CHAPITRE XIII
La propagande spirite

Nous avons déjà signalé les tendances propagandistes des spirites ; il est inutile d’en apporter des preuves, car ces tendances, toujours intimement liées aux préoccupations « moralistes », s’étalent dans toutes leurs publications. Du reste, nous l’avons dit, cette attitude se comprend beaucoup mieux chez les spirites que dans les autres écoles « néo-spiritualistes » qui ont des prétentions à l’ésotérisme : prosélytisme et ésotérisme sont évidemment contradictoires ; mais les spirites, qui sont imbus du plus pur esprit démocratique, sont beaucoup plus logiques en cela. Nous ne voulons pas revenir encore là-dessus ; mais il est bon de noter quelques caractères spéciaux de la propagande spirite, et de montrer que cette propagande sait, à l’occasion, se faire aussi insinuante que celle des sectes d’inspiration protestante plus ou moins directe : au fond, tout cela procède d’une même mentalité.

Les spirites croient pouvoir invoquer l’expansion de leur doctrine comme une preuve de sa vérité ; Allan Kardec écrivait déjà : « Ceux qui disent que les croyances spirites menacent d’envahir le monde, en proclament par cela même la puissance, car une idée sans fondement et dénuée de logique ne saurait devenir universelle ; si donc le spiritisme s’implante partout, s’il se recrute surtout dans les classes éclairées, ainsi que chacun le reconnaît, c’est qu’il a un fond de vérité »(1). C’est là un argument cher à certains philosophes modernes, l’appel à un prétendu « consentement universel » pour prouver la vérité d’une idée ; rien ne saurait être plus insignifiant : d’abord, l’unanimité n’est sans doute jamais réalisée, et, le fût-elle, on n’aurait aucun moyen de le constater ; cela revient donc simplement, en fait, à prétendre que la majorité doit avoir raison ; or, dans l’ordre intellectuel, il y a bien des chances pour que ce soit précisément le contraire qui ait lieu le plus souvent, car les hommes d’intelligence médiocre sont assurément les plus nombreux, et d’ailleurs, sur n’importe quelle question, les incompétents forment l’immense majorité. Craindre l’envahissement du spiritisme, ce n’est donc pas lui reconnaître d’autre puissance que celle de la multitude, c’est-à-dire d’une force aveugle et brutale ; pour que des idées se répandent si facilement, il faut qu’elles soient d’une qualité fort inférieure, et, si elles se font accepter, ce n’est pas qu’elles aient la moindre force logique, c’est uniquement parce qu’on y attache quelque intérêt sentimental. Quant à prétendre que le spiritisme « se recrute surtout dans les classes éclairées », cela est certainement faux ; il est vrai qu’il faudrait savoir au juste ce qu’on entend par là, et que les gens dits « éclairés » peuvent ne l’être que d’une façon toute relative ; rien n’est plus lamentable que les résultats d’une demi-instruction. Du reste, nous avons déjà dit que l’adhésion même de certains savants plus ou moins « spécialistes » ne prouve pas davantage à nos yeux, parce que, dans les choses où la compétence leur fait défaut, ils peuvent se trouver exactement sur le même plan que le vulgaire ; et encore ce ne sont là que des cas exceptionnels, la très grande majorité de la clientèle spirite étant incontestablement d’un niveau mental extrêmement bas. Certes, les théories du spiritisme sont à la portée de tout le monde, et il en est qui veulent voir dans ce caractère une marque de supériorité ; voici, par exemple, ce que nous lisons dans un article auquel nous avons fait allusion précédemment : « Posez devant un ouvrier qui n’a pas eu le bonheur de faire des études approfondies un chapitre d’un traité métaphysique sur l’existence de Dieu, avec tout le cortège des preuves ontologiques, physiques, morales, esthétiques(2). Qu’y comprendra-t-il ? Rien du tout. Avec de semblables renseignements, il sera condamné sans rémission à rester dans l’ignorance la plus complète… Au contraire, si on le fait assister à une séance de spiritisme, si même on lui raconte, s’il lit dans une revue ce qui s’y passe, il saisira de suite, sans aucune difficulté, sans besoin d’explication… Grâce à sa simplicité lui permettant de s’étendre partout, le spiritisme recueillera des admirateurs nombreux… Le bien progressera toujours, si tout le monde comprend la véracité de la doctrine spirite »(3). Cette « simplicité » qu’on nous vante et qu’on trouve admirable, nous l’appelons, pour notre part, médiocrité et indigence intellectuelle ; quant à l’ouvrier qu’on juge bon de mettre en scène, à défaut d’une instruction religieuse élémentaire dont on se garde prudemment d’envisager la possibilité, nous pensons que même « l’ignorance la plus complète » vaudrait encore beaucoup mieux pour lui que les illusions et les folies du spiritisme : celui qui ne sait rien d’une question et celui qui n’a que des idées fausses sont pareillement ignorants, mais la situation du premier est encore préférable à celle du second, même sans parler des dangers spéciaux au cas dont il s’agit.

