CHAPITRE VIII
Nombres célestes et nombres terrestres

La dualité du yang et du yin se retrouve encore en ce qui concerne les nombres : suivant le Yi-king易經, les nombres impairs correspondent au yang, c’est-à-dire sont masculins ou actifs, et les nombres pairs correspondent au yin, c’est-à-dire sont féminins ou passifs. Il n’y a d’ailleurs là rien qui soit particulier à la tradition extrême-orientale, car cette correspondance est conforme à ce qu’enseignent toutes les doctrines traditionnelles ; en Occident, elle est connue surtout par le Pythagorisme, et peut-être même certains, s’imaginant qu’il s’agit là d’une conception propre à celui-ci, seraient-ils fort étonnés d’apprendre qu’elle se retrouve exactement la même jusqu’en Extrême-Orient, sans qu’il soit évidemment possible de supposer en cela le moindre « emprunt » d’un côté ou de l’autre, et tout simplement parce qu’il s’agit d’une vérité qui doit être pareillement reconnue partout où existe la science traditionnelle des nombres.

Les nombres impairs, étant yang, peuvent être dits « célestes », et les nombres pairs, étant yin, peuvent être dits « terrestres » ; mais, outre cette considération tout à fait générale, il y a certains nombres qui sont attribués plus spécialement au Ciel et à la Terre, et ceci demande d’autres explications. Tout d’abord, ce sont surtout les premiers nombres impair et pair respectivement qui sont regardés comme les nombres propres du Ciel et de la Terre, ou comme l’expression de leur nature même, ce qui se comprend sans peine, car, en raison de la primauté qu’ils ont chacun dans son ordre, tous les autres nombres en sont comme dérivés en quelque sorte et n’occupent qu’un rang secondaire par rapport à eux dans leurs séries respectives ; ce sont donc ceux-là qui, pourrait-on dire, représentent le yang et le yin au plus haut degré, ou, ce qui revient au même, expriment le plus purement la nature céleste et la nature terrestre. Maintenant, ce à quoi il faut faire attention, c’est qu’ici l’unité, étant proprement le principe du nombre, n’est pas comptée elle-même comme un nombre ; en réalité, ce qu’elle représente ne peut qu’être antérieur à la distinction du Ciel et de la Terre, et nous avons déjà vu en effet qu’elle correspond au principe commun de ceux-ci, Tai-ki太極, l’Être qui est identique à l’Unité métaphysique elle-même. Donc, tandis que 2 est le premier nombre pair, c’est 3, et non pas 1, qui est considéré comme le premier nombre impair ; par conséquent, 2 est le nombre de la Terre et 3 le nombre du Ciel ; mais alors, 2 étant avant 3 dans la série des nombres, la Terre paraît être avant le Ciel, de même que le yin apparaît avant le yang ; on retrouve ainsi dans cette correspondance numérique une autre expression, équivalente au fond, du même point de vue cosmologique dont nous avons parlé plus haut à propos du yin et du yang.

Ce qui peut sembler plus difficilement explicable, c’est que d’autres nombres sont encore attribués au Ciel et à la Terre, et que, pour ceux-là, il se produit, en apparence tout au moins, une sorte d’interversion ; en effet, c’est alors 5, nombre impair, qui est attribué à la Terre, et 6, nombre pair, qui est attribué au Ciel. Ici encore, on a bien deux termes consécutifs de la série des nombres, le premier dans l’ordre de cette série correspondant à la Terre et le second au Ciel ; mais, à part ce caractère qui est commun aux deux couples numériques 2 et 3 d’une part, 5 et 6 d’autre part, comment peut-il se faire qu’un nombre impair ou yang soit rapporté à la Terre et un nombre pair ou yin au Ciel ? On a parlé à ce propos, et en somme avec raison, d’un échange « hiérogamique » entre les attributs des deux principes complémentaires(1) ; il ne s’agit d’ailleurs pas en cela d’un cas isolé ou exceptionnel, et l’on peut en relever beaucoup d’autres exemples dans le symbolisme traditionnel(2). À vrai dire, il faudrait même généraliser davantage, car on ne peut parler proprement de « hiérogamie » que lorsque les deux complémentaires sont expressément envisagés comme masculin et féminin l’un par rapport à l’autre, ainsi qu’il en est effectivement ici ; mais on trouve aussi quelque chose de semblable dans des cas où le complémentarisme revêt des aspects différents de celui-là, et nous l’avons déjà indiqué ailleurs en ce qui concerne le temps et l’espace et les symboles qui s’y rapportent respectivement dans les traditions des peuples nomades et des peuples sédentaires(3). Il est évident que, dans ce cas où un terme temporel et un terme spatial sont considérés comme complémentaires, on ne peut pas assimiler la relation qui existe entre ces deux termes à celle du masculin et du féminin ; il n’en est pas moins vrai, cependant, que ce complémentarisme, aussi bien que tout autre, se rattache d’une certaine façon à celui du Ciel et de la Terre, car le temps est mis en correspondance avec le Ciel par la notion des cycles, dont la base est essentiellement astronomique, et l’espace avec la Terre en tant que, dans l’ordre des apparences sensibles, la surface terrestre représente proprement l’étendue mesurable. Il ne faudrait certes pas conclure de cette correspondance que tous les complémentarismes peuvent se ramener à un type unique, et c’est pourquoi il serait erroné de parler de « hiérogamie » dans un cas comme celui que nous venons de rappeler ; ce qu’il faut dire, c’est seulement que tous les complémentarismes, de quelque type qu’ils soient, ont également leur principe dans la première de toutes les dualités, qui est celle de l’Essence et de la Substance universelles, ou, suivant le langage symbolique de la tradition extrême-orientale, celle du Ciel et de la Terre.

