CHAPITRE VII
La résolution des oppositions

Dans le chapitre précédent, nous avons parlé de complémentaires, non de contraires ; il importe de ne pas confondre ces deux notions, comme on le fait quelquefois à tort, et de ne pas prendre le complémentarisme pour une opposition. Ce qui peut donner lieu à certaines confusions à cet égard, c’est qu’il arrive parfois que les mêmes choses apparaissent comme contraires ou comme complémentaires suivant le point de vue sous lequel on les envisage ; dans ce cas, on peut toujours dire que l’opposition correspond au point de vue le plus inférieur ou le plus superficiel, tandis que le complémentarisme, dans lequel cette opposition se trouve en quelque sorte conciliée et déjà résolue, correspond par là même à un point de vue plus élevé ou plus profond, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs(1). L’unité principielle exige en effet qu’il n’y ait pas d’oppositions irréductibles(2) ; donc, s’il est vrai que l’opposition entre deux termes existe bien dans les apparences et possède une réalité relative à un certain niveau d’existence, cette opposition doit disparaître comme telle et se résoudre harmoniquement, par synthèse ou intégration, en passant à un niveau supérieur. Prétendre qu’il n’en est pas ainsi, ce serait vouloir introduire le déséquilibre jusque dans l’ordre principiel lui-même, alors que, comme nous le disions plus haut, tous les déséquilibres qui constituent les éléments de la manifestation envisagés « distinctivement » concourent nécessairement à l’équilibre total, que rien ne peut affecter ni détruire. Le complémentarisme même, qui est encore dualité, doit, à un certain degré, s’effacer devant l’unité, ses deux termes s’équilibrant et se neutralisant en quelque sorte en s’unissant jusqu’à fusionner indissolublement dans l’indifférenciation primordiale.

La figure de la croix peut aider à comprendre la différence qui existe entre le complémentarisme et l’opposition : nous avons vu que la verticale et l’horizontale pouvaient être prises comme représentant deux termes complémentaires ; mais, évidemment, on ne peut dire qu’il y ait opposition entre le sens vertical et le sens horizontal. Ce qui représente nettement l’opposition, dans la même figure, ce sont les directions contraires, à partir du centre, des deux demi-droites qui sont les deux moitiés d’un même axe, quel que soit cet axe ; l’opposition peut donc être envisagée également, soit dans le sens vertical, soit dans le sens horizontal. On aura ainsi, dans la croix verticale à deux dimensions, deux couples de termes opposés formant un quaternaire ; il en sera de même dans la croix horizontale, dont un des axes peut d’ailleurs être considéré comme relativement vertical, c’est-à-dire comme jouant le rôle d’un axe vertical par rapport à l’autre, ainsi que nous l’avons expliqué à la fin du chapitre précédent. Si l’on réunit les deux figures dans celle de la croix à trois dimensions, on a trois couples de termes opposés, comme nous l’avons vu précédemment à propos des directions de l’espace et des points cardinaux. Il est à remarquer qu’une des oppositions quaternaires les plus généralement connues, celle des éléments et des qualités sensibles qui leur correspondent, doit être disposée suivant la croix horizontale ; dans ce cas, en effet, il s’agit exclusivement de la constitution du monde corporel, qui se situe tout entier à un même degré de l’Existence et n’en représente même qu’une portion très restreinte. Il en est de même quand on envisage seulement quatre points cardinaux, qui sont alors ceux du monde terrestre, représenté symboliquement par le plan horizontal, tandis que le Zénith et le Nadir, opposés suivant l’axe vertical, correspondent à l’orientation vers les mondes respectivement supérieurs et inférieurs par rapport à ce même monde terrestre. Nous avons vu qu’il en est de même encore pour la double opposition des solstices et des équinoxes, et cela aussi se comprend aisément, car l’axe vertical, demeurant fixe et immobile alors que toutes choses accomplissent leur rotation autour de lui, est évidemment indépendant des vicissitudes cycliques, qu’il régit ainsi en quelque sorte par son immobilité même, image sensible de l’immutabilité principielle(3). Si l’on ne considère que la croix horizontale, l’axe vertical y est représenté par le point central lui-même, qui est celui où il rencontre le plan horizontal ; ainsi, tout plan horizontal, symbolisant un état ou un degré quelconque de l’Existence, a en ce point qui peut être appelé son centre (puisqu’il est l’origine du système de coordonnées auquel tout point du plan pourra être rapporté) cette même image de l’immutabilité. Si l’on applique ceci, par exemple, à la théorie des éléments du monde corporel, le centre correspondra au cinquième élément, c’est-à-dire à l’éther(4), qui est en réalité le premier de tous selon l’ordre de production, celui dont tous les autres procèdent par différenciations successives, et qui réunit en lui toutes les qualités opposées, caractéristiques des autres éléments, dans un état d’indifférenciation et d’équilibre parfait, correspondant dans son ordre à la non-manifestation principielle(5).