Les spirites, dans leur délire de prosélytisme, émettent parfois des prétentions absolument stupéfiantes : « La révélation nouvelle, s’écrie M. Léon Denis, se manifeste en dehors et au-dessus des Églises. Son enseignement s’adresse à toutes les races de la terre. Partout, les esprits proclament les principes sur lesquels il s’appuie. Sur toutes les régions du globe passe la grande voix qui rappelle l’homme à la pensée de Dieu et de la vie future »(4). Que les spirites aillent donc prêcher leurs théories aux Orientaux : ils verront comment elles seront accueillies ! La vérité est que le spiritisme s’adresse exclusivement aux Occidentaux modernes, qu’il n’y a que parmi eux qu’il puisse se faire accepter, parce qu’il est un produit de leur mentalité, et que les tendances qu’il traduit sont précisément celles par où cette mentalité se différencie de toute autre : recherche du « phénomène », croyance au progrès, sentimentalisme et « moralisme » humanitaire, absence de toute intellectualité véritable ; là est toute la raison de son succès, et c’est sa sottise même qui fait sa plus grande force (au sens de cette force brutale dont nous parlions tout à l’heure) et qui lui acquiert un si grand nombre d’adhérents. D’ailleurs, les apôtres de la « révélation nouvelle » insistent surtout sur son caractère sentimental, « consolant », et « moralisateur » : « Cet enseignement peut donner satisfaction à tous, dit M. Léon Denis, aux esprits les plus raffinés comme aux plus modestes, mais il s’adresse surtout à ceux qui souffrent, à ceux qui ploient sous une lourde tâche ou de pénibles épreuves, à tous ceux qui ont besoin d’une foi virile qui les soutienne dans leur marche, dans leurs travaux, dans leurs douleurs. Il s’adresse à la foule des humains. La foule est devenue incrédule et méfiante à l’égard de tout dogme, de toute croyance religieuse, car elle sent qu’elle a été abusée pendant des siècles. Cependant, il subsiste toujours en elle des aspirations confuses vers le bien, un besoin inné de progrès, de liberté et de lumière, qui facilitera l’éclosion de l’idée nouvelle et son action régénératrice »(5). Les esprits soi-disant « raffinés » que peut satisfaire le spiritisme ne sont vraiment pas bien difficiles ; mais retenons que c’est surtout à la foule qu’il entend s’adresser, et notons aussi au passage cette phraséologie pompeuse : « progrès, liberté, lumière », qui est commune à toutes les sectes du même genre, et qui est en quelque sorte une de ces « signatures » suspectes dont nous avons parlé. Citons encore cet autre passage du même auteur : « Le spiritisme nous révèle la loi morale, trace notre ligne de conduite et tend à rapprocher les hommes par la fraternité, la solidarité et la communauté de vues. Il indique à tous un but plus digne et plus élevé que celui poursuivi jusqu’alors. Il apporte avec lui un sentiment nouveau de la prière, un besoin d’aimer, de travailler pour les autres, d’enrichir notre intelligence et notre cœur… Venez vous désaltérer à cette source céleste, vous tous qui souffrez, vous tous qui avez soif de vérité. Elle fera couler dans vos âmes une onde rafraîchissante et régénératrice. Vivifiés par elle, vous soutiendrez plus allègrement les combats de l’existence ; vous saurez vivre et mourir dignement »(6). Non, ce n’est pas de vérité qu’ont soif les gens à qui s’adressent des appels comme ceux-là, c’est de « consolations » ; s’ils trouvent que quelque chose est « consolant », ou si on le leur persuade, ils s’empressent d’y croire, et leur intelligence n’y a pas la moindre part ; le spiritisme exploite la faiblesse humaine, profite de ce qu’elle se trouve trop souvent, à notre époque, privée de toute direction supérieure, et fonde ses conquêtes sur la pire de toutes les déchéances. Dans ces conditions, nous ne voyons pas très bien ce qui autorise les spirites à déclamer, comme ils le font si volontiers, contre des choses telles que l’alcoolisme par exemple ; il y a aussi des gens qui trouvent dans l’ivresse le soulagement ou l’oubli de leurs souffrances ; si les « moralistes », avec leurs grandes phrases creuses sur la « dignité humaine », s’indignent d’une telle comparaison, nous les engagerons à faire le recensement des cas de folie dus à l’alcoolisme d’une part et au spiritisme de l’autre ; en tenant compte du nombre total respectif des alcooliques et des spirites et en établissant la proportion, nous ne savons pas trop de quel côté sera l’avantage.

Le caractère démocratique du spiritisme s’affirme par sa propagande dans les milieux ouvriers, que sa « simplicité » lui rend particulièrement accessibles : c’est là que des sectes telles que le « Fraternisme » recrutent presque tous leurs adhérents, et le cas de l’Antoinisme est fort remarquable aussi sous ce rapport. Il faut croire, d’ailleurs, que les mineurs de la Belgique et du Nord de la France constituent un terrain plus favorable qu’aucun autre ; nous reproduirons encore, à ce propos, le récit suivant que nous trouvons dans un ouvrage de M. Léon Denis : « C’est un spectacle réconfortant que de voir tous les dimanches affluer à Jumet (Belgique), de tous les points du bassin de Charleroi, de nombreuses familles de mineurs spirites. Elles se groupent dans une vaste salle où, après les préliminaires d’usage, elles écoutent avec recueillement les instructions que leurs guides invisibles leur font entendre par la bouche des médiums endormis. C’est par l’un d’eux, simple ouvrier mineur, peu lettré, s’exprimant habituellement en patois wallon, que se manifeste l’esprit du chanoine Xavier Mouls, prêtre de grande valeur et de haute vertu, à qui on doit la vulgarisation du magnétisme et du spiritisme dans les « corons » du bassin. Mouls, après de cruelles épreuves et de dures persécutions, a quitté la terre, mais son esprit veille toujours sur ses chers mineurs. Tous les dimanches, il prend possession des organes de son médium favori et, après une citation des textes sacrés, avec une éloquence toute sacerdotale, il développe devant eux, en pur français, durant une heure, le sujet choisi, parlant au cœur et à l’intelligence de ses auditeurs, les exhortant au devoir, à la soumission aux lois divines. Aussi l’impression produite sur ces braves gens est grande ; il en est de même dans tous les milieux où le spiritisme est pratiqué d’une manière sérieuse par les humbles de ce monde »(7). Il serait sans intérêt de poursuivre cette citation, à propos de laquelle nous ne ferons qu’une simple remarque : on sait combien est violent l’anticléricalisme des spirites ; mais il suffit qu’un prêtre soit en révolte plus ou moins ouverte contre l’autorité ecclésiastique pour qu’ils s’empressent de célébrer sa « grande valeur », sa « haute vertu », et ainsi de suite. C’est ainsi que M. Jean Béziat prit jadis la défense de l’abbé Lemire(8) ; et il y aurait de curieuses recherches à faire sur les relations plus que cordiales que tous les entrepreneurs de schismes contemporains ont entretenues avec les « néo-spiritualistes » de diverses écoles.

