CHAPITRE III
La multitude innombrable

Leibnitz, comme nous l’avons vu, n’admet aucunement le « nombre infini », puisqu’il déclare au contraire expressément que celui-ci, en quelque sens qu’on veuille l’entendre, implique contradiction ; mais, par contre, il admet ce qu’il appelle une « multitude infinie », sans même préciser, comme l’auraient fait tout au moins les scolastiques, que ce ne peut être là, en tout cas, qu’un infinitum secundum quid ; et la suite des nombres est, pour lui, un exemple d’une telle multitude. Pourtant, d’un autre côté, dans le domaine quantitatif, et même en ce qui concerne la grandeur continue, l’idée de l’infini lui paraît toujours suspecte de contradiction au moins possible, car, loin d’être une idée adéquate, elle comporte inévitablement une certaine part de confusion, et nous ne pouvons être certains qu’une idée n’implique aucune contradiction que lorsque nous en concevons distinctement tous les éléments(1) ; cela ne permet guère d’accorder à cette idée qu’un caractère « symbolique », nous dirions plutôt « représentatif », et c’est pourquoi il n’a jamais osé, ainsi que nous le verrons plus loin, se prononcer nettement sur la réalité des « infiniment petits » ; mais cet embarras même et cette attitude dubitative font encore mieux ressortir le défaut de principe qui lui faisait admettre qu’on puisse parler d’une « multitude infinie ». On pourrait aussi se demander, d’après cela, s’il ne pensait pas qu’une telle multitude, pour être « infinie » comme il le dit, ne devait pas seulement n’être pas « nombrable », ce qui est évident, mais que même elle ne devait être aucunement quantitative, en prenant la quantité dans toute son extension et sous tous ses modes ; cela pourrait être vrai dans certains cas, mais non pas dans tous ; quoi qu’il en soit, c’est encore là un point sur lequel il ne s’est jamais expliqué clairement.

L’idée d’une multitude qui surpasse tout nombre, et qui par conséquent n’est pas un nombre, semble avoir étonné la plupart de ceux qui ont discuté les conceptions de Leibnitz, qu’ils soient d’ailleurs « finitistes » ou « infinitistes » ; elle est pourtant fort loin d’être propre à Leibnitz comme ils semblent l’avoir cru généralement, et c’était même là, au contraire, une idée tout à fait courante chez les scolastiques(2). Cette idée s’entendait proprement de tout ce qui n’est ni nombre ni « nombrable », c’est-à-dire de tout ce qui ne relève pas de la quantité discontinue, qu’il s’agisse de choses appartenant à d’autres modes de la quantité ou de ce qui est entièrement en dehors du domaine quantitatif, car il s’agissait là d’une idée de l’ordre des « transcendantaux », c’est-à-dire des modes généraux de l’être, qui, contrairement à ses modes spéciaux comme la quantité, lui sont coextensifs(3). C’est ce qui permet de parler, par exemple, de la multitude des attributs divins, ou encore de la multitude des anges, c’est-à-dire d’êtres appartenant à des états qui ne sont pas soumis à la quantité et où, par conséquent, il ne peut être question de nombre ; c’est aussi ce qui nous permet de considérer les états de l’être ou les degrés de l’existence comme étant en multiplicité ou en multitude indéfinie, alors que la quantité n’est qu’une condition spéciale d’un seul d’entre eux. D’autre part, l’idée de multitude étant, contrairement à celle de nombre, applicable à tout ce qui existe, il doit forcément y avoir des multitudes d’ordre quantitatif, notamment en ce qui concerne la quantité continue, et c’est pourquoi nous disions tout à l’heure qu’il ne serait pas vrai dans tous les cas de considérer la soi-disant « multitude infinie », c’est-à-dire celle qui surpasse tout nombre, comme échappant entièrement au domaine de la quantité. Bien plus, le nombre lui-même peut être regardé aussi comme une espèce de multitude, mais à la condition d’ajouter que c’est, suivant l’expression de saint Thomas d’Aquin, une « multitude mesurée par l’unité » ; toute autre sorte de multitude, n’étant pas « nombrable », est « non-mesurée », c’est-à-dire qu’elle est, non point infinie, mais proprement indéfinie.

Il convient de noter, à ce propos, un fait assez singulier : pour Leibnitz, cette multitude, qui ne constitue pas un nombre, est cependant un « résultat des unités »(4) ; que faut-il entendre par là, et de quelles unités peut-il bien s’agir ? Ce mot d’unité peut être pris en deux sens tout à fait différents : il y a, d’une part, l’unité arithmétique ou quantitative, qui est l’élément premier et le point de départ du nombre, et, d’autre part, ce qui est désigné analogiquement comme l’Unité métaphysique, qui s’identifie à l’Être pur lui-même ; nous ne voyons pas qu’il y ait d’autre acception possible en dehors de celles-là ; mais d’ailleurs, quand on parle des « unités », en employant ce mot au pluriel, ce ne peut être évidemment que dans le sens quantitatif. Seulement, s’il en est ainsi, la somme des unités ne peut être autre chose qu’un nombre, et elle ne peut aucunement dépasser le nombre ; il est vrai que Leibnitz dit « résultat » et non « somme », mais cette distinction, même si elle est voulue, n’en laisse pas moins subsister une fâcheuse obscurité. Du reste, il déclare par ailleurs que la multitude, sans être un nombre, est néanmoins conçue par analogie avec le nombre : « Quand il y a plus de choses, dit-il, qu’il n’en peut être compris par aucun nombre, nous leur attribuons cependant analogiquement un nombre, que nous appelons infini », bien que ce ne soit là qu’une « façon de parler », un « modus loquendi »(5), et même, sous cette forme, une façon de parler fort incorrecte, puisque, en réalité, ce n’est nullement un nombre ; mais, quelles que soient les imperfections de l’expression et les confusions auxquelles elles peuvent donner lieu, nous devons admettre, en tout cas, qu’une identification de la multitude avec le nombre n’était sûrement pas au fond de sa pensée.

