliste, Union internationale pour la réalisation d’un idéal supérieur dans les lettres, les arts et la pensée » ; et il y en a certainement d’autres encore. Dans le même ordre d’idées, nous avons déjà noté le rôle que les théosophistes ont joué dans la diffusion du « Scoutisme » ; nous ajouterons qu’ils sont aussi très nombreux dans divers groupements à tendances plus ou moins nettement protestantes, comme, par exemple, la société « Foi et Vie »(A).
Quant aux associations qui, comme l’était la « Société d’Altruisme » de Nantes, sont proprement des organisations auxiliaires de la Société Théosophique et lui sont entièrement subordonnées, sans pourtant en porter toujours l’étiquette, nous avons dit plus haut qu’elles sont aujourd’hui réunies, pour la plupart, dans ce qu’on appelle l’« Ordre de Service de la Société Théosophique », qui se définit comme « un essai d’application de la théosophie en vue de pourvoir aux besoins de toutes les classes de l’humanité ». Voici une énumération des principales branches de cet « Ordre de Service », avec l’indication du siège de chacune d’elles(4) :
Éducation : « Le Relèvement des classes déprimées », Allepy ; « Ligue de l’Éducation », Rangoon (Birmanie) ; « Éducation Théosophique », Amsterdam ; « Éducation Morale », Paris ; « Éducation Harmonieuse », La Haye ; « Éducation Nationale », Muzaffurpur (Inde) ; « Ligue pour l’Éducation des jeunes filles », Bénarès ; « Ligue pour l’Éducation », Bruxelles ; « Chaîne d’Or » et « Tables Rondes » pour la jeunesse. — Réforme des maux sociaux : « Abolition de la vivisection, de la vaccination et de l’inoculation », Londres, Manchester et Bournemouth ; « Antivivisection », New-York ; « Medical », Londres ; « La Sociologie et le Problème social », Manchester ; « Développement de la pureté sociale », Chicago ; « Développement de la tempérance et de la moralité », Surat (Inde) ; « Idéals élevés », Spokane (États-Unis) ; « Travaux d’hôpitaux et de prisons », Seattle (États-Unis) ; « Abolition des mariages entre enfants » (Inde) ; « Protection des animaux », Adyar ; « Les Sept M »(5), Buitenzorg (Indes néerlandaises) ; « Ligue mentale internationale de la Paix », Rio-de-Janeiro ; « Ligue de l’Union mentale pour la Paix », Cuba ; « Wereldvrede » (Paix Universelle), La Haye ; « Ligue Théosophique belge pour la Paix Universelle », Bruxelles. — Propagation de la théosophie : « Traduction d’ouvrages sur la Sagesse de l’Islam » (c’est-à-dire le Sufisme)(6)(B), Muzaffurpur ; « Ligue Braille » (édition d’ouvrages théosophiques pour les aveugles), Londres et Boston ; « Université Théosophique », Chicago ; « L’Oasis, pour répandre la théosophie parmi les ouvriers de l’arsenal », Toulon ; « L’Union Fraternelle, pour répandre la théosophie parmi les classes laborieuses », Paris ; « Science, Religion et Art », Brooklyn ; « Bodhalaya », Bombay ; « Mission Théosophique », New-York ; « Ligue de la Pensée Moderne », Adyar ; « Ligue Théosophique Espéranto »(7), Londres ; « Ligue de la Méditation journalière », Londres. — Buts divers : « Æsculapius », Bénarès et Manchester ; « Fraternité des Guérisseurs », Leyde ; « Ordre des Aides »(8), Melbourne ; « Ligue de l’Unité », Paris ; « Diminution de la souffrance », Paris ; « Ligue des Serviteurs suisses, pour le développement de la fraternité et de l’union », Neuchâtel ; « Ligue Idéaliste belge », Anvers ; « Association de la Pensée, pour préparer le monde à l’avènement du Maître », Capetown ; « Ordre indépendant de l’Étoile d’Orient » et « Serviteurs de l’Étoile » ; « Ligue Saint-Christophe, pour aider ceux qui ont un lourd karma physique », Londres ; « Redemption League, pour la protection de la femme et de la jeune fille » ; « Ordre de la Lyre, pour réaliser, par un contact toujours plus intime avec la Nature, le développement progressif du sens interne qui donne la perception de la Vie », Genève ; « Ligue européenne pour l’organisation des Congrès théosophiques »(C).
