CHAPITRE XII
La notion de la limite

La notion de la limite est une des plus importantes que nous ayons à examiner ici, car c’est d’elle que dépend toute la valeur de la méthode infinitésimale sous le rapport de la rigueur ; on a même pu aller jusqu’à dire que, en définitive, « tout l’algorithme infinitésimal repose sur la seule notion de limite, car c’est précisément cette notion rigoureuse qui sert à définir et à justifier tous les symboles et toutes les formules du calcul infinitésimal »(1). En effet, l’objet de ce calcul « se réduit à calculer des limites de rapports et des limites de sommes, c’est-à-dire à trouver les valeurs fixes vers lesquelles convergent des rapports ou des sommes de quantités variables, à mesure que celles-ci décroissent indéfiniment suivant une loi donnée »(2). Pour plus de précision encore, nous dirons que, des deux branches en lesquelles se divise le calcul infinitésimal, le calcul différentiel consiste à calculer les limites de rapports dont les deux termes vont simultanément en décroissant indéfiniment suivant une certaine loi, de telle façon que le rapport lui-même conserve toujours une valeur finie et déterminée ; et le calcul intégral consiste à calculer les limites de sommes d’éléments dont la multitude croît indéfiniment en même temps que la valeur de chacun d’eux décroît indéfiniment, car il faut que ces deux conditions soient réunies pour que la somme elle-même demeure toujours une quantité finie et déterminée. Cela posé, on peut dire, d’une façon générale, que la limite d’une quantité variable est une autre quantité considérée comme fixe, et dont cette quantité variable est supposée s’approcher, par les valeurs qu’elle prend successivement au cours de sa variation, jusqu’à en différer aussi peu qu’on le veut, ou, en d’autres termes, jusqu’à ce que la différence de ces deux quantités devienne moindre que toute quantité assignable. Le point sur lequel nous devons insister tout particulièrement, pour des raisons qui seront mieux comprises par la suite, c’est que la limite est conçue essentiellement comme une quantité fixe et déterminée ; alors même qu’elle ne serait pas donnée par les conditions du problème, on devra toujours commencer par lui supposer une valeur déterminée, et continuer à la regarder comme fixe jusqu’à la fin du calcul.

Mais autre chose est la conception de la limite en elle-même, et autre chose la justification logique du « passage à la limite » ; Leibnitz estimait que « ce qui justifie en général ce “passage à la limite”, c’est que la même relation qui existe entre plusieurs grandeurs variables subsiste entre leurs limites fixes, quand leurs variations sont continues, car alors elles atteignent en effet leurs limites respectives ; c’est là un autre énoncé du principe de continuité »(3). Mais toute la question est précisément de savoir si la quantité variable, qui s’approche indéfiniment de sa limite fixe, et qui, par suite, peut en différer aussi peu qu’on le veut, d’après la définition même de la limite, peut atteindre effectivement cette limite par une conséquence de sa variation même, c’est-à-dire si la limite peut être conçue comme le dernier terme d’une variation continue. Nous verrons que, en réalité, cette solution est inacceptable ; pour le moment, nous dirons seulement, quitte à y revenir un peu plus tard, que la vraie notion de la continuité ne permet pas de considérer les quantités infinitésimales comme pouvant jamais s’égaler à zéro, car elles cesseraient alors d’être des quantités ; or, pour Leibnitz lui-même, elles doivent toujours garder le caractère de véritables quantités, et cela même quand on les considère comme « évanouissantes ». Une différence infinitésimale ne pourra donc jamais être rigoureusement nulle ; par suite, une variable, tant qu’elle sera regardée comme telle, différera toujours réellement de sa limite, et elle ne pourrait l’atteindre sans perdre par là même son caractère de variable.

