CHAPITRE XV
Zéro n’est pas un nombre

La décroissance indéfinie des nombres ne peut pas plus aboutir à un « nombre nul » que leur croissance indéfinie ne peut aboutir à un « nombre infini », et cela pour la même raison, puisque l’un de ces nombres devrait être l’inverse de l’autre ; en effet, d’après ce que nous avons dit précédemment au sujet des nombres inverses, qui sont également éloignés de l’unité dans les deux suites, l’une croissante et l’autre décroissante, qui ont pour point de départ commun cette unité, et comme il y a nécessairement autant de termes dans l’une de ces suites que dans l’autre, les derniers termes, qui seraient le « nombre infini » et le « nombre nul », devraient eux-mêmes, s’ils existaient, être également éloignés de l’unité, donc être inverses l’un de l’autre(1). Dans ces conditions, si le signe ∞ n’est en réalité que le symbole des quantités indéfiniment croissantes, le signe 0 devrait logiquement pouvoir être pris de même comme symbole des quantités indéfiniment décroissantes, afin d’exprimer dans la notation la symétrie qui existe, comme nous l’avons dit, entre les unes et les autres ; mais, malheureusement, ce signe 0 a déjà une tout autre signification, car il sert originairement à désigner l’absence de toute quantité, tandis que le signe ∞ n’a aucun sens réel qui corresponde à celui-là. C’est là une nouvelle source de confusions, comme celles qui se produisent à propos des « quantités évanouissantes », et il faudrait, pour les éviter, créer pour les quantités indéfiniment décroissantes un autre symbole différent du zéro, puisque ces quantités ont pour caractère de ne jamais pouvoir s’annuler dans leur variation ; en tout cas, avec la notation actuellement employée par les mathématiciens, il semble à peu près impossible que de telles confusions ne se produisent pas.

Si nous insistons sur cette remarque que zéro, en tant qu’il représente l’absence de toute quantité, n’est pas un nombre et ne peut pas être considéré comme tel, bien que cela puisse en somme paraître assez évident à ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de prendre connaissance de certaines discussions, c’est que, dès lors qu’on admet l’existence d’un « nombre nul », qui doit être le « plus petit des nombres », on est forcément conduit à supposer corrélativement, comme son inverse, un « nombre infini », dans le sens du « plus grand des nombres ». Si donc on accepte ce postulat que zéro est un nombre, l’argumentation en faveur du « nombre infini » peut être ensuite parfaitement logique(2) ; mais c’est précisément ce postulat que nous devons rejeter, car, si les conséquences qui s’en déduisent sont contradictoires, et nous avons vu que l’existence du « nombre infini » l’est effectivement, c’est que, en lui-même, il implique déjà contradiction. En effet, la négation de la quantité ne peut aucunement être assimilée à une quantité ; la négation du nombre ou de la grandeur ne peut en aucun sens ni à aucun degré constituer une espèce du nombre ou de la grandeur ; prétendre le contraire, c’est soutenir que quelque chose peut être, suivant l’expression de Leibnitz, « équivalent à une espèce de son contradictoire », et autant vaudrait dire tout de suite que la négation de la logique est la logique même.

Il est donc contradictoire de parler de zéro comme d’un nombre, ou de supposer un « zéro de grandeur » qui serait encore une grandeur, d’où résulterait forcément la considération d’autant de zéros distincts qu’il y a de sortes différentes de grandeurs ; en réalité, il ne peut y avoir que le zéro pur et simple, qui n’est pas autre chose que la négation de la quantité, sous quelque mode que celle-ci soit d’ailleurs envisagée(3). Dès lors que tel est le véritable sens du zéro arithmétique pris « à la rigueur », il est évident que ce sens n’a rien de commun avec la notion des quantités indéfiniment décroissantes, qui sont toujours des quantités, et non une absence de quantité, non plus que quelque chose qui serait en quelque sorte intermédiaire entre le zéro et la quantité, ce qui serait encore une conception parfaitement inintelligible, et qui, dans son ordre, rappellerait d’ailleurs d’assez près celle de la « virtualité » leibnitzienne dont nous avons dit quelques mots précédemment.

Nous pouvons maintenant revenir à l’autre signification que le zéro a en fait dans la notation habituelle, afin de voir comment les confusions dont nous avons parlé ont pu s’introduire : nous avons dit précédemment qu’un nombre peut être regardé en quelque sorte comme pratiquement indéfini dès qu’il ne nous est plus possible de l’exprimer ou de le représenter distinctement d’une façon quelconque ; un tel nombre, quel qu’il soit, pourra seulement, dans l’ordre croissant, être symbolisé par le signe ∞, en tant que celui-ci représente l’indéfiniment grand ; il ne s’agit donc pas là d’un nombre déterminé, mais bien de tout un domaine, ce qui est d’ailleurs nécessaire pour qu’il soit possible d’envisager, dans l’indéfini, des inégalités et même des ordres différents de grandeur. Il manque, dans la notation mathématique, un autre symbole pour représenter le domaine qui correspond à celui-là dans l’ordre décroissant, c’est-à-dire ce qu’on peut appeler le domaine de l’indéfiniment petit ; mais, comme un nombre appartenant à ce domaine est, en fait, négligeable dans les calculs, on a pris l’habitude de le considérer comme pratiquement nul, bien que ce ne soit là qu’une simple approximation résultant de l’imperfection inévitable de nos moyens d’expression et de mesure, et c’est sans doute pour cette raison qu’on en est arrivé à le symboliser par le même signe 0 qui représente d’autre part l’absence rigoureuse de toute quantité. C’est seulement en ce sens que ce signe 0 devient en quelque sorte symétrique du signe ∞, et qu’ils peuvent être placés respectivement aux deux extrémités de la série des nombres, telle que nous l’avons considérée précédemment comme s’étendant indéfiniment, par les nombres entiers et par leurs inverses, dans les deux sens croissant et décroissant. Cette série se présente alors sous la forme suivante :

