CHAPITRE XVI
La notation des nombres négatifs

Si nous revenons à la seconde des deux significations mathématiques du zéro, c’est-à-dire au zéro considéré comme représentant l’indéfiniment petit, ce qu’il importe avant tout de bien retenir, c’est que le domaine de celui-ci comprend, dans la suite doublement indéfinie des nombres, tout ce qui est au delà de nos moyens d’évaluation dans un certain sens, de même que le domaine de l’indéfiniment grand comprend, dans cette même suite, tout ce qui est au delà de ces mêmes moyens d’évaluation dans l’autre sens. Cela étant, il n’y a donc évidemment pas lieu de parler de nombres « moindres que zéro », pas plus que de nombres « plus grands que l’indéfini » ; et cela est encore plus inacceptable, s’il est possible, lorsque le zéro, dans son autre signification, représente purement et simplement l’absence de toute quantité, car une quantité qui serait moindre que rien est proprement inconcevable. C’est cependant ce qu’on a voulu faire, en un certain sens, en introduisant en mathématiques la considération des nombres dits négatifs, et en oubliant, par un effet du « conventionalisme » moderne, que ces nombres, à l’origine, ne sont rien de plus que l’indication du résultat d’une soustraction réellement impossible, par laquelle un nombre plus grand devrait être retranché d’un nombre plus petit ; nous avons déjà fait remarquer, du reste, que toutes les généralisations ou les extensions de l’idée de nombre ne proviennent en fait que de la considération d’opérations impossibles au point de vue de l’arithmétique pure ; mais cette conception des nombres négatifs et les conséquences qu’elle entraîne demandent encore quelques autres explications.

Nous avons dit précédemment que la suite des nombres entiers est formée à partir de l’unité, et non à partir de zéro ; en effet, l’unité étant posée, toute la suite des nombres s’en déduit de telle sorte qu’on peut dire qu’elle est déjà impliquée et contenue en principe dans cette unité initiale(1), au lieu que de zéro on ne peut évidemment tirer aucun nombre. Le passage de zéro à l’unité ne peut se faire de la même façon que le passage de l’unité aux autres nombres, ou d’un nombre quelconque au nombre suivant, et, au fond, supposer possible ce passage de zéro à l’unité, c’est avoir déjà posé implicitement l’unité(2). Enfin, poser zéro au début de la suite des nombres, comme s’il était le premier de cette suite, ne peut avoir que deux significations : ou bien c’est admettre réellement que zéro est un nombre, contrairement à ce que nous avons établi, et, par suite, qu’il peut avoir avec les autres nombres des rapports de même ordre que les rapports de ces nombres entre eux, ce qui n’est pas, puisque zéro multiplié ou divisé par un nombre quelconque donne toujours zéro ; ou bien c’est un simple artifice de notation, qui ne peut qu’entraîner des confusions plus ou moins inextricables. En fait, l’emploi de cet artifice ne se justifie guère que pour permettre l’introduction de la notation des nombres négatifs, et, si l’usage de cette notation offre sans doute certains avantages pour la commodité des calculs, considération toute « pragmatique » qui n’est pas en cause ici et qui est même sans importance véritable à notre point de vue, il est facile de se rendre compte qu’il n’est pas sans présenter d’autre part de graves inconvénients logiques. La première de toutes les difficultés auxquelles il donne lieu à cet égard, c’est précisément la conception des quantités négatives comme « moindres que zéro », que Leibnitz rangeait parmi les affirmations qui ne sont que « toleranter veræ », mais qui, en réalité, est, comme nous le disions tout à l’heure, entièrement dépourvue de toute signification. « Avancer qu’une quantité négative isolée est moindre que zéro, a dit Carnot, c’est couvrir la science des mathématiques, qui doit être celle de l’évidence, d’un nuage impénétrable, et s’engager dans un labyrinthe de paradoxes tous plus bizarres les uns que les autres »(3). Sur ce point, nous pouvons nous en tenir à ce jugement, qui n’est pas suspect et n’a certainement rien d’exagéré ; on ne devrait d’ailleurs jamais oublier, dans l’usage qu’on fait de cette notation des nombres négatifs, qu’il ne s’agit là de rien de plus que d’une simple convention.

