CHAPITRE V
Théorie hindoue des trois gunas

Avant d’aller plus loin, nous devons, à propos de ce qui vient d’être dit, rappeler les indications que nous avons déjà données ailleurs sur la théorie hindoue des trois gunas(1) ; notre intention n’est pas de traiter complètement cette théorie avec toutes ses applications, mais seulement d’en présenter un aperçu en ce qui se rapporte à notre sujet. Ces trois gunas sont des qualités ou attributions essentielles, constitutives et primordiales, des êtres envisagés dans leurs différents états de manifestation(2) : ce ne sont pas des états, mais des conditions générales auxquelles les êtres sont soumis, par lesquelles ils sont liés en quelque sorte(3), et dont ils participent suivant des proportions indéfiniment variées, en vertu desquelles ils sont répartis hiérarchiquement dans l’ensemble des « trois mondes » (Tribhuvana), c’est-à-dire de tous les degrés de l’Existence universelle.

Les trois gunas sont : sattwa, la conformité à l’essence pure de l’Être (Sat), qui est identique à la lumière de la Connaissance (Jnâna), symbolisée par la luminosité des sphères célestes qui représentent les états supérieurs de l’être ; rajas, l’impulsion qui provoque l’expansion de l’être dans un état déterminé, c’est-à-dire le développement de celles de ses possibilités qui se situent à un certain niveau de l’Existence ; enfin, tamas, l’obscurité, assimilée à l’ignorance (avidyâ), racine ténébreuse de l’être considéré dans ses états inférieurs. Ceci est vrai pour tous les états manifestés de l’être, quels qu’ils soient, mais on peut aussi, naturellement, considérer plus particulièrement ces qualités ou ces tendances par rapport à l’état humain : sattwa, tendance ascendante, se réfère toujours aux états supérieurs, relativement à l’état particulier pris pour base ou pour point de départ de cette répartition hiérarchique, et tamas, tendance descendante, aux états inférieurs par rapport à ce même état ; quant à rajas, il se réfère à ce dernier, considéré comme occupant une situation intermédiaire entre les états supérieurs et les états inférieurs, donc comme défini par une tendance qui n’est ni ascendante ni descendante, mais horizontale ; et, dans le cas présent, cet état est le « monde de l’homme » (mânava-loka), c’est-à-dire le domaine ou le degré occupé dans l’Existence universelle par l’état individuel humain. On peut voir maintenant sans peine le rapport de tout ceci avec le symbolisme de la croix, que ce symbolisme soit d’ailleurs envisagé au point de vue purement métaphysique ou au point de vue cosmologique, et que l’application en soit faite dans l’ordre « macrocosmique » ou dans l’ordre « microcosmique ». Dans tous les cas, nous pouvons dire que rajas correspond à toute la ligne horizontale, ou mieux, si nous considérons la croix à trois dimensions, à l’ensemble des deux lignes qui définissent le plan horizontal ; tamas correspond à la partie inférieure de la ligne verticale, c’est-à-dire à celle qui est située au-dessous de ce plan horizontal, et sattwa à la partie supérieure de cette même ligne verticale, c’est-à-dire à celle qui est située au-dessus du plan en question, lequel divise ainsi en deux hémisphères, supérieur et inférieur, la sphère indéfinie dont nous avons parlé plus haut.

Dans un texte du Vêda, les trois gunas sont présentés comme se convertissant l’un dans l’autre, en procédant selon un ordre ascendant : « Tout était tamas (à l’origine de la manifestation considérée comme sortant de l’indifférenciation primordiale de Prakriti). : Il (c’est-à-dire le Suprême Brahma) commanda un changement, et tamas prit la teinte (c’est-à-dire la nature)(4) de rajas (intermédiaire entre l’obscurité et la luminosité) ; et rajas, ayant reçu de nouveau un commandement, revêtit la nature de sattwa. » Si nous considérons la croix à trois dimensions comme tracée à partir du centre d’une sphère, ainsi que nous venons de le faire et que nous aurons souvent à le faire encore par la suite, la conversion de tamas en rajas peut être représentée comme décrivant la moitié inférieure de cette sphère, d’un pôle à l’équateur, et celle de rajas en sattwa comme décrivant la moitié supérieure de la même sphère, de l’équateur à l’autre pôle. Le plan de l’équateur, supposé horizontal, représente alors, comme nous l’avons dit, le domaine d’expansion de rajas, tandis que tamas et sattwa tendent respectivement vers les deux pôles, extrémités de l’axe vertical(5). Enfin, le point d’où est ordonnée la conversion de tamas en rajas, puis celle de rajas en sattwa, est le centre même de la sphère, ainsi qu’on peut s’en rendre compte immédiatement en se reportant aux considérations exposées dans le chapitre précédent(6) ; nous aurons d’ailleurs, dans ce qui suivra, l’occasion de l’expliquer plus complètement encore(7).

Ceci est également applicable, soit à l’ensemble des degrés de l’Existence universelle, soit à celui des états d’un être quelconque ; il y a toujours une parfaite correspondance entre ces deux cas, chaque état d’un être se développant, avec toute l’extension dont il est susceptible (et qui est indéfinie), dans un degré déterminé de l’Existence. En outre, on peut en faire certaines applications plus particulières, notamment, dans l’ordre cosmologique, à la sphère des éléments ; mais, comme la théorie des éléments ne rentre pas dans notre présent sujet, il est préférable de réserver tout ce qui la concerne pour une autre étude, dans laquelle nous nous proposons de traiter des conditions de l’existence corporelle.