D’un autre côté, les spirites, comme les théosophistes, cherchent à étendre leur propagande jusqu’à l’enfance ; sans doute, comme nous l’avons vu, beaucoup d’entre eux n’osent pas aller jusqu’à admettre les enfants aux séances expérimentales, mais ils ne s’en efforcent pas moins de leur inculquer les théories, qui sont, en somme, ce qui constitue le spiritisme même. Nous avons déjà signalé les « cours de bonté » institués par les « Fraternistes » ; ce titre sent incontestablement l’humanitarisme protestant(9) ; dans l’organe de la même secte, nous lisons encore ce qui suit : « Nous savons que l’idée des sections enfantines fait du chemin, et nous n’avons pas négligé l’éducation fraterniste des enfants. Éduquer l’enfant, comme on l’a si souvent dit et écrit, c’est préparer le Fraternisme de demain. L’enfant lui-même se montre un excellent propagandiste à l’école et dans son milieu, il peut beaucoup pour notre œuvre. Sachons donc le diriger dans cette bonne voie et encourageons ses bonnes dispositions »(10). Rapprochons de ces paroles celles qui ont été prononcées en une autre circonstance par le directeur du même journal, M. Jean Béziat : « N’est-il pas intolérable de voir de nos jours inculquer à des enfants des conceptions religieuses, et surtout, ce qui est bien plus grave, leur imposer l’accomplissement d’actes religieux avant qu’ils n’aient entière conscience de ce qu’ils font, actes qu’ils regretteront profondément plus tard ? »(11). Ainsi, il ne faut pas donner d’instruction religieuse aux enfants, mais il faut leur donner une instruction spirite : l’esprit de concurrence qui anime ces sectes pseudo-religieuses ne saurait se manifester d’une façon plus évidente. En outre, nous savons qu’il est des spirites qui, malgré les avis qui leur sont donnés, font participer des enfants à leurs expériences, et qui, non contents de cela, vont même jusqu’à développer chez eux la médiumnité et surtout la « voyance » ; on devine sans peine quels peuvent être les effets de semblables pratiques. D’ailleurs, les « écoles de médiums », même pour les adultes, constituent un véritable danger public ; ces institutions, qui fonctionnent souvent sous le couvert de « sociétés d’études », ne sont pas aussi rares qu’on pourrait le croire, et, si le spiritisme continue à étendre ses ravages, on nous fait entrevoir à cet égard des perspectives peu rassurantes : « Une organisation pratique du spiritisme, dit M. Léon Denis, comportera dans l’avenir la création d’asiles spéciaux, où les médiums trouveront réunis, avec les moyens matériels d’existence, les satisfactions de l’esprit et du cœur, les inspirations de l’art et de la nature, tout ce qui peut imprimer à leurs facultés un caractère de pureté, d’élévation, en faisant régner autour d’eux une atmosphère de paix et de confiance »(12). Nous ne savons que trop ce que les spirites entendent par « pureté » et par « élévation », et ces « asiles spéciaux » risquent fort de ressembler à des asiles d’aliénés ; malheureusement, leurs pensionnaires n’y resteront pas indéfiniment enfermés, et, tôt ou tard, ils s’en iront répandre au dehors leur folie éminemment contagieuse. De telles entreprises de détraquement collectif ont déjà été réalisées en Amérique(13), et il en existe depuis peu en Allemagne ; en France, il n’y a eu encore que des essais de proportions plus modestes, mais cela viendra aussi si l’on n’y veille soigneusement.