Sur ce point, nous pouvons donc accepter entièrement, à part une légère réserve, les considérations qu’un mathématicien que nous avons déjà cité expose en ces termes : « Ce qui caractérise la limite telle que nous l’avons définie, c’est à la fois que la variable puisse en approcher autant qu’on le veut, et néanmoins qu’elle ne puisse jamais l’atteindre rigoureusement ; car, pour qu’elle l’atteignît en effet, il faudrait la réalisation d’une certaine infinité, qui nous est nécessairement interdite… Aussi doit-on s’en tenir à l’idée d’une approximation indéfinie, c’est-à-dire de plus en plus grande »(4). Au lieu de parler de « la réalisation d’une certaine infinité », ce qui ne saurait avoir pour nous aucun sens, nous dirons simplement qu’il faudrait qu’une certaine indéfinité fût épuisée en ce qu’elle a précisément d’inépuisable, mais que, en même temps, les possibilités de développement que comporte cette indéfinité même permettent d’obtenir une approximation aussi grande qu’on le veut, « ut error fiat minor dato », suivant l’expression de Leibnitz, pour qui « la méthode est sûre » dès que ce résultat est atteint. « Le propre de la limite et ce qui fait que la variable ne l’atteint jamais exactement, c’est d’avoir une définition autre que celle de la variable ; et la variable, de son côté, tout en approchant de plus en plus de la limite, ne l’atteint pas, parce qu’elle ne doit jamais cesser de satisfaire à sa définition primitive, laquelle, disons-nous, est différente. La distinction nécessaire entre les deux définitions de la limite et de la variable se retrouve partout… Ce fait, que les deux définitions sont logiquement distinctes et telles, néanmoins, que les objets définis peuvent s’approcher de plus en plus l’un de l’autre(5), rend compte de ce que paraît avoir d’étrange, au premier abord, l’impossibilité de faire coïncider jamais deux quantités dont on est maître d’ailleurs de diminuer la différence au delà de toute expression »(6).

Il est à peine besoin de dire que, en vertu de la tendance moderne à tout réduire exclusivement au quantitatif, on n’a pas manqué de reprocher à cette conception de la limite d’introduire une différence qualitative dans la science de la quantité elle-même ; mais, s’il fallait l’écarter pour cette raison, il faudrait également que la géométrie s’interdise entièrement, entre autres choses, la considération de la similitude, qui est purement qualitative aussi, ainsi que nous l’avons déjà expliqué ailleurs, puisqu’elle ne concerne que la forme des figures en faisant abstraction de leur grandeur, donc de tout élément proprement quantitatif. Il est d’ailleurs bon de remarquer, à ce propos, qu’un des principaux usages du calcul différentiel est de déterminer les directions des tangentes en chaque point d’une courbe, directions dont l’ensemble définit la forme même de la courbe, et que direction et forme sont précisément, dans l’ordre spatial, des éléments dont le caractère est essentiellement qualitatif(7). Au surplus, ce n’est pas une solution que de prétendre supprimer purement et simplement le « passage à la limite », sous prétexte que le mathématicien peut se dispenser d’y passer effectivement, et que cela ne le gênera nullement pour conduire son calcul jusqu’au bout ; cela peut être vrai, mais ce qui importe est ceci : jusqu’à quel point, dans ces conditions, aura-t-il le droit de considérer ce calcul comme reposant sur un raisonnement rigoureux, et, même si « la méthode est sûre » ainsi, ne sera-ce pas seulement en tant que simple méthode d’approximation ? On pourrait objecter que la conception que nous venons d’exposer rend aussi impossible le « passage à la limite », puisque cette limite a justement pour caractère de ne pouvoir être atteinte ; mais cela n’est vrai qu’en un certain sens, et seulement tant que l’on considère les quantités variables comme telles, car nous n’avons pas dit que la limite ne pouvait aucunement être atteinte, mais, et c’est là ce qu’il est essentiel de bien préciser, qu’elle ne pouvait pas l’être dans la variation et comme terme de celle-ci. Ce qui est véritablement impossible, c’est uniquement la conception du « passage à la limite » comme constituant l’aboutissement d’une variation continue ; nous devons donc substituer une autre conception à celle-là, et c’est ce que nous ferons plus explicitement par la suite.