Nous reviendrons sur le caractère le plus général de ces associations, qui peut se résumer dans le mot de « moralisme » ; mais nous devons tout d’abord signaler, dans ce qu’on peut appeler l’activité extérieure de la Société Théosophique, la place considérable qu’occupent les œuvres d’éducation, sans même parler des collèges et écoles qui, dans l’Inde et ailleurs, sont aussi des fondations théosophistes. Nous avons déjà mentionné les efforts qui sont faits pour enrôler indirectement les enfants dès leur plus jeune âge, et les organisations qui ont été spécialement formées à cette intention ; nous noterons encore qu’il existait à Paris, avant la guerre, un journal mensuel intitulé Le Petit Théosophe, « s’adressant à la jeunesse de sept à quinze ans ». Mais il faut ajouter que, parmi les œuvres dites d’éducation, toutes ne s’adressent pas exclusivement aux enfants ou aux jeunes gens, et qu’il en est aussi qui sont destinées aux adultes : c’est ainsi qu’on vit les théosophistes porter un vif intérêt à l’œuvre des « Écoles d’été », qui sont « des réunions d’hommes animés d’un même idéal qui profitent de leurs vacances pour passer quelque temps ensemble, se livrer à un enseignement mutuel et puiser dans le contact d’âmes sympathiques de nouvelles forces pour les luttes de la vie quotidienne ». Voici quelques extraits d’un article consacré par un organe théosophiste à cet « admirable moyen de propagande, mis à profit de plus en plus par les mouvements tendant à aider au progrès de l’humanité » : « Il y a deux sortes d’Écoles d’été. Les unes sont l’œuvre d’une société déterminée, et s’adressent surtout aux membres de cette société, comme les Écoles si réussies qui sont tenues chaque année en Angleterre par la Société Végétarienne de Manchester ou la Société Fabienne. On en compte un grand nombre en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Les autres, au contraire, font appel à tous les hommes qui ont comme lien commun, plus ou moins lâche d’ailleurs, de partager les mêmes opinions sur un sujet donné. On a vu ainsi des Écoles d’été spiritualistes réunissant des représentants de presque toutes les sectes protestantes d’Angleterre unis par un même désir de fraternité. De même, l’École d’été humanitaire tenue à Brighton les deux dernières années réunissait des libres-penseurs, des spirites, des théosophes, des occultistes, des antivivisectionnistes, des végétariens, des cité-jardinistes (sic) et même des matérialistes… On peut dire qu’étant donné les facilités d’expression et d’échange qu’on y rencontre, les Écoles d’été constituent une véritable “Coopération des Idées”. Nous pensons que le moment est venu de doter la France d’un pareil instrument de progrès. Nous avons l’intention de tenter d’ouvrir cette année une École d’été aux environs de Paris, probablement dans la forêt de Fontainebleau. La réussite, au point de vue du nombre des participants, est déjà assurée ; de nombreux Théosophes, Végétariens, Rythmiciens, Espérantistes, Harmonistes, Naturistes, pressentis, nous ont assuré de leur adhésion »(9). La guerre empêcha de donner suite à ce projet, mais il ne faudrait pas s’étonner de le voir reprendre quelque jour sous une forme ou sous une autre ; on peut imaginer aisément quels étranges rassemblements doivent former des hommes recrutés dans tous ces milieux, assurément disparates, mais reliés malgré tout par de mystérieuses affinités.