Nous avons dit que le spiritisme exploite toutes les souffrances et en tire profit pour gagner des adhérents à ses doctrines ; cela est vrai même pour la souffrance physique, grâce aux exploits des « guérisseurs » : les « Fraternistes », notamment, estiment que « les guérisons sont un puissant moyen de propagande »(14). On voit comment cela peut se produire : un malade, ne sachant plus à qui s’adresser, va trouver un « guérisseur » spirite ; l’état d’esprit dans lequel il est alors le prédispose naturellement à recevoir sans résistance les « enseignements » dont on ne manquera pas de le gratifier, et qu’on lui présentera, au besoin, comme propres à faciliter sa guérison. En effet, au procès de Béthune, dont nous avons parlé, il fut déclaré ceci : « Quoique facilitant considérablement les guérisons, parce que cela leur en fait comprendre le mécanisme, les malades ne sont pas obligés de s’abonner au journal Le Fraterniste »(15) ; mais, si on ne les y oblige pas, on peut du moins leur en donner le conseil, et d’ailleurs la propagande orale est encore plus efficace. Si aucune amélioration ne se produit, on engagera le malade à revenir, et on parviendra à le persuader que, s’il en est ainsi, c’est parce qu’il n’a pas la « foi » ; peut-être arrivera-t-il à « se convertir » par simple désir de guérir, et il y arrivera plus sûrement encore s’il éprouve le moindre soulagement qui lui semble, à tort ou à raison, devoir être attribué à l’action du « guérisseur ». En publiant les guérisons obtenues (et il s’en trouve toujours quelques-unes, d’autant plus qu’on est peu exigeant en fait de contrôle), on attire d’autres malades, et même, parmi les gens qui sont en bonne santé, il en est qui sont impressionnés par de semblables récits, et qui, pour peu qu’ils aient déjà quelque sympathie pour le spiritisme, croient y trouver une preuve de sa vérité. C’est là l’effet d’une étrange confusion : en supposant un homme qui possède des facultés de « guérisseur » aussi incontestables et aussi puissantes qu’on voudra, cela n’a aucun rapport avec les idées que professe cet homme, et l’explication qu’il donne lui-même de ses propres facultés peut être complètement erronée ; pour qu’on soit obligé d’insister sur des choses aussi évidentes, il faut la singulière mentalité de notre époque, qui, uniquement portée vers l’extérieur, voudrait trouver dans les manifestations sensibles le critérium de toute vérité.

Mais ce qui attire le plus de gens au spiritisme, et d’une façon plus directe, c’est la douleur causée par la perte d’un parent ou d’un ami : combien se laissent ainsi séduire par l’idée qu’ils pourront communiquer avec les disparus ? Nous rappellerons les cas, déjà cités, de deux individualités aussi différentes que possible sous tout autre rapport, Sir Oliver Lodge et le « Père Antoine » : c’est après avoir perdu un fils que l’un et l’autre devinrent spirites ; malgré les apparences, la sentimentalité était donc prédominante chez le savant aussi bien que chez l’ignorant, comme elle l’est chez la grande majorité des Occidentaux actuels. Du reste, l’incapacité de se rendre compte de l’absurdité de la théorie spirite prouve suffisamment que l’intellectualité du savant n’est qu’une pseudo-intellectualité ; nous nous excusons de revenir si souvent là-dessus, mais cette insistance est nécessaire pour réagir contre la superstition de la science. Maintenant, qu’on ne vienne pas nous vanter les bienfaits de la prétendue communication avec les morts : d’abord, nous nous refusons à admettre qu’une illusion quelconque soit, en elle-même, préférable à la vérité ; ensuite, si cette illusion vient à être détruite, ce qui est toujours possible, elle risque de ne laisser place chez certains qu’à un véritable désespoir ; enfin, avant que le spiritisme existe, les aspirations sentimentales trouvaient de quoi se satisfaire dans une espérance dérivée des conceptions religieuses, et, à cet égard, il n’y avait nul besoin d’imaginer autre chose. L’idée d’entrer en relation avec les défunts, surtout par des procédés comme ceux qu’emploient les spirites, n’est aucunement naturelle à l’homme ; elle ne peut venir qu’à ceux qui subissent l’influence du spiritisme, dont les adhérents ne se font pas faute d’exercer en ce sens, par l’écrit et par la parole, la propagande la plus indiscrète. L’exemple le plus typique de l’ingéniosité spéciale que déploient les spirites, c’est l’institution de ces bureaux de communication où chacun peut s’adresser pour obtenir des nouvelles des morts auxquels il s’intéresse : nous avons parlé de celui des « Vignerons du Seigneur », qui fut le point de départ du mouvement antoiniste, mais il en est un autre beaucoup plus connu, celui qui fonctionna à Londres, pendant trois ans, sous le nom de « Bureau Julia ». Le fondateur de ce dernier fut le journaliste anglais W. T. Stead, ancien directeur de la Pall Mall Gazette et de la Review of Reviews, qui devait périr en 1912 dans le naufrage du Titanic ; mais, d’après lui, l’idée de cette création venait d’un « esprit » appelé Julia. Voici les renseignements que nous trouvons dans un organe qui se prétend « psychique », mais qui est surtout spirite au fond : « Julia était le prénom de Miss Julia A. Ames ; elle avait fait partie de la rédaction de l’Union Signal de Chicago, organe de la Women’s Christian Temperance Union, société de tempérance chrétienne (c’est-à-dire protestante) et féminine. Née dans l’Illinois en 1861, elle était de pure souche anglo-américaine, En 1890, au cours d’un voyage en Europe, elle alla voir M. Stead ; ils devinrent d’excellents amis. L’automne de l’année suivante, elle retourna en Amérique, tomba malade à Boston et mourut à l’hôpital de cette ville. Comme beaucoup d’autres âmes pieuses, Miss Ames avait fait un pacte avec sa meilleure amie, qui fut pour elle une sœur pendant des années. Il fut convenu qu’elle reviendrait de l’au-delà et se ferait voir pour donner une preuve de la survie de l’âme après la mort, et de la possibilité pour les défunts de communiquer avec les survivants. Beaucoup ont pris cet engagement, bien peu l’ont tenu ; Miss Ames, de l’avis de M. Stead, fut l’une de ces dernières(16). C’est peu de temps après la mort de Miss Ames que la personnalité de “Julia” proposa d’ouvrir un Bureau de communication entre ce monde où nous sommes et l’autre… Pendant douze ans et plus, M. Stead se trouva tout à fait incapable de mettre à exécution cette suggestion »(17). Il paraît que ce sont surtout les « messages » de son