Un autre point auquel Leibnitz semble attacher une grande importance, c’est que l’« infini », tel qu’il le conçoit, ne constitue pas un tout(6) ; c’est là une condition qu’il regarde comme nécessaire pour que cette idée échappe à la contradiction, mais c’est là aussi un autre point qui ne laisse pas d’être encore passablement obscur. Il y a lieu de se demander de quelle sorte de « tout » il est ici question, et il faut tout d’abord écarter entièrement l’idée du Tout universel, qui est au contraire, comme nous l’avons dit dès le début, l’Infini métaphysique lui-même, c’est-à-dire le seul véritable Infini, et qui ne saurait aucunement être en cause ; en effet, qu’il s’agisse du continu ou du discontinu, la « multitude infinie » qu’envisage Leibnitz se tient, dans tous les cas, dans un domaine restreint et contingent, d’ordre cosmologique et non pas métaphysique. Il s’agit évidemment, d’ailleurs, d’un tout conçu comme composé de parties, tandis que, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs(7), le Tout universel est proprement « sans parties », en raison même de son infinité, puisque, ces parties devant être nécessairement relatives et finies, elles ne pourraient avoir avec lui aucun rapport réel, ce qui revient à dire qu’elles n’existent pas pour lui. Nous devons donc nous borner, quant à la question posée, à la considération d’un tout particulier ; mais ici encore, et précisément en ce qui concerne le mode de composition d’un tel tout et sa relation avec ses parties, il y a deux cas à envisager, correspondant à deux acceptions très différentes de ce même mot « tout ». D’abord, s’il s’agit d’un tout qui n’est rien de plus ni d’autre que la simple somme de ses parties, dont il est composé à la façon d’une somme arithmétique, ce que dit Leibnitz est évident au fond, car ce mode de formation est précisément celui qui est propre au nombre, et il ne nous permet pas de dépasser le nombre ; mais, à vrai dire, cette notion, loin de représenter la seule façon dont un tout peut être conçu, n’est pas même celle d’un tout véritable au sens le plus rigoureux de ce mot. En effet, un tout qui n’est ainsi que la somme ou le résultat de ses parties, et qui, par suite, est logiquement postérieur à celles-ci, n’est pas autre chose, en tant que tout, qu’un ens rationis, car il n’est « un » et « tout » que dans la mesure où nous le concevons comme tel ; en lui-même, ce n’est à proprement parler qu’une « collection », et c’est nous qui, par la façon dont nous l’envisageons, lui conférons, en un certain sens relatif, les caractères d’unité et de totalité. Au contraire, un tout véritable, possédant ces caractères par sa nature même, doit être logiquement antérieur à ses parties et en être indépendant : tel est le cas d’un ensemble continu, que nous pouvons diviser en parties arbitraires, c’est-à-dire d’une grandeur quelconque, mais qui ne présuppose aucunement l’existence actuelle de ces parties ; ici, c’est nous qui donnons aux parties comme telles une réalité, par une division idéale ou effective, et ainsi ce cas est exactement inverse du précédent.

Maintenant, toute la question revient en somme à savoir si, quand Leibnitz dit que « l’infini n’est pas un tout », il exclut ce second sens aussi bien que le premier ; il le semble, et même cela est probable, puisque c’est le seul cas où un tout soit vraiment « un », et que l’infini, suivant lui, n’est « nec unum, nec totum ». Ce qui le confirme encore, c’est que ce cas, et non le premier, est celui qui s’applique à un être vivant ou à un organisme lorsqu’on le considère sous le point de vue de la totalité ; or Leibnitz dit : « Même l’Univers n’est pas un tout, et ne doit pas être conçu comme un animal dont l’âme est Dieu, ainsi que le faisaient les anciens »(8). Cependant, s’il en est ainsi, on ne voit pas trop comment les idées de l’infini et du continu peuvent être connexes comme elles le sont le plus souvent pour lui, car l’idée du continu se rattache précisément, en un certain sens tout au moins, à cette seconde conception de la totalité ; mais c’est là un point qui pourra être mieux compris par la suite. Ce qui est certain en tout cas, c’est que, si Leibnitz avait conçu le troisième sens du mot « tout », sens purement métaphysique et supérieur aux deux autres, c’est-à-dire l’idée du Tout universel telle que nous l’avons posée tout d’abord, il n’aurait pas pu dire que l’idée de l’infini exclut la totalité, car il déclare d’ailleurs : « L’infini réel est peut-être l’absolu lui-même, qui n’est pas composé de parties, mais qui, ayant des parties, les comprend par raison éminente et comme au degré de perfection »(9). Il y a ici tout au moins une « lueur », pourrait-on dire, car cette fois, comme par exception, il prend le mot « infini » dans son vrai sens, bien qu’il soit erroné de dire que cet infini « a des parties », de quelque façon qu’on veuille l’entendre ; mais il est étrange qu’alors encore il n’exprime sa pensée que sous une forme dubitative et embarrassée, comme s’il n’était pas exactement fixé sur la signification de cette idée ; et peut-être ne l’a-t-il jamais été en effet, car autrement on ne s’expliquerait pas qu’il l’ait si souvent détournée de son sens propre, et qu’il soit parfois si difficile, quand il parle d’infini, de savoir si son intention a été de prendre ce terme « à la rigueur », fût-ce à tort, ou s’il n’y a vu qu’une simple « façon de parler ».