Un autre point important à noter, c’est que la propagande, et non pas seulement celle des idées plus ou moins vagues de « fraternité » et de « moralité », mais même la propagande théosophiste nettement caractérisée, cherche volontiers à s’exercer dans les milieux ouvriers. Dans la nomenclature que nous avons donnée, on a pu voir qu’il existe à Paris une société qui se propose formellement ce but, et qu’il en est une autre dont l’action, chose remarquable, vise exclusivement les ouvriers de l’arsenal de Toulon, lesquels semblent d’ailleurs constituer un milieu de prédilection pour toutes sortes de propagandes plus ou moins suspectes, car on sait que cet arsenal s’est fréquemment révélé comme un actif foyer de menées révolutionnaires. Nous serions curieux de savoir comment les ouvriers apprécient certains points de l’enseignement théosophiste, si toutefois on les leur expose ; nous nous demandons s’ils peuvent être bien flattés d’apprendre, par exemple, qu’ils sont des « animaux lunaires », qui ne sont parvenus à l’humanité que dans la présente « chaîne planétaire », et certains même au cours de la « ronde » actuelle, tandis que les « bourgeois » étaient déjà des hommes dans la « chaîne » précédente ; nous n’inventons rien, c’est M. Leadbeater lui-même qui raconte tout cela le plus sérieusement du monde (le mot « bourgeois » est même en français dans son texte)(10) ; mais ces choses sont probablement de celles qu’on juge préférable de passer sous silence quand on s’adresse à un auditoire ouvrier. Quoi qu’il en soit, sur ce terrain éminemment « démocratique », le théosophisme se trouve en concurrence, et dans des conditions plutôt désavantageuses, avec le spiritisme, qui est mieux à la portée des esprits incultes (tandis que le théosophisme est plutôt fait pour séduire ceux qui possèdent une demi-culture), et dont la propagande non moins acharnée fait, en certaines régions surtout, de nombreuses victimes dans le monde ouvrier. Ainsi, il existe (ou du moins il existait avant la guerre, qui a dû y apporter quelque perturbation) une secte spirite dénommée « Fraternisme », dont le centre était à Douai, et qui avait recruté des milliers d’adhérents parmi les mineurs du Nord de la France ; une autre secte spirite assez analogue existait en Belgique sous le nom de « Sincérisme », et elle avait pour chef un Maçon de haut grade, le chevalier Le Clément de Saint-Marcq. Sans quitter les mêmes régions, nous trouvons encore un autre exemple très frappant dans le cas de l’« Antoinisme », cette pseudo-religion qui prit en Belgique un développement si extraordinaire, et qui possède même un temple à Paris depuis 1913 : son fondateur, qu’on appelait le « Père Antoine », mort en 1912, était lui-même un ancien ouvrier mineur à peu près illettré ; c’était un « guérisseur » comme on en rencontre beaucoup parmi les spirites et les magnétiseurs, et ses « enseignements », que ses disciples regardent comme un nouvel Évangile, ne contiennent qu’une sorte de morale protestante mêlée de spiritisme, et qui est de la plus lamentable banalité. Ces « enseignements », qui sont parfois rédigés en un jargon presque incompréhensible, et où l’« intelligence » est sans cesse dénoncée comme le plus grand des maux, sont tout à fait comparables à certaines « communications » spirites ; du reste, Antoine était précédemment à la tête d’un groupe spirite, dit des « Vignerons du Seigneur », et ses disciples croient à la réincarnation comme les spirites ordinaires et les théosophistes. Au moment où la guerre éclata, la « religion antoiniste » était sur le point d’être reconnue officiellement ; un projet de loi avait été déposé à cet effet par deux des chefs de la Maçonnerie belge, les sénateurs Charles Magnette et Goblet d’Alviella. Depuis cette époque, on a raconté des choses singulières sur le respect tout spécial témoigné par les Allemands à l’égard des temples antoinistes, et que les adhérents de la secte attribuèrent à la protection posthume du « Père »(D). Cette secte de « guérisseurs » n’est pas absolument unique en son genre : il en est une autre, d’origine américaine, connue sous la dénomination de « Christian Science », qui cherche actuellement à s’implanter en France, et il paraît même qu’elle a quelque succès dans certains milieux(11)(E) ; sa fondatrice, Mme Baker Eddy, avait annoncé qu’elle ressusciterait six mois après sa mort ; cette prédiction ne s’est pas réalisée, ce qui n’a pas empêché l’organisation dont il s’agit de continuer à prospérer, tant est grande la crédulité de certaines gens(12)(F). Mais, pour en revenir à l’Antoinisme, ce qu’il y a de particulièrement remarquable au point de vue où nous nous plaçons ici, c’est que les théosophistes lui témoignent une vive sympathie, comme le prouve cet extrait d’un de leurs journaux : « La Théosophie ayant une portée à la fois morale, métaphysique, scientifique