CHAPITRE XX
Différents ordres d’indéfinité

Les difficultés logiques et même les contradictions auxquelles se heurtent les mathématiciens, quand ils considèrent des quantités « infiniment grandes » ou « infiniment petites » différentes entre elles et appartenant même à des ordres différents, viennent uniquement de ce qu’ils regardent comme infini ce qui est simplement indéfini ; il est vrai que, en général, ils semblent se préoccuper assez peu de ces difficultés, mais elles n’en existent pas moins et n’en sont pas moins graves pour cela, et elles font apparaître leur science comme remplie d’une foule d’illogismes, ou, si l’on préfère, de « paralogismes », qui lui font perdre toute valeur et toute portée sérieuse aux yeux de ceux qui ne se laissent pas illusionner par les mots. Voici quelques exemples des contradictions qu’introduisent ainsi ceux qui admettent l’existence de grandeurs infinies, lorsqu’il s’agit d’appliquer cette notion aux grandeurs géométriques : si l’on considère une ligne, une droite par exemple, comme infinie, cet infini doit être moindre, et même infiniment moindre, que celui qui est constitué par une surface, telle qu’un plan, dans laquelle cette ligne est contenue avec une infinité d’autres, et ce deuxième infini, à son tour, sera infiniment moindre que celui de l’étendue à trois dimensions. La possibilité même de la coexistence de tous ces prétendus infinis, dont certains le sont au même degré et les autres à des degrés différents, devrait suffire à prouver qu’aucun d’eux ne peut être véritablement infini, même à défaut de toute considération d’un ordre plus proprement métaphysique ; en effet, redisons-le encore, car ce sont là des vérités sur lesquelles on ne saurait jamais trop insister, il est évident que, si l’on suppose une pluralité d’infinis distincts, chacun d’eux se trouve limité par les autres, ce qui revient à dire qu’ils s’excluent les uns les autres. À vrai dire, du reste, les « infinitistes », chez qui cette accumulation purement verbale d’une « infinité d’infinis » semble produire comme une sorte d’« intoxication mentale », s’il est permis de s’exprimer ainsi, ne reculent nullement devant de semblables contradictions, puisque, comme nous l’avons déjà dit, ils n’éprouvent aucune difficulté à admettre qu’il y a différents nombres infinis, et que, par suite, un infini peut être plus grand ou plus petit qu’un autre infini ; mais l’absurdité de tels énoncés n’est que trop évidente, et le fait qu’ils sont d’un usage assez courant dans les mathématiques actuelles n’y change rien, mais montre seulement à quel point le sens de la plus élémentaire logique est perdu à notre époque. Une autre contradiction encore, non moins manifeste que les précédentes, est celle qui se présente dans le cas d’une surface fermée, donc évidemment et visiblement finie, et qui devrait cependant contenir une infinité de lignes, comme, par exemple, une sphère contenant une infinité de cercles ; on aurait ici un contenant fini, dont le contenu serait infini, ce qui a lieu également, d’ailleurs, lorsqu’on soutient, comme le fait Leibnitz, l’« infinité actuelle » des éléments d’un ensemble continu.

Au contraire, il n’y a aucune contradiction à admettre la coexistence d’indéfinités multiples et de différents ordres : c’est ainsi que la ligne, indéfinie suivant une seule dimension, peut être considérée à cet égard comme constituant une indéfinité simple ou du premier ordre ; la surface, indéfinie suivant deux dimensions, et comprenant une indéfinité de lignes indéfinies, sera alors une indéfinité du second ordre, et l’étendue à trois dimensions, qui peut comprendre une indéfinité de surfaces indéfinies, sera de même une indéfinité du troisième ordre. Il est essentiel de remarquer ici encore que nous disons que la surface comprend une indéfinité de lignes, mais non pas qu’elle est constituée par une indéfinité de lignes, de même que la ligne n’est pas composée de points, mais en comprend une multitude indéfinie ; et il en est encore de même du volume par rapport aux surfaces, l’étendue à trois dimensions n’étant elle-même pas autre chose qu’un volume indéfini. C’est d’ailleurs là, au fond, ce que nous avons déjà dit plus haut au sujet des « indivisibles » et de la « composition du continu » ; les questions de ce genre, en raison de leur complexité même, sont de celles qui font le mieux sentir la nécessité d’un langage rigoureux. Ajoutons aussi à ce propos que, si l’on peut légitimement considérer, à un certain point de vue, la ligne comme engendrée par un point, la surface par une ligne et le volume par une surface, cela suppose essentiellement que ce point, cette ligne ou cette surface se déplacent par un mouvement continu, comprenant une indéfinité de positions successives ; et c’est là tout autre chose que de considérer ces positions prises isolément les unes des autres, c’est-à-dire les points, les lignes et les surfaces regardés comme fixes et déterminés, comme constituant respectivement des parties ou des éléments de la ligne, de la surface et du volume. De même, quand on considère, en sens inverse, une surface comme l’intersection de deux volumes, une ligne comme l’intersection de deux surfaces et un point comme l’intersection de deux lignes, il est bien entendu que ces intersections ne doivent nullement être conçues comme des parties communes à ces volumes, à ces surfaces ou à ces lignes ; elles en sont seulement, comme le disait Leibnitz, des limites ou des extrémités.

