CHAPITRE XXI
Providence, Volonté, Destin
Pour compléter ce que nous avons dit du ternaire Deus, Homo, Natura, nous parlerons quelque peu d’un autre ternaire qui lui correspond manifestement terme à terme : c’est celui qui est formé par la Providence, la Volonté et le Destin, considérés comme les trois puissances qui régissent l’Univers manifesté. Les considérations relatives à ce ternaire ont été développées surtout, dans les temps modernes, par Fabre d’Olivet(1), sur des données d’origine pythagoricienne ; il se réfère d’ailleurs aussi secondairement, à diverses reprises, à la tradition chinoise(2), d’une façon qui implique qu’il en a reconnu l’équivalence avec la Grande Triade. « L’homme, dit-il, n’est ni un animal ni une intelligence pure ; c’est un être mitoyen, placé entre la matière et l’esprit, entre le Ciel et la Terre, pour en être le lien » ; et l’on peut reconnaître nettement ici la place et le rôle du terme médian de la Triade extrême-orientale. « Que l’Homme universel(3) soit une puissance, c’est ce qui est constaté par tous les codes sacrés des nations, c’est ce qui est senti par tous les sages, c’est ce qui est même avoué par les vrais savants… Les deux autres puissances, au milieu desquelles il se trouve placé, sont le Destin et la Providence. Au-dessous de lui est le Destin, nature nécessitée et naturée ; au-dessus de lui est la Providence, nature libre et naturante. Il est, lui, comme règne hominal, la Volonté médiatrice, efficiente, placée entre ces deux natures pour leur servir de lien, de moyen de communication, et réunir deux actions, deux mouvements qui seraient incompatibles sans lui. » Il est intéressant de noter que les deux termes extrêmes du ternaire sont désignés expressément comme Natura naturans et Natura naturata, conformément à ce que nous avons dit plus haut ; et les deux actions ou les deux mouvements dont il est question ne sont pas autre chose au fond que l’action et la réaction du Ciel et de la Terre, le mouvement alterné du yang陽 et du yin陰. « Ces trois puissances, la Providence, l’Homme considéré comme règne hominal, et le Destin, constituent le ternaire universel. Rien n’échappe à leur action, tout leur est soumis dans l’Univers, tout, excepté Dieu lui-même qui, les enveloppant de son insondable unité, forme avec elles cette tétrade des anciens, cet immense quaternaire, qui est tout dans tous, et hors duquel il n’est rien. » C’est là une allusion au quaternaire fondamental des Pythagoriciens, symbolisé par la TetraktysΤετρακτύς, et ce que nous en avons dit précédemment, à propos du ternaire Spiritus, Anima, Corpus, permet de comprendre suffisamment ce qu’il en est pour qu’il ne soit pas besoin d’y revenir. D’autre part, il faut encore remarquer, car cela est particulièrement important au point de vue des concordances, que « Dieu » est envisagé ici comme le Principe en lui-même, à la différence du premier terme du ternaire Deus, Homo, Natura, de sorte que, dans ces deux cas, le même mot n’est pas pris dans la même acception ; et, ici, la Providence est seulement l’instrument de Dieu dans le gouvernement de l’Univers, exactement de même que le Ciel est l’instrument du Principe selon la tradition extrême-orientale.
Maintenant, pour comprendre pourquoi le terme médian est identifié, non pas seulement à l’Homme, mais plus précisément à la Volonté humaine, il faut savoir que, pour Fabre d’Olivet, la volonté est, dans l’être humain, l’élément intérieur et central qui unifie et enveloppe(4) les trois sphères intellectuelle, animique et instinctive, auxquelles correspondent respectivement l’esprit, l’âme et le corps. Comme on doit d’ailleurs retrouver dans le « microcosme » la correspondance du « macrocosme », ces trois sphères y représentent l’analogue des trois puissances universelles qui sont la Providence, la Volonté et le Destin(5) ; et la volonté joue, par rapport à elles, un rôle qui en fait comme l’image du Principe même. Cette façon d’envisager la volonté (qui d’ailleurs, il faut le dire, est insuffisamment justifiée par des considérations d’ordre plus psychologique que vraiment métaphysique) doit être rapprochée de ce que nous avons dit précédemment au sujet du Soufre alchimique, car c’est exactement de cela qu’il s’agit en réalité. Au surplus, il y a là comme une sorte de parallélisme entre les trois puissances, car, d’une part, la Providence peut évidemment être conçue comme l’expression de la Volonté divine, et, d’autre part, le Destin lui-même apparaît comme une sorte de volonté obscure de la Nature. « Le Destin est la partie inférieure et instinctive de la Nature universelle(6), que j’ai appelée nature naturée ; on nomme son action propre fatalité ; la forme par laquelle il se manifeste à nous se nomme nécessité… La Providence est la partie supérieure et intelligente de la Nature universelle, que j’ai appelée nature naturante ; c’est une loi vivante émanée de la Divinité, au moyen de laquelle toutes choses se déterminent en puissance d’être(7)… C’est la Volonté de l’homme qui, comme puissance médiane (correspondant à la partie animique de la Nature universelle), réunit le Destin à la Providence ; sans elle, ces deux puissances extrêmes non seulement ne se réuniraient jamais, mais elles ne se connaîtraient même pas »(8).
Un autre point qui est encore très digne de remarque, c’est celui-ci : la Volonté humaine, en s’unissant à la Providence et en collaborant consciemment avec elle(9), peut faire équilibre au Destin et arriver à le neutraliser(10). Fabre d’Olivet dit que « l’accord de la Volonté et de la Providence constitue le Bien ; le Mal naît de leur opposition(11)… L’homme se perfectionne ou se déprave selon qu’il tend à se confondre avec l’Unité universelle ou à s’en distinguer »(12), c’est-à-dire selon que, tendant vers l’un ou l’autre des deux pôles de la manifestation(13), qui correspondent en effet à l’unité et à la multiplicité, il allie sa volonté à la Providence ou au Destin et se dirige ainsi, soit du côté de la « liberté », soit du côté de la « nécessité ». Il dit aussi que « la loi providentielle est la loi de l’homme divin, qui vit principalement de la vie intellectuelle, dont elle est la régulatrice » ; il ne précise d’ailleurs pas davantage la façon dont il comprend cet « homme divin », qui peut sans doute, suivant les cas, être assimilé à l’« homme transcendant » ou seulement à l’« homme véritable ». Selon la doctrine pythagoricienne, suivie d’ailleurs sur ce point comme sur tant d’autres par Platon, « la Volonté évertuée par la foi (donc associée par là même à la Providence) pouvait subjuguer la Nécessité elle-même, commander à la Nature, et opérer des miracles ». L’équilibre entre la Volonté et la Providence d’une part et le Destin de l’autre était symbolisé géométriquement par le triangle rectangle dont les côtés sont respectivement proportionnels aux nombres 3, 4 et 5, triangle auquel le Pythagorisme donnait une grande importance(14), et qui, par une coïncidence très remarquable encore, n’en a pas une moindre dans la tradition extrême-orientale. Si la Providence est représentée(15) par 3, la Volonté humaine par 4 et le Destin par 5, on a dans ce triangle : 3 2 + 4 2 = 5 2 ; l’élévation des nombres à la seconde puissance indique que ceci se rapporte au domaine des forces universelles, c’est-à-dire proprement au domaine animique(16), celui qui correspond à l’Homme dans le « macrocosme », et au centre duquel, en tant que terme médian, se situe la volonté dans le « microcosme »(17).