et ésotérique, il n’est pas permis de dire que les enseignements théosophiques et antoinistes sont identiques ; mais on peut affirmer que la morale antoiniste et la morale théosophique présentent entre elles de très nombreux points de contact. Le Père, d’ailleurs, ne prétend que rénover l’enseignement de Jésus de Nazareth, trop matérialisé à notre époque par les religions qui se réclament de ce grand Être. »(13) Un tel rapprochement est, au fond, assez peu flatteur pour le théosophisme ; mais il ne faut s’étonner de rien, car le « Père Antoine », malgré l’ignorance et la médiocrité intellectuelle dont il fit toujours preuve, fut considéré par certains occultistes plutôt naïfs comme « un des douze Grands-Maîtres Inconnus de la Rose-Croix » ; et les mêmes occultistes attribuaient aussi cette qualité à plusieurs autres « guérisseurs » du même genre, notamment à Francis Schlatter, un Alsacien émigré en Amérique, et qui disparut d’une façon assez mystérieuse vers 1897(14) ; pourquoi n’arriverait-on pas tout aussi bien à faire de ces gens des sortes de « Mahâtmâs » ?
Une propagande théosophiste d’un tout autre genre que celle qui nous a conduit à cette digression, c’est celle qui s’exerce dans les milieux artistiques et littéraires(G) ; nous en avons un exemple tout récent. Au début de 1918 parut un journal intitulé L’Affranchi, qui, par la façon dont il comptait ses années d’existence, se donnait comme la suite de l’ancien Théosophe, mais dans lequel le mot même de « théosophie » ne fut jamais prononcé. Ce journal, qui avait pour devise : « Hiérarchie, Fraternité, Liberté », ne contenait que des articles signés de pseudonymes, dont une grande partie était consacrée aux questions sociales ; il y était fait de très discrètes allusions au « Messie futur », dont on présentait comme des précurseurs, à mots couverts, certains personnages en vue, parmi lesquels Wilson et Kerensky. À côté de ces articles, il y en avait d’autres qui traitaient de l’art et de son rôle dans l’« évolution », et aussi de bizarres poèmes décadents ; et le groupe des « Affranchis », dont ce journal était l’organe, se manifestait en même temps par des représentations et des expositions du modernisme le plus outrancier (il y eut même un « Guignol Affranchi ») ; on annonçait aussi l’apparition de deux nouvelles publications spéciales, L’Art et Le Travail, et on organisait même au siège social un service de consultations juridiques. Au même groupement appartenait encore la Revue Baltique, « consacrée à la défense particulière des questions des pays baltiques, qui seront la clef de la paix mondiale », ce qui montre qu’on y mêlait les préoccupations politiques et diplomatiques à la littérature(15). En août 1918, le groupe prit à bail la maison de Balzac, menacée de destruction, dont son administrateur, M. Carlos Larronde, devint conservateur, et dont on déclara vouloir faire le siège d’une « Corporation des Artistes » et « un centre de renaissance intellectuelle et artistique ». Il ne faut pas oublier que les théosophistes ont à leur disposition des fonds considérables, ce qui donne à leur propagande une force très réelle et qu’il serait vain de contester ; on en a une autre preuve dans l’important immeuble qu’ils ont fait édifier en ces dernières années à Paris, square Rapp, pour y établir leur « quartier général » ; cet immeuble est la propriété de la « Société Immobilière Adyar », dont le président est M. Charles Blech, secrétaire général de la section française de la Société Théosophique (ou « Société Théosophique française », pour employer l’appellation qui a maintenant prévalu officiellement). À l’intérieur de l’organisation des « Affranchis » et au-dessus d’elle, il s’en trouvait deux autres plus fermées, le « Groupe mystique Tala » (Le Lien) et le « Centre Apostolique » ; celles-là, bien entendu, étaient nettement théosophistes. Enfin, en mai 1919, on annonça « l’intention d’établir à Saint-Rémy-lès-Chevreuse une École synthétique d’éducation où toutes les facultés de l’enfant recevront un développement parallèle et où les dons particuliers seront cultivés jusqu’à leur complet épanouissement ; chacun se classera d’après ses aptitudes et son travail ». Aujourd’hui, le groupe des « Affranchis » a changé de nom : il est devenu le groupe des « Veilleurs »(16) (sans doute par allusion aux Egrêgoroi du Livre d’Énoch, dont l’interprétation a toujours fortement préoccupé les occultistes), et il se livre à des essais de vie en commun qui font songer aux utopies socialistes de la première moitié du xixe siècle ; nous ne savons s’ils auront plus de succès que ces dernières, mais il est permis d’en douter, car nous avons entendu dire qu’il y avait eu déjà quelques scissions (notamment entre les groupements dirigés par MM. Gaston Revel et René Schwaller) qui font plutôt mal augurer de l’avenir(H).