fils mort qui le déterminèrent à ouvrir enfin le « Bureau Julia », en avril 1909, avec l’aide de quelques personnes parmi lesquelles nous citerons seulement le théosophiste Robert King, qui est aujourd’hui à la tête de la branche écossaise de l’« Église vieille-catholique »(18). Nous empruntons à un autre organe spirite ces quelques détails, qui montrent le caractère purement protestant du cérémonial dont les séances étaient entourées : « D’après les arrangements que Julia elle-même avait faits, chacun prenait à tour de rôle le “service”, qui consistait en prières d’abord, suivies de la lecture du procès-verbal de la veille, puis des demandes adressées au Bureau, qui affluaient de tous les points du globe. Après une semaine ou deux de fonctionnement, Julia demanda que la prière, au commencement des séances, fût suivie d’une courte lecture biblique. M. Stead lisait quelques paragraphes de l’Ancien ou du Nouveau Testament. D’autres s’inspiraient des communications de Julia ou de Stainton Moses(19), d’autres encore de Fénelon ou autres auteurs… Les séances du matin étaient exclusivement réservées au petit cercle formant le Bureau. Les étrangers n’y étaient pas admis, excepté dans des cas très rares. Le but était de former un cénacle qui, ainsi que l’expliquait Julia, étant composé d’un groupe de personnes sympathisant les unes avec les autres, choisies par elle-même, devait produire un foyer dont la force psychique irait toujours en grandissant. Il devait, disait-elle, former un calice ou une coupe d’inspiration (sic), une pure lumière, vibrant parmi les sept rayons (faisant allusion aux sept personnes qui le composaient) qui formaient les réunions mystiques »(20). Et voici encore autre chose qui est très significatif quant au caractère pseudo-religieux de ces manifestations : « Dans ses lettres, Julia recommande l’usage du Rosaire, mais du Rosaire modernisé. Voici comment elle l’entend. Notez les noms de tous ceux, morts ou vivants, avec lesquels vous avez été en relation. Chacun de ces noms représente un grain du Rosaire. Parcourez-les tous les jours, envoyant à chacun des noms une pensée affectueuse. Ce rayonnement répandrait un courant considérable de sympathie et d’amour, qui sont comme l’essence divine de l’humanité, comme les pulsations de la vie, et une pensée d’amour est comme un ange de Dieu apportant aux âmes une bénédiction »(21). Reprenons maintenant la suite de notre première citation : « M. Stead déclare que Julia elle-même a entrepris d’en diriger les opérations au jour le jour : c’est elle qui aura l’invisible direction du Bureau… Quiconque aura perdu un ami, un parent aimé, pourra recourir au Bureau, qui lui fera savoir dans quelles conditions seulement pourra se faire la tentative de communication. En cas d’adhésion, le consentement de la direction (Julia) devra être obtenu. Ce consentement sera refusé à tous ceux qui ne viennent point pour entendre les êtres aimés et perdus. Sur ce point, Julia s’explique très positivement… Le Bureau de Julia, comme elle-même ne se lasse jamais de le répéter, doit s’en tenir à son objet propre, qui est de mettre en communication des personnes chères après qu’elles ont été séparées par le changement appelé mort. » Et l’on reproduit les explications données par Julia sur le but de sa fondation : « L’objet du Bureau, dit-elle, est de venir en aide à ceux qui veulent se retrouver après le changement qu’on appelle la mort. C’est une espèce de bureau postal de lettres en souffrance, où l’on trie, avec un nouvel examen, les correspondances, pour en faire la redistribution. Là où il n’y a point de messages d’amitié, ni de désir, d’une ou d’autre part, de correspondre, il n’y a pas lieu de s’adresser au Bureau. L’employé chargé du travail peut se comparer à un brave sergent de ville qui met tout en œuvre pour retrouver un enfant perdu dans la foule et le rend à sa mère en pleurs. Une fois qu’il les a réunis, sa tâche est terminée. On sera, il est vrai, constamment tenté d’aller plus loin et de faire du Bureau un centre d’exploration de l’au-delà. Mais céder à cette tentation ne pourrait être que prématuré. Non que j’aie quelque objection à opposer à cette exploration. C’est une conséquence toute naturelle, nécessaire et des plus importantes, de votre travail. Mais le Bureau, mon Bureau, ne doit pas s’en charger. Il doit se borner à son premier devoir, qui est de jeter le pont, de renouer les liens brisés, de rétablir la communication entre ceux qui en sont privés »(22). C’est bien là du spiritisme exclusivement sentimental et « piétiste » ; mais est-il si facile que cela d’établir nettement une ligne de démarcation entre celui-là et le spiritisme à prétentions « scientifiques », ou, comme disent certains, entre le « spiritisme-religion » et le « spiritisme-science », et le second n’est-il pas souvent un simple masque du premier ? Au début de 1912, l’« Institut de recherches psychiques » dirigé par MM. Lefranc et Lancelin, et dont l’organe nous a fourni la plus grande partie des indications précédentes, voulut constituer à Paris un « Bureau Julia » (cela devenait une dénomination générique), mais organisé sur des bases plus « scientifiques » que celui de Londres ; à cet effet, on fit « un choix définitif de procédés d’identification spirite », parmi lesquels figurait, en premier lieu, « l’anthropométrie digitale de la matérialisation partielle du décédé », et on alla même jusqu’à donner un modèle de « fiche signalétique », avec des cadres réservés aux photographies et aux empreintes des « esprits »(23) : les spirites qui veulent jouer aux savants ne sont-ils pas au moins aussi ridicules que les autres ? En même temps, on ouvrait « une école de médiums ayant pour but : 1o d’instruire et diriger dans la pratique les médiums des deux sexes ; 2o de développer les facultés spéciales des sujets les mieux doués dans le but d’aider les recherches d’identifications spirites du “Bureau Julia” de Paris » ; et l’on ajoutait : « Chaque sujet recevra les instructions théoriques et pratiques nécessaires au développement de sa médiumnité particulière. Les sujets seront réunis deux fois par semaine à des heures déterminées, pour leur développement. Ces cours sont gratuits »(24). C’était vraiment une de ces entreprises de détraquement collectif dont nous avons parlé plus haut ; nous ne croyons pas qu’elle ait eu beaucoup de succès, mais il faut dire que le spiritisme, en France, n’avait pas alors l’importance qu’il a prise en ces dernières années(25).