La raison de cette convention est la suivante : lorsqu’une soustraction est arithmétiquement impossible, son résultat est cependant susceptible d’une interprétation dans le cas où cette soustraction se rapporte à des grandeurs qui peuvent être comptées en deux sens opposés, comme, par exemple, les distances mesurées sur une ligne, ou les angles de rotation autour d’un point fixe, ou encore les temps comptés en allant, à partir d’un certain instant, vers le futur ou vers le passé. De là la représentation géométrique qu’on donne habituellement de ces nombres négatifs : si l’on considère une droite entière, indéfinie dans les deux sens, et non plus seulement une demi-droite comme nous l’avions fait précédemment, on compte, sur cette droite, les distances comme positives ou comme négatives suivant qu’elles sont parcourues dans un sens ou dans l’autre, et on fixe un point pris comme origine, à partir duquel les distances sont dites positives d’un côté et négatives de l’autre. À chaque point de la droite correspondra un nombre qui sera la mesure de sa distance à l’origine, et que nous pouvons, pour simplifier le langage, appeler son coefficient ; l’origine elle-même, dans ce cas encore, aura naturellement pour coefficient zéro, et le coefficient de tout autre point de la droite sera un nombre affecté du signe + ou -, signe qui, en réalité, indiquera simplement de quel côté ce point est situé par rapport à l’origine. Sur une circonférence, on pourra de même distinguer un sens positif et un sens négatif de rotation, et compter, à partir d’une position initiale du rayon, les angles comme positifs ou comme négatifs suivant qu’ils seront décrits dans l’un ou l’autre de ces deux sens, ce qui donnerait lieu à des remarques analogues. Pour nous en tenir à la considération de la droite, deux points équidistants de l’origine, de part et d’autre de celle-ci, auront pour coefficient le même nombre, mais avec des signes contraires, et un point plus éloigné de l’origine qu’un autre aura naturellement pour coefficient, dans tous les cas, un nombre plus grand ; on voit par là que, si un nombre n est plus grand qu’un autre nombre m, il est absurde de dire, comme on le fait d’ordinaire, que -n est plus petit que -m, puisqu’il représente au contraire une distance plus grande. D’ailleurs, le signe placé ainsi devant un nombre ne peut réellement le modifier en aucune façon au point de vue de la quantité, puisqu’il ne représente rien qui se rapporte à la mesure des distances elles-mêmes, mais seulement la direction dans laquelle ces distances sont parcourues, direction qui est un élément d’ordre proprement qualitatif et non pas quantitatif(4).

D’autre part, la droite étant indéfinie dans les deux sens, on est amené à envisager un indéfini positif et un indéfini négatif, qu’on représente respectivement par les signes +∞ et -∞, et qu’on désigne communément par les expressions absurdes de « plus l’infini » et « moins l’infini » ; on se demande ce que pourrait bien être un infini négatif, ou encore ce qui pourrait bien subsister si de quelque chose ou même de rien, puisque les mathématiciens regardent le zéro comme rien, on retranchait l’infini ; ce sont là de ces choses qu’il suffit d’énoncer en langage clair pour voir immédiatement qu’elles sont dépourvues de toute signification. Il faut encore ajouter qu’on est ensuite conduit, en particulier dans l’étude de la variation des fonctions, à regarder l’indéfini négatif comme se confondant avec l’indéfini positif, de telle sorte qu’un mobile parti de l’origine et s’en éloignant constamment dans le sens positif reviendrait vers elle du côté négatif, ou inversement, si son mouvement se poursuivait pendant un temps indéfini, d’où il résulte que la droite, ou ce qui est considéré comme tel, doit être en réalité une ligne fermée, bien qu’indéfinie. On pourrait d’ailleurs montrer que les propriétés de la droite dans le plan sont entièrement analogues à celles d’un grand cercle ou cercle diamétral sur la surface d’une sphère, et qu’ainsi le plan et la droite peuvent être assimilés à une sphère et à un grand cercle de rayon indéfiniment grand, et par suite de courbure indéfiniment petite, les cercles ordinaires du plan l’étant alors aux petits cercles de cette même sphère ; cette assimilation, pour devenir rigoureuse, suppose d’ailleurs un « passage à la limite », car il est évident que, si grand que le rayon devienne dans sa croissance indéfinie, on a toujours une sphère et non un plan, et que cette sphère tend seulement à se confondre avec le plan et ses grands cercles avec des droites, de telle sorte que plan et droite sont ici des limites, de la même façon que le cercle est la limite d’un polygone régulier dont le nombre des côtés croît indéfiniment. Sans y insister davantage, nous ferons seulement remarquer qu’on saisit en quelque sorte directement, par des considérations de ce genre, les limites mêmes de l’indéfinité spatiale ; comment donc, en tout ceci, peut-on, si l’on veut garder quelque apparence de logique, parler encore d’infini ?

