CHAPITRE VII
Questions d’orientation

À l’époque primordiale, l’homme était, en lui-même, parfaitement équilibré quant au complémentarisme du yin et du yang ; d’autre part, il était yin ou passif par rapport au Principe seul, et yang ou actif par rapport au Cosmos ou à l’ensemble des choses manifestées ; il se tournait donc naturellement vers le Nord, qui est yin(1), comme vers son propre complémentaire. Au contraire, l’homme des époques ultérieures, par suite de la dégénérescence spirituelle qui correspond à la marche descendante du cycle, est devenu yin par rapport au Cosmos ; il doit donc se tourner vers le Sud, qui est yang, pour en recevoir les influences du principe complémentaire de celui qui est devenu prédominant en lui, et pour rétablir, dans la mesure du possible, l’équilibre entre le yin et le yang. La première de ces deux orientations peut être dite « polaire », tandis que la seconde est proprement « solaire » : dans le premier cas, l’homme, regardant l’Étoile polaire ou le « faîte du Ciel », a l’Est à sa droite et l’Ouest à sa gauche ; dans le second cas, regardant le Soleil au méridien, il a au contraire l’Est à sa gauche et l’Ouest à sa droite ; et ceci donne l’explication d’une particularité qui, dans la tradition extrême-orientale, peut paraître assez étrange à ceux qui n’en connaissent pas la raison(2).

En Chine, en effet, le côté auquel est généralement attribuée la prééminence est la gauche ; nous disons généralement, car il n’en fut pas constamment ainsi dans tout le cours de l’histoire. À l’époque de l’historien Sseu-ma-tsien, c’est-à-dire au iie siècle avant l’ère chrétienne, la droite semble l’avoir au contraire emporté sur la gauche, tout au moins en ce qui concerne la hiérarchie des fonctions officielles(3) ; il semble qu’il y ait eu alors, sous ce rapport du moins, comme une sorte de tentative de « retour aux origines », qui avait dû sans doute correspondre à un changement de dynastie, car de tels changements dans l’ordre humain sont toujours mis traditionnellement en correspondance avec certaines modifications de l’ordre cosmique lui-même(4). Mais, à une époque plus ancienne, quoique assurément fort éloignée des temps primordiaux, c’est la gauche qui prédominait comme l’indique notamment ce passage de Lao-tseu : « Dans les affaires favorables (ou de bon augure), on met au-dessus la gauche ; dans les affaires funestes, on met au-dessus la droite »(5). Il est dit aussi, vers la même époque : « L’humanité, c’est la droite ; la Voie, c’est la gauche »(6), ce qui implique manifestement une infériorité de la droite par rapport à la gauche ; relativement l’une à l’autre, la gauche correspondait alors au yang et la droite au yin.

Maintenant, que ceci soit bien une conséquence directe de l’orientation prise en se tournant vers le Sud, c’est ce que prouve un traité attribué à Kouan-tseu, qui aurait vécu au viie siècle avant l’ère chrétienne, et où il est dit : « Le printemps fait naître (les êtres) à gauche, l’automne détruit à droite, l’été fait croître en avant, l’hiver met en réserve en arrière. » Or, suivant la correspondance qui est partout admise entre les saisons et les points cardinaux, le printemps correspond à l’Est et l’automne à l’Ouest, l’été au Sud et l’hiver au Nord(7) ; c’est donc bien ici le Sud qui est en avant et le Nord en arrière, l’Est qui est à gauche et l’Ouest à droite(8). Naturellement, quand on prend au contraire l’orientation en se tournant vers le Nord, la correspondance de la gauche et de la droite se trouve inversée, aussi bien que celle de l’avant et de l’arrière ; mais, en définitive, le côté qui a la prééminence, que ce soit la gauche dans un cas ou la droite dans l’autre, est toujours et invariablement le côté de l’Est. C’est là ce qui importe essentiellement, car on voit par là que, au fond, la tradition extrême-orientale est en parfait accord avec toutes les autres doctrines traditionnelles, dans lesquelles l’Orient est toujours regardé effectivement comme le « côté lumineux » (yang) et l’Occident comme le « côté obscur » (yin) l’un par rapport à l’autre ; le changement dans les significations respectives de la droite et de la gauche, étant conditionné par un changement d’orientation, est en somme parfaitement logique et n’implique absolument aucune contradiction(9).

Ces questions d’orientation sont d’ailleurs fort complexes, car non seulement il faut toujours faire attention de n’y commettre aucune confusion entre des correspondances différentes, mais il peut encore se faire que, dans une même correspondance, la droite et la gauche l’emportent l’une et l’autre à des points de vue différents. C’est ce qu’indique très nettement un texte comme celui-ci : « La Voie du Ciel préfère la droite, le Soleil et la Lune se déplacent vers l’Occident ; la Voie de la Terre préfère la gauche, le cours de l’eau coule vers l’Orient ; également on les dispose en haut (c’est-à-dire que l’un et l’autre des deux côtés ont des titres à la prééminence) »(10). Ce passage est particulièrement intéressant, d’abord parce qu’il affirme, quelles que soient d’ailleurs les raisons qu’il en donne et qui doivent plutôt être prises comme de simples « illustrations » tirées des apparences sensibles, que la prééminence de la droite est associée à la « Voie du Ciel » et celle de la gauche à la « Voie de la Terre » ; or la première est nécessairement supérieure à la seconde, et, peut-on dire, c’est parce que les hommes ont perdu de vue la « Voie du Ciel » qu’ils en sont venus à se conformer à la « Voie de la Terre », ce qui marque bien la différence entre l’époque primordiale et les époques ultérieures de dégénérescence spirituelle. Ensuite, on peut voir là l’indication d’un rapport inverse entre le mouvement du Ciel et le mouvement de la Terre(11), ce qui est en rigoureuse conformité avec la loi générale de l’analogie ; et il en est toujours ainsi lorsqu’on est en présence de deux termes qui s’opposent de telle façon que l’un d’eux est comme un reflet de l’autre, reflet qui est inversé comme l’image d’un objet dans un miroir l’est par rapport à cet objet lui-même, de sorte que la droite de l’image correspond à la gauche de l’objet et inversement(12).

Nous ajouterons à ce propos une remarque qui, pour paraître assez simple en elle-même, est pourtant loin d’être sans importance : c’est que, notamment lorsqu’il s’agit de la droite et de la gauche, il faut toujours avoir le plus grand soin de préciser par rapport à quoi elles sont envisagées ; ainsi, quand on parle de la droite et de la gauche d’une figure symbolique, veut-on entendre réellement par là celles de cette figure elle-même, ou bien celles d’un spectateur qui la regarde en se plaçant en face d’elle ? Les deux cas peuvent se présenter en fait : lorsqu’on a affaire à une figure humaine ou à celle de quelque autre être vivant, il n’y a guère de doute sur ce qu’il convient d’appeler sa droite et sa gauche ; mais il n’en est plus de même pour un autre objet quelconque, pour une figure géométrique par exemple, ou encore pour un monument, et alors on prend le plus ordinairement la droite et la gauche en se plaçant au point de vue du spectateur(13) ; mais il n’en est pourtant pas forcément toujours ainsi, et il peut arriver aussi qu’on attribue parfois une droite et une gauche à la figure prise en elle-même, ce qui correspond à un point de vue naturellement inverse de celui du spectateur(14) ; faute de préciser ce qu’il en est dans chaque cas, on peut être amené à commettre des erreurs assez graves à cet égard(15).

Fig. 13
Fig. 14

Une autre question connexe de celle de l’orientation est celle du sens des « circumambulations » rituelles dans les différentes formes traditionnelles ; il est facile de se rendre compte que ce sens est déterminé en effet, soit par l’orientation « polaire », soit par l’orientation « solaire », dans l’acception que nous avons donnée plus haut à ces expressions. Si l’on considère les figures ci-contre(16), le premier sens est celui dans lequel, en regardant vers le Nord, on voit les étoiles tourner autour du pôle (fig. 13) ; par contre, le second sens est celui dans lequel s’effectue le mouvement apparent du Soleil pour un observateur regardant vers le Sud (fig. 14). La circumambulation s’accomplit en ayant constamment le centre à sa gauche dans le premier cas, et au contraire à sa droite dans le second (ce qui est appelé en sanscrit pradakshinâप्रदक्षिणा ; ce dernier mode est celui qui est en usage, en particulier, dans les traditions hindoue et thibétaine, tandis que l’autre se rencontre notamment dans la tradition islamique(17). À cette différence de sens se rattache également le fait d’avancer le pied droit ou le pied gauche le premier dans une marche rituelle : en considérant encore les mêmes figures on peut voir facilement que le pied qui doit être avancé le premier est forcément celui du côté opposé au côté qui est tourné vers le centre de la circumambulation, c’est-à-dire le pied droit dans le premier cas (fig. 13) et le pied gauche dans le second (fig. 14) ; et cet ordre de marche est généralement observé, même lorsqu’il ne s’agit pas de circumambulations à proprement parler, comme marquant en quelque façon la prédominance respective du point de vue « polaire » ou du point de vue « solaire », soit dans une forme traditionnelle donnée, soit même parfois pour des périodes différentes au cours de l’existence d’une même tradition(18).

Ainsi, toutes ces choses sont loin de se réduire à de simples détails plus ou moins insignifiants, comme pourraient le croire ceux qui ne comprennent rien au symbolisme ni aux rites ; elles sont au contraire liées à tout un ensemble de notions qui ont une grande importance dans toutes les traditions, et l’on pourrait en donner encore bien d’autres exemples. Il y aurait bien lieu aussi, à propos de l’orientation, de traiter des questions comme celles de ses relations avec le parcours du cycle annuel(19) et avec le symbolisme des « portes zodiacales » ; on y retrouverait d’ailleurs l’application du sens inverse, que nous signalions plus haut, dans les rapports entre l’ordre « céleste » et l’ordre « terrestre » ; mais ces considérations constitueraient ici une trop longue digression, et elles trouveront sans doute mieux leur place dans d’autres études(20).