Ces derniers faits appellent quelques commentaires : il n’y a pas en réalité deux spiritismes, il n’y en a qu’un ; mais ce spiritisme a deux aspects, l’un pseudo-religieux et l’autre pseudo-scientifique, et, suivant le tempérament des gens à qui l’on s’adressera, on pourra insister de préférence sur l’un ou sur l’autre. Dans les pays anglo-saxons, le côté pseudo-religieux paraît être plus développé que partout ailleurs ; dans les pays latins, il semble parfois que le côté pseudo-scientifique réussisse mieux ; cela n’est vrai, d’ailleurs, que d’une façon générale, et l’habileté des spirites consiste surtout à adapter leur propagande aux divers milieux qu’ils veulent atteindre ; du reste, chacun trouve ainsi à s’y employer suivant ses préférences personnelles, et les divergences sont beaucoup plus apparentes que réelles ; tout se réduit, en somme, à une question d’opportunité. C’est ainsi que certains spirites peuvent, à l’occasion, se déguiser en psychistes, et nous ne pensons pas qu’il faille voir autre chose dans cet « Institut de recherches psychiques » dont nous avons retracé les agissements ; ce qui est bien fait pour encourager cette tactique, c’est que les savants qui sont venus au spiritisme ont commencé par le psychisme ; ce dernier est donc susceptible de constituer un moyen de propagande qu’il est bon d’exploiter. Ce ne sont pas là, de notre part, de simples suppositions : nous avons, comme preuve à l’appui, les conseils adressés aux spirites par M. Albert Jounet ; celui-ci est un occultiste, mais d’un « éclectisme » invraisemblable, qui créa, en 1910, une « Alliance Spiritualiste » dans laquelle il rêvait d’unir toutes les écoles « néo-spiritualistes » sans exception(26). En cette même année 1910, M. Jounet assista au Congrès spirite international de Bruxelles, et il y prononça un discours dont nous extrayons ce qui suit : « Faute d’organisation, le spiritisme n’a point, sur le monde, l’influence qu’il mérite… Cette organisation qui manque, essayons-la. Elle doit être doctrinale et sociale. Il faut que les vérités spirites se groupent et se présentent de manière à devenir plus admissibles pour la pensée. Et il faut que les spirites eux-mêmes se groupent et se présentent de manière à devenir plus invincibles dans l’humanité… Il est, pour les spirites, amer, humiliant, je l’avoue, lorsque des vérités furent décelées et propagées par le spiritisme, de ne les voir bien reçues des milieux officiels et du public bourgeois que reprises par le psychisme. Cependant, si les spirites acceptaient cette humiliation, elle assurerait leur exaltation. Ce recul apparent déclencherait le triomphe ; Mais alors, vous indignez-vous, faut-il changer de nom, cesser d’être spirites, nous déguiser en psychistes, abandonner nos maîtres, ceux qui, à l’origine du mouvement, ont souffert et découvert ? Ce n’est pas du tout cela que je vous conseille. L’humilité n’est point la lâcheté. Je ne vous invite aucunement à changer de nom. Je ne vous dis pas : “Délaissez le spiritisme pour le psychisme.” Il ne s’agit pas d’une substitution, mais d’un ordre de présentation. Je vous dis : “Présentez le psychisme avant le spiritisme.” Vous avez supporté le plus dur de la campagne et de la lutte. Il n’y a maintenant qu’à terminer la conquête. Je vous conseille d’envoyer en avant, pour la terminer plus vite, certains habitants du pays ralliés à vous, mais qui parlent la langue du pays. La manœuvre est fort simple et capitale. Dans la propagande et la polémique, dans les discussions avec les incrédules et les adversaires, au lieu de déclarer que, depuis longtemps, les spirites enseignent telle vérité et qu’aujourd’hui enfin des savants psychistes la confirment, déclarez que des savants psychistes prouvent telle vérité et montrez, seulement ensuite, que, depuis longtemps, les spirites l’ont dégagée et l’enseignent. Donc, la formule dominante de l’organisation doctrinale, c’est : d’abord le psychisme, et, après, le spiritisme. » Après être entré dans le détail de l’« ordre de présentation » qu’il proposait pour les différentes classes de phénomènes, l’orateur continua en ces termes : « Une telle organisation serait capable de conférer à la survie expérimentale (sic) toute l’intensité d’envahissement qu’une certitude aussi passionnante, et d’aussi formidables conséquences, devrait avoir. Classées et offertes de la sorte, les vérités spirites se feront jour à travers les épaisseurs des préjugés, la résistance des vieilles mentalités. Ce sera une transformation colossale de la pensée humaine. Les plus grands bouleversements de l’histoire, peuples engloutis par d’autres peuples, migration de races, avènement des religions, titanesque débordement des libertés, sembleront peu de chose auprès de cette prise de possession des hommes par l’âme (sic). À l’organisation doctrinale s’adjoindra l’organisation sociale. Car, autant que les vérités spirites, il est urgent de classer et grouper les spirites eux-mêmes. Là encore, je ferai intervenir la formule : psychisme d’abord, spiritisme après. Vous élaborez une Fédération spirite universelle. J’approuve entièrement cette œuvre. Mais je désirerais que la Fédération spirite eût une section psychiste où l’on pourrait entrer d’abord. Elle servirait d’antichambre. Ne vous méprenez pas sur mon