D’après ce que nous avons dit tout à l’heure, chaque dimension introduit en quelque sorte un nouveau degré d’indétermination dans l’étendue, c’est-à-dire dans le continu spatial considéré comme susceptible de croître indéfiniment en extension, et on obtient ainsi ce qu’on pourrait appeler des puissances successives de l’indéfini(1) ; et l’on peut dire aussi qu’une indéfinité d’un certain ordre ou à une certaine puissance contient une multitude indéfinie d’indéfinis d’un ordre inférieur ou à une puissance moindre. Tant qu’il n’est question en tout cela que d’indéfini, toutes ces considérations et celles du même genre demeurent donc parfaitement acceptables, car il n’y a aucune incompatibilité logique entre des indéfinités multiples et distinctes, qui, pour être indéfinies, n’en sont pas moins de nature essentiellement finie, donc parfaitement susceptibles de coexister, comme autant de possibilités particulières et déterminées, à l’intérieur de la Possibilité totale, qui seule est infinie, parce qu’elle est identique au Tout universel(2). Ces mêmes considérations ne prennent une forme impossible et absurde que par la confusion de l’indéfini avec l’infini ; ainsi, c’est bien là encore un des cas où, comme lorsqu’il s’agissait de la « multitude infinie », la contradiction inhérente à un prétendu infini déterminé cache, en la déformant jusqu’à la rendre méconnaissable, une autre idée qui n’a rien de contradictoire en elle-même.

Nous venons de parler de différents degrés d’indétermination des quantités dans le sens croissant ; c’est par cette même notion, envisagée dans le sens décroissant, que nous avons déjà justifié plus haut la considération des divers ordres de quantités infinitésimales, dont la possibilité se comprend ainsi plus facilement encore en observant la corrélation que nous avons signalée entre l’indéfiniment croissant et l’indéfiniment décroissant. Parmi les quantités indéfinies de différents ordres, celles d’un ordre autre que le premier sont toujours indéfinies par rapport à celles des ordres précédents aussi bien que par rapport aux quantités ordinaires ; il est tout aussi légitime de considérer de même, en sens inverse, des quantités infinitésimales de différents ordres, celles de chaque ordre étant infinitésimales, non seulement par rapport aux quantités ordinaires, mais encore par rapport aux quantités infinitésimales des ordres précédents(3). Il n’y a pas d’hétérogénéité absolue entre les quantités indéfinies et les quantités ordinaires, et il n’y en a pas davantage entre celles-ci et les quantités infinitésimales ; il n’y a là en somme que des différences de degré, non des différences de nature, puisque, en réalité, la considération de l’indéfini, de quelque ordre ou à quelque puissance que ce soit, ne nous fait jamais sortir du fini ; c’est encore la fausse conception de l’infini qui introduit en apparence, entre ces différents ordres de quantités, une hétérogénéité radicale qui, au fond, est tout à fait incompréhensible. En supprimant cette hétérogénéité, on établit ici une sorte de continuité, mais bien différente de celle que Leibnitz envisageait entre les variables et leurs limites, et beaucoup mieux fondée dans la réalité, car la distinction des quantités variables et des quantités fixes implique au contraire essentiellement une véritable différence de nature.

Dans ces conditions, les quantités ordinaires peuvent elles-mêmes, du moins lorsqu’il s’agit de variables, être regardées en quelque sorte comme infinitésimales par rapport à des quantités indéfiniment croissantes, car, si une quantité peut être rendue aussi grande qu’on le veut par rapport à une autre, celle-ci devient inversement, par là même, aussi petite qu’on le veut par rapport à la première. Nous introduisons cette restriction qu’il doit s’agir ici de variables, parce qu’une quantité infinitésimale doit toujours être conçue comme essentiellement variable, et que c’est là quelque chose de véritablement inhérent à sa nature même ; d’ailleurs, des quantités appartenant à deux ordres différents d’indéfinité sont forcément variables l’une par rapport à l’autre, et cette propriété de variabilité relative et réciproque est parfaitement symétrique, car, d’après ce que nous venons de dire, il revient au même de considérer une quantité comme croissant indéfiniment par rapport à une autre, ou celle-ci comme décroissant indéfiniment par rapport à la première ; sans cette variabilité relative, il n’y aurait ni croissance ni décroissance indéfinie, mais bien des rapports définis et déterminés entre les deux quantités.

C’est de la même façon que, lorsqu’il y a un changement de situation entre deux corps A et B, il revient au même, du moins tant qu’on ne considère en cela rien d’autre que ce changement en lui-même, de dire que le corps A est en mouvement par rapport au corps B, ou, inversement, que le corps B est en mouvement par rapport au corps A ; la notion du mouvement relatif n’est pas moins symétrique, à cet égard, que celle de la variabilité relative que nous avons envisagée ici. C’est pourquoi, suivant Leibnitz, qui montrait par là l’insuffisance du mécanisme cartésien comme théorie physique prétendant fournir une explication des phénomènes naturels, on ne peut pas établir de distinction entre un état de mouvement et un état de repos si l’on se borne à la seule considération des changements de situation ; il faut pour cela faire intervenir quelque chose d’un autre ordre, à savoir la notion de la force, qui est la cause prochaine de ces changements, et qui seule peut être attribuée à un corps plutôt qu’à un autre, comme permettant de trouver dans ce corps et dans lui seul la véritable raison du changement(4).