Maintenant, ce dont il faut bien se rendre compte pour comprendre exactement la signification différente des deux couples de nombres attribués au Ciel et à la Terre, c’est qu’un échange comme celui dont il vient d’être question ne peut se produire que lorsque les deux termes complémentaires sont envisagés dans leur rapport entre eux, ou plus spécialement comme unis l’un à l’autre s’il s’agit de « hiérogamie » proprement dite, et non pas pris en eux-mêmes et chacun séparément de l’autre. Il résulte de là que, tandis que 2 et 3 sont la Terre et le Ciel en eux-mêmes et dans leur nature propre, 5 et 6 sont la Terre et le Ciel dans leur action et réaction réciproque, donc au point de vue de la manifestation qui est le produit de cette action et de cette réaction ; c’est ce qu’exprime d’ailleurs très nettement un texte tel que celui-ci : « 5 et 6, c’est l’union centrale (tchoung-ho中合, c’est-à-dire l’union en leur centre)(4) du Ciel et de la Terre »(5). C’est ce qui apparaît mieux encore par la constitution même des nombres 5 et 6, qui sont tous deux formés également de 2 et de 3, mais ceux-ci étant unis entre eux de deux façons différentes, par addition pour le premier (2 + 3 = 5), et par multiplication pour le second (2 × 3 = 6) ; c’est d’ailleurs pourquoi ces deux nombres 5 et 6, naissant ainsi de l’union du pair et de l’impair, sont l’un et l’autre regardés très généralement, dans le symbolisme des différentes traditions, comme ayant un caractère essentiellement « conjonctif »(6). Pour pousser l’explication plus loin, il faut encore se demander pourquoi il y a addition dans un cas, celui de la Terre envisagée dans son union avec le Ciel, et multiplication dans l’autre cas, celui du Ciel envisagé inversement dans son union avec la Terre : c’est que, bien que chacun des deux principes reçoive dans cette union l’influence de l’autre, qui se conjoint en quelque façon à sa nature propre, ils la reçoivent cependant d’une manière différente. Par action du Ciel sur la Terre, le nombre céleste 3 vient simplement s’ajouter au nombre terrestre 2, parce que cette action, étant proprement « non-agissante », est ce qu’on peut appeler une « action de présence » ; par la réaction de la Terre à l’égard du Ciel, le nombre terrestre 2 multiplie le nombre céleste 3, parce que la potentialité de la substance est la racine même de la multiplicité(7).

On peut encore dire que, tandis que 2 et 3 expriment la nature même de la Terre et du Ciel, 5 et 6 expriment seulement leur « mesure », ce qui revient à dire que c’est bien au point de vue de la manifestation, et non plus en eux-mêmes, qu’ils sont alors envisagés ; car, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs(8), la notion même de la mesure est en rapport direct avec la manifestation. Le Ciel et la Terre en eux-mêmes ne sont aucunement mesurables, puisqu’ils n’appartiennent pas au domaine de la manifestation ; ce pour quoi on peut parler de mesure, ce sont seulement les déterminations par lesquelles ils apparaissent aux regards des êtres manifestés(9), et qui sont ce qu’on peut appeler les influences célestes et les influences terrestres, se traduisant par les actions respectives du yang et du yin. Pour comprendre d’une façon plus précise comment s’applique cette notion de mesure, il faut revenir ici à la considération des formes géométriques qui symbolisent les deux principes, et qui sont, comme nous l’avons vu précédemment, le cercle pour le Ciel et le carré pour la Terre(10) : les formes rectilignes, dont le carré est le prototype, sont mesurées par 5 et ses multiples, et, de même, les formes circulaires sont mesurées par 6 et ses multiples. En parlant des multiples de ces deux nombres, nous avons principalement en vue les premiers de ces multiples, c’est-à-dire le double de l’un et de l’autre, soit respectivement 10 et 12 ; en effet, la mesure naturelle des lignes droites s’effectue par une division décimale, et celle des lignes circulaires par une division duodécimale ; et l’on peut voir en cela la raison pour laquelle ces deux nombres 10 et 12 sont pris comme bases des principaux systèmes de numération, systèmes qui sont d’ailleurs parfois employés concurremment, comme c’est précisément le cas en Chine, parce qu’ils ont en réalité des applications différentes, de sorte que leur coexistence, dans une même forme traditionnelle, n’a absolument rien d’arbitraire ni de superflu(11).

Pour terminer ces remarques, nous signalerons encore l’importance donnée au nombre 11, en tant qu’il est la somme de 5 et de 6, ce qui en fait le symbole de cette « union centrale du Ciel et de la Terre » dont il a été question plus haut, et, par suite, « le nombre par lequel se constitue dans sa perfection (tcheng)(12) la Voie du Ciel et de la Terre »(13). Cette importance du nombre 11, ainsi que de ses multiples, est d’ailleurs encore un point commun aux doctrines traditionnelles les plus diverses, ainsi que nous l’avons déjà indiqué en une autre occasion(14), bien que, pour des raisons qui n’apparaissent pas très clairement, elle passe généralement inaperçue des modernes qui prétendent étudier le symbolisme des nombres(15). Ces considérations sur les nombres pourraient être développées presque indéfiniment ; mais, jusqu’ici, nous n’avons encore envisagé que ce qui concerne le Ciel et la Terre, qui sont les deux premiers termes de la Grande Triade, et il est temps de passer maintenant à la considération du troisième terme de celle-ci, c’est-à-dire de l’Homme.