projet. Le titre de la société elle-même ne changerait pas. Elle demeurerait Fédération spirite. Mais il y aurait une section psychiste, à la fois annexe et préliminaire. J’estime que, dans le domaine social, non moins que dans le doctrinal, cette disposition contribuerait à la victoire. Un arrangement analogue se répéterait chez les Sociétés ou Fédérations nationales, membres de la Fédération spirite universelle »(27). On comprendra toute l’importance de ce texte, qui est le seul, à notre connaissance, où l’on ait osé préconiser aussi ouvertement une semblable « manœuvre » (le mot est de M. Jounet lui-même) ; il y a là une tactique qu’il est indispensable de dénoncer, car elle est loin d’être inoffensive, et elle peut permettre aux spirites de s’annexer, sans qu’ils s’en aperçoivent, tous ceux que l’attrait des phénomènes rapproche d’eux, et qui répugneraient cependant à se dire spirites eux-mêmes : sans leur faire aucune concession réelle, on fera en sorte de ne pas les effaroucher, et, par la suite, on s’efforcera de les gagner insensiblement à la « cause », comme on dit dans ces milieux. Ce qui fait surtout le danger d’une tentative de ce genre, c’est la puissance de l’esprit « scientiste » à notre époque : c’est à cet esprit qu’on entend faire appel ; dans ce même discours, qui fut chaleureusement applaudi par tous les membres du Congrès, M. Jounet dit encore : « La proclamation de l’immortalité, dans ces conditions (c’est-à-dire comme conséquence des travaux des psychistes), est un fait révolutionnaire, un de ces coups puissants qui contraignent à changer de voie le genre humain. Pourquoi ? Parce qu’ici l’immortalité de l’âme est établie non par la foi ou le raisonnement abstrait, mais par l’expérience et l’observation, la science. Et la science maniée non par des spirites, mais par des savants de profession… Nous pouvons crier aux incrédules : “Vous ne voulez pas de foi, vous ne voulez pas de philosophie abstraite. Voici de l’expérience et de l’observation rigoureuses, de la science.” Et nous pouvons leur crier encore : “Vous ne voulez pas de spirites. Voici des savants.” Les incrédules seront bien empêchés de répondre. L’œuvre de Myers et de son école (la « Société des recherches psychiques » de Londres), c’est l’immortalité entrant au cœur de ce qu’il existe de plus moderne en le monde moderne, au plus positif du positif. C’est l’âme ancrée dans la méthode de la science officielle et dans le savant de profession. C’est le spiritisme vainqueur et maître, même hors du spiritisme. Reconnaissez qu’il n’est pas d’une mauvaise tactique de présenter d’abord le psychisme. » Nous avons vu ce qu’il faut penser d’une prétendue démonstration expérimentale de l’immortalité, mais les incrédules dont parle M. Jounet ne sont pas bien difficiles à convaincre ; il suffit d’invoquer la « science » et l’« expérience » pour qu’ils soient « bien empêchés de répondre » ! Le spiritisme récoltant les fruits du positivisme, voilà une chose qu’Auguste Comte n’avait certes pas prévue ; et pourtant, après tout, on voit assez bien les « guérisseurs » et autres médiums formant le sacerdoce de la « religion de l’Humanité »… Nous répéterons ici une fois de plus ce que nous avons déjà dit : le psychisme, s’il était bien compris, devrait être totalement indépendant du spiritisme ; mais les spirites tirent parti des tendances que certains psychistes ont en commun avec eux, et aussi des confusions qui ont cours dans le grand public. Souhaitons que les psychistes sérieux comprennent enfin tout le tort que leur font de tels rapprochements, et qu’ils trouvent le moyen de réagir efficacement ; pour cela, il ne leur suffit pas de protester qu’ils ne sont pas spirites, il faut qu’ils se rendent compte de l’absurdité du spiritisme, et qu’ils osent le dire. Qu’on n’aille pas nous objecter qu’il convient de garder à cet égard une impartialité prétendue scientifique : hésiter à rejeter une hypothèse quand on a la certitude qu’elle est fausse, c’est là une attitude qui n’a rien de scientifique au vrai sens de ce mot ; et il arrive aux savants, en bien d’autres circonstances, d’écarter ou de nier des théories qui, cependant, sont au moins possibles, tandis que celle-là ne l’est pas. Si les psychistes ne le comprennent pas, tant pis pour eux ; la neutralité, vis-à-vis de certaines erreurs, est bien près de la complicité ; et, s’ils entendent se solidariser le moins du monde avec les spirites, il serait plus loyal qu’ils le reconnaissent, même en y apportant toutes les réserves qu’il leur plaira ; on saurait du moins à qui l’on a affaire. De toutes façons, nous prendrions assez volontiers notre parti, quant à nous, d’un discrédit atteignant les recherches psychiques, car leur vulgarisation est probablement plus dangereuse qu’utile ; si pourtant il en est qui veulent les reprendre sur des bases plus solides, qu’ils se gardent soigneusement de toute intrusion spirite ou occultiste, qu’ils se méfient de leurs sujets sous tous les rapports, et qu’ils trouvent des méthodes d’expérimentation plus adéquates que celles des médecins et des physiciens ; mais ceux qui possèdent les qualifications requises pour savoir vraiment ce qu’ils font dans un tel domaine ne sont pas fort nombreux, et, en général, les phénomènes ne les intéressent que médiocrement.