Le centre de la croix est donc le point où se concilient et se résolvent toutes les oppositions ; en ce point s’établit la synthèse de tous les termes contraires, qui, à la vérité, ne sont contraires que suivant les points de vue extérieurs et particuliers de la connaissance en mode distinctif. Ce point central correspond à ce que l’ésotérisme islamique désigne comme la « station divine », qui est « celle qui réunit les contrastes et les antinomies » (El-maqâmul-ilahî, huwa maqâm ijtimâ ed-diddaîn)(6) ; c’est ce que la tradition extrême-orientale, de son côté, appelle l’« Invariable Milieu » (Tchoung-young), qui est le lieu de l’équilibre parfait, représenté comme le centre de la « roue cosmique »(7), et qui est aussi, en même temps, le point où se reflète directement l’« Activité du Ciel »(8). Ce centre dirige toutes choses par son « activité non-agissante » (wei wou-wei), qui, bien que non-manifestée, ou plutôt parce que non-manifestée, est en réalité la plénitude de l’activité, puisque c’est celle du Principe dont sont dérivées toutes les activités particulières ; c’est ce que Lao-tseu exprime en ces termes : « Le Principe est toujours non-agissant, et cependant tout est fait par lui »(9).

Le sage parfait, selon la doctrine taoïste, est celui qui est parvenu au point central et qui y demeure en union indissoluble avec le Principe, participant de son immutabilité et imitant son « activité non-agissante » : « Celui qui est arrivé au maximum du vide, dit encore Lao-tseu, celui-là sera fixé solidement dans le repos… Retourner à sa racine (c’est-à-dire au Principe, à la fois origine première et fin dernière de tous les êtres)(10), c’est entrer dans l’état de repos »(11). Le « vide » dont il s’agit ici, c’est le détachement complet à l’égard de toutes les choses manifestées, transitoires et contingentes(12), détachement par lequel l’être échappe aux vicissitudes du « courant des formes », à l’alternance des états de « vie » et de « mort », de « condensation » et de « dissipation »(13), passant de la circonférence de la « roue cosmique » à son centre, qui est désigné lui-même comme « le vide (le non-manifesté) qui unit les rayons et en fait une roue »(14). « La paix dans le vide, dit Lie-tseu, est un état indéfinissable ; on ne la prend ni ne la donne ; on arrive à s’y établir »(15). Cette « paix dans le vide », c’est la « Grande Paix » de l’ésotérisme islamique(16), appelée en arabe Es-Sakînah, désignation qui l’identifie à la Shekinah hébraïque, c’est-à-dire à la « présence divine » au centre de l’être, représenté symboliquement comme le cœur dans toutes les traditions(17) ; et cette « présence divine » est en effet impliquée par l’union avec le Principe, qui ne peut effectivement s’opérer qu’au centre même de l’être. « À celui qui demeure dans le non-manifesté, tous les êtres se manifestent… Uni au Principe, il est en harmonie, par lui, avec tous les êtres. Uni au Principe, il connaît tout par les raisons générales supérieures, et n’use plus, par suite, de ses divers sens, pour connaître en particulier et en détail. La vraie raison des choses est invisible, insaisissable, indéfinissable, indéterminable. Seul, l’esprit rétabli dans l’état de simplicité parfaite peut l’atteindre dans la contemplation profonde »(18).

Placé au centre de la « roue cosmique », le sage parfait la meut invisiblement(19), par sa seule présence, sans participer à son mouvement, et sans avoir à se préoccuper d’exercer une action quelconque : « L’idéal, c’est l’indifférence (le détachement) de l’homme véritable, qui laisse tourner la roue cosmique »(20). Ce détachement absolu le rend maître de toutes choses, parce que, ayant dépassé toutes les oppositions qui sont inhérentes à la multiplicité, il ne peut plus être affecté par rien : « Il a atteint l’impassibilité parfaite ; la vie et la mort lui sont également indifférentes, l’effondrement de l’univers (manifesté) ne lui causerait aucune émotion(21). À force de scruter, il est arrivé à la vérité immuable, la connaissance du Principe universel unique. Il laisse évoluer tous les êtres selon leurs destinées, et se tient, lui, au centre immobile de toutes les destinées(22) Le signe extérieur de cet état intérieur, c’est l’imperturbabilité ; non pas celle du brave qui fonce seul, pour l’amour de la gloire, sur une armée rangée en bataille ; mais celle de l’esprit qui, supérieur au ciel, à la terre, à tous les êtres(23), habite dans un corps auquel il ne tient pas(24), ne fait aucun cas des images que ses sens lui fournissent, connaît tout par connaissance globale dans son unité immobile(25). Cet esprit-là, absolument indépendant, est maître des hommes ; s’il lui plaisait de les convoquer en masse, au jour fixé tous accourraient ; mais il ne veut pas se faire servir »(26).

Au point central, toutes les distinctions inhérentes aux points de vue extérieurs sont dépassées ; toutes les oppositions ont disparu et sont résolues dans un parfait équilibre. « Dans l’état primordial, ces oppositions n’existaient pas. Toutes sont dérivées de la diversification des êtres (inhérente à la manifestation et contingente comme elle), et de leurs contacts causés par la giration universelle(27). Elles cesseraient, si la diversité et le mouvement cessaient. Elles cessent d’emblée d’affecter l’être qui a réduit son moi distinct et son mouvement particulier à presque rien(28). Cet être n’entre plus en conflit avec aucun être, parce qu’il est établi dans l’infini, effacé dans l’indéfini(29). Il est parvenu et se tient au point de départ des transformations, point neutre où il n’y a pas de conflits. Par concentration de sa nature, par alimentation de son esprit vital, par rassemblement de toutes ses puissances, il s’est uni au principe de toutes les genèses. Sa nature étant entière (totalisée synthétiquement