Nous venons de citer incidemment un témoignage de l’admiration que les théosophistes professèrent à l’égard du président Wilson ; l’idée de la « Société des Nations », en effet, était assurément de celles qui ne pouvaient manquer de séduire et d’enthousiasmer ces « humanitaires ». Aussi vit-on se former en 1918 une « Union pour l’Affranchissement des Peuples », dont le « comité permanent » avait son siège dans les bureaux de l’Affranchi, et qui, dans son manifeste, « adressa l’hommage du monde reconnaissant au président Wilson, porte-parole de la conscience humaine », en ajoutant : « Une ère nouvelle commence pour l’humanité. La période atroce des guerres a pris fin. La Société des Nations s’opposera irrésistiblement aux menaces de la violence et au réveil de l’esprit conquérant. Le programme de paix formulé par le président Wilson sur la base du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes peut seul garantir au monde l’établissement définitif de la justice et de la concorde… Pendant la période libératrice qui commence, l’Union pour l’Affranchissement des Peuples sera, devant l’opinion universelle, l’interprète sincère et l’organe impartial des nationalités. Elle secondera les efforts de toutes les collectivités humaines dans leur évolution vers le bien. » En septembre de la même année, ce groupement théosophiste fit encore paraître une autre publication intitulée Le Drapeau Bleu, « journal du Monde Nouveau » et « organe de la Société des Nations et des Classes », avec cette devise : « Évoluer vers l’Unité, dans la Hiérarchie, par l’Amour » ; comme on le voit, l’idée d’évolution constitue pour les théosophistes une véritable obsession(17). Il paraît que le drapeau bleu est un « symbole de synergie, de sympathie, de synthèse dans l’ordre national et international »(18) ; on retrouve ici un exemple des formules pompeuses et vides qui ont cours dans tous les milieux de ce genre, et qui suffisent pour en imposer aux naïfs. Il fut également fondé, un peu plus tard, un groupe italien du « Drapeau Bleu », appelé « Società per l’Evoluzione Nazionale », ayant pour organe la revue Vessillo, et pour devise : « Pour la Nation comme Individu, pour l’Humanité comme Nation ». Tout cela nous rappelle le fameux « Congrès de l’Humanité » dont nous avons parlé plus haut : l’inspiration est bien la même, et les résultats ne seront sans doute pas beaucoup plus brillants ; pourrait-il en être autrement, alors que même la « Société des Nations » officiellement constituée ne peut vivre et que nous assistons déjà à son effondrement ? En tout cas, il est un fait certain : c’est que les milieux dont nous nous occupons ici et ceux avec lesquels ils ont des affinités sont tous plus ou moins pacifistes et internationalistes ; mais, si l’internationalisme d’un grand nombre de théosophistes, de ceux qui forment la masse, est assurément réel et sincère, on peut se demander s’il en est bien de même de celui de leurs chefs, qui nous ont déjà donné tant de raisons de douter de leur sincérité en toutes choses ; nous essaierons plus loin de répondre à cette question(I).