0 … … ( 1 ) / 4 , ( 1 ) / 3 , ( 1 ) / 2 , 1, 2, 3, 4, … … ∞ ;

mais il faut bien prendre garde que 0 et ∞ représentent, non point deux nombres déterminés, qui termineraient la série dans les deux sens, mais deux domaines indéfinis, dans lesquels il ne saurait au contraire y avoir de derniers termes, en raison de leur indéfinité même ; il est d’ailleurs évident que le zéro ne saurait être ici ni un « nombre nul », qui serait un dernier terme dans le sens décroissant, ni une négation ou une absence de toute quantité, qui ne peut avoir aucune place dans cette série de quantités numériques.

Dans cette même série, comme nous l’avons expliqué précédemment, deux nombres équidistants de l’unité centrale sont inverses ou complémentaires l’un de l’autre, donc reproduisent l’unité par leur multiplication : ( 1 ) / n × n = 1, de sorte que, pour les deux extrémités de la série, on serait amené à écrire aussi 0 × ∞ = 1 ; mais, du fait que les signes 0 et ∞, qui sont les deux facteurs de ce dernier produit, ne représentent pas des nombres déterminés, il s’ensuit que l’expression 0 × ∞ elle-même constitue un symbole d’indétermination ou ce qu’on appelle une « forme indéterminée », et l’on doit alors écrire 0 × ∞ = n, n étant un nombre quelconque(4) ; il n’en est pas moins vrai que, de toute façon, on est ramené ainsi au fini ordinaire, les deux indéfinités opposées se neutralisant pour ainsi dire l’une l’autre. On voit encore très nettement ici, une fois de plus, que le symbole ∞ ne représente point l’Infini, car l’Infini, dans son vrai sens, ne peut avoir ni opposé ni complémentaire, et il ne peut entrer en corrélation avec quoi que ce soit, pas plus avec le zéro, en quelque sens qu’on l’entende, qu’avec l’unité ou avec un nombre quelconque, ni d’ailleurs avec une chose particulière de quelque ordre que ce soit, quantitatif ou non ; étant le Tout universel et absolu, il contient aussi bien le Non-Être que l’Être, de sorte que le zéro lui-même, dès lors qu’il n’est pas regardé comme un pur néant, doit nécessairement être considéré aussi comme compris dans l’Infini.

En faisant allusion ici au Non-Être, nous touchons à une autre signification du zéro, toute différente de celles que nous venons d’envisager, et qui est d’ailleurs la plus importante au point de vue de son symbolisme métaphysique ; mais, à cet égard, il est nécessaire, pour éviter toute confusion entre le symbole et ce qu’il représente, de bien préciser que le Zéro métaphysique, qui est le Non-Être, n’est pas plus le zéro de quantité que l’Unité métaphysique, qui est l’Être, n’est l’unité arithmétique ; ce qui est ainsi désigné par ces termes ne peut l’être que par transposition analogique, puisque, dès lors qu’on se place dans l’Universel, on est évidemment au delà de tout domaine spécial comme celui de la quantité. Ce n’est d’ailleurs pas en tant qu’il représente l’indéfiniment petit que le zéro peut, par une telle transposition, être pris comme symbole du Non-Être, mais en tant que, suivant son acception mathématique la plus rigoureuse, il représente l’absence de quantité, qui en effet symbolise dans son ordre la possibilité de non-manifestation, de même que l’unité symbolise la possibilité de manifestation, étant le point de départ de la multiplicité indéfinie des nombres comme l’Être est le principe de toute manifestation(5).

Ceci nous conduit encore à remarquer que, de quelque façon qu’on envisage le zéro, il ne saurait en tout cas être pris pour un pur néant, qui ne correspond métaphysiquement qu’à l’impossibilité, et qui d’ailleurs ne peut logiquement être représenté par rien. Cela est trop évident lorsqu’il s’agit de l’indéfiniment petit ; il est vrai que ce n’est là, si l’on veut, qu’un sens dérivé, dû, comme nous le disions tout à l’heure, à une sorte d’assimilation approximative d’une quantité négligeable pour nous à l’absence de toute quantité ; mais, en ce qui concerne l’absence même de quantité, ce qui est nul sous ce rapport peut fort bien ne point l’être sous d’autres rapports, comme on le voit clairement par un exemple comme celui du point, qui, étant indivisible, est par là même inétendu, c’est-à-dire spatialement nul(6), mais qui n’en est pas moins, ainsi que nous l’avons exposé ailleurs, le principe même de toute l’étendue(7). Il est d’ailleurs vraiment étrange que les mathématiciens aient généralement l’habitude d’envisager le zéro comme un pur néant, et que cependant il leur soit impossible de ne pas le regarder en même temps comme doué d’une puissance indéfinie, puisque, placé à la droite d’un autre chiffre dit « significatif », il contribue à former la représentation d’un nombre qui, par la répétition de ce même zéro, peut croître indéfiniment, comme il en est, par exemple, dans le cas du nombre dix et de ses puissances successives. Si réellement le zéro n’était qu’un pur néant, il ne pourrait pas en être ainsi, et même, à vrai dire, il ne serait alors qu’un signe inutile, entièrement dépourvu de toute valeur effective ; il y a donc là, dans les conceptions mathématiques modernes, encore une autre inconséquence à ajouter à toutes celles que nous avons déjà eu l’occasion de signaler jusqu’ici.