C’est quand ils invoquent des arguments sentimentaux que les spirites, dans leur propagande, montrent le mieux leurs tendances essentielles ; mais, comme ils prétendent appuyer leurs théories sur les phénomènes, les deux aspects que nous avons signalés, loin de s’opposer, sont en réalité complémentaires. Du reste, la recherche des phénomènes et le sentimentalisme vont fort bien ensemble, et cela n’a rien d’étonnant, car l’ordre sensible et l’ordre sentimental sont très proches l’un de l’autre ; dans l’Occident moderne, ils s’unissent étroitement pour étouffer toute intellectualité. Un des sujets préférés de la propagande proprement sentimentale, c’est la conception réincarnationniste ; à ceux qui font valoir qu’elle aide certaines personnes à supporter avec résignation une situation pénible, nous pourrions répondre en répétant à peu près tout ce que nous avons dit tout à l’heure pour les prétendus bienfaits d’une communication avec les « disparus », et nous les renverrons d’ailleurs au chapitre où nous avons relaté quelques-unes des extravagances auxquelles donne lieu cette idée, qui terrorise encore plus de gens qu’elle n’en console. En tout cas, le seul fait qu’on insiste surtout pour inculquer ces théories à « ceux qui souffrent » prouve qu’il s’agit bien d’une véritable exploitation de la faiblesse humaine : on semble compter sur un état de dépression mentale ou physique pour les faire accepter, et cela n’est certes pas en leur faveur. Actuellement, la théorie de la réincarnation est celle qu’on paraît tenir le plus à répandre dans la foule, et, pour y arriver, tous les moyens sont bons ; on a recours aux artifices de la littérature, et cette idée se déploie aujourd’hui dans les productions de certains romanciers. Le résultat, c’est que bien des gens qui se croient très éloignés du spiritisme et du « néo-spiritualisme » sont cependant contaminés par les absurdités qui émanent de ces milieux ; cette propagande indirecte est peut-être la plus malfaisante de toutes, parce qu’elle est celle qui assure la plus grande diffusion aux théories en question, en les présentant sous une forme agréable et séduisante, et parce qu’elle n’éveille guère la méfiance du grand public, qui ne va pas au fond des choses et ne soupçonne pas qu’il y a, derrière ce qu’il voit, tout un « monde souterrain » dont les ramifications s’étendent de toutes parts en s’enchevêtrant de mille manières diverses.

Tout cela peut aider à comprendre que le nombre des adhérents du spiritisme aille en s’accroissant d’une façon véritablement effrayante ; et encore faudrait-il ajouter, à ses adhérents proprement dits, tous ceux qui en subissent l’influence ou la suggestion plus ou moins indirecte, et tous ceux qui s’y acheminent par degrés insensibles, qu’ils aient débuté par le psychisme ou autrement. Il serait bien difficile d’établir une statistique, même pour les seuls spirites avérés ; la multiplicité des groupes, sans parler des isolés, est le principal obstacle qui s’oppose à une évaluation un peu précise. En 1886, le Dr Gibier écrivait déjà « qu’il ne croyait pas exagérer en disant qu’à Paris les spirites étaient près de cent mille »(28) ; à la même date, Mme Blavatsky évaluait à vingt millions le nombre des spirites répandus dans le monde entier(29), et les États-Unis devaient compter à eux seuls plus de la moitié de ce nombre, car Russell Wallace a parlé de onze millions pour ce pays. Ces chiffres devraient aujourd’hui être considérablement augmentés ; la France, où le spiritisme avait beaucoup moins d’extension qu’en Amérique et en Angleterre, est peut-être le pays où il a gagné le plus de terrain en ces dernières années, grâce à l’état de trouble et de déséquilibre général qui a été causé par la guerre ; il semble d’ailleurs qu’on puisse en dire à peu près autant en ce qui concerne l’Allemagne. Le danger devient de jour en jour plus menaçant ; pour le méconnaître, il faut être complètement aveugle et tout ignorer de l’ambiance mentale de notre époque, ou bien être soi-même suggestionné, et d’autant plus irrémédiablement qu’on est plus loin de s’en douter. Pour remédier à un tel état de choses, nous ne croyons guère à l’efficacité d’une intervention des pouvoirs publics, en admettant qu’ils veuillent s’en mêler, ce que bien des complicités et des affinités cachées font paraître fort douteux ; une telle intervention ne pourrait atteindre que quelques manifestations extérieures, et elle serait sans action sur l’état d’esprit qui en est la vraie cause ; c’est plutôt à chacun de réagir par lui-même et dans la mesure de ses moyens, dès qu’il en aura compris la nécessité.