En considérant les nombres positifs et négatifs comme nous venons de le dire, la série des nombres prend la forme suivante :

-∞, … … -4, -3, -2, -1, 0, 1, 2, 3, 4, … … +∞,

l’ordre de ces nombres étant le même que celui des points correspondants sur la droite, c’est-à-dire des points qui ont ces mêmes nombres pour coefficients respectifs, ce qui est d’ailleurs la marque de l’origine réelle de la série ainsi formée. Cette série, bien qu’elle soit également indéfinie dans les deux sens, est tout à fait différente de celle que nous avons envisagée précédemment et qui comprenait les nombres entiers et leurs inverses : elle est symétrique, non plus par rapport à l’unité, mais par rapport au zéro, qui correspond à l’origine des distances ; et, si deux nombres équidistants de ce terme central le reproduisent encore, ce n’est plus par multiplication comme dans le cas des nombres inverses, mais par addition « algébrique », c’est-à-dire effectuée en tenant compte de leurs signes, ce qui ici est arithmétiquement une soustraction. D’autre part, cette nouvelle série n’est aucunement, comme l’était la précédente, indéfiniment croissante dans un sens et indéfiniment décroissante dans l’autre, ou du moins, si l’on prétend la considérer ainsi, ce n’est que par une « façon de parler » des plus incorrectes, qui est celle-là même par laquelle on envisage des nombres « plus petits que zéro » ; en réalité, cette série est indéfiniment croissante dans les deux sens également, puisque ce qu’elle comprend de part et d’autre du zéro central, c’est la même suite des nombres entiers ; ce qu’on appelle la « valeur absolue », expression d’ailleurs assez singulière encore, doit seul être pris en considération sous le rapport purement quantitatif, et les signes positifs ou négatifs ne changent rien à cet égard, puisque, en réalité, ils n’expriment pas autre chose que les relations de « situation » que nous avons expliquées tout à l’heure. L’indéfini négatif n’est donc nullement assimilable à l’indéfiniment petit ; au contraire, il est, tout aussi bien que l’indéfini positif, de l’indéfiniment grand ; la seule différence, et qui n’est pas d’ordre quantitatif, c’est qu’il se développe dans une autre direction, ce qui est parfaitement concevable lorsqu’il s’agit de grandeurs spatiales ou temporelles, mais totalement dépourvu de sens pour des grandeurs arithmétiques, pour lesquelles un tel développement est nécessairement unique, ne pouvant être autre que celui de la suite même des nombres entiers.

Parmi les autres conséquences bizarres ou illogiques de la notation des nombres négatifs, nous signalerons encore la considération, introduite par la résolution des équations algébriques, des quantités dites « imaginaires », que Leibnitz, comme nous l’avons vu, rangeait, au même titre que les quantités infinitésimales, parmi ce qu’il appelait des « fictions bien fondées » ; ces quantités, ou soi-disant telles, se présentent comme racines des nombres négatifs, ce qui, en réalité, ne répond encore qu’à une impossibilité pure et simple, puisque, qu’un nombre soit positif ou négatif, son carré est toujours nécessairement positif en vertu des règles de la multiplication algébrique. Même si l’on pouvait, en donnant à ces quantités « imaginaires » un autre sens, réussir à les faire correspondre à quelque chose de réel, ce que nous n’examinerons pas ici, il est bien certain, en tout cas, que leur théorie et son application à la géométrie analytique, telles qu’elles sont exposées par les mathématiciens actuels, n’apparaissent guère que comme un véritable tissu de confusions et même d’absurdités, et comme le produit d’un besoin de généralisations excessives et tout artificielles, qui ne recule même pas devant l’énoncé de propositions manifestement contradictoires ; certains théorèmes sur les « asymptotes du cercle », par exemple, suffiraient amplement à prouver que nous n’exagérons rien. On pourra dire, il est vrai, que ce n’est pas là de la géométrie proprement dite, mais seulement, comme la considération de la « quatrième dimension » de l’espace(5), de l’algèbre traduite en langage géométrique ; mais ce qui est grave, précisément, c’est que, parce qu’une telle traduction, aussi bien que son inverse, est possible et légitime dans une certaine mesure, on veuille l’étendre aussi aux cas où elle ne peut plus rien signifier, car c’est bien là le symptôme d’une extraordinaire confusion dans les idées, en même temps que l’extrême aboutissement d’un « conventionalisme » qui va jusqu’à faire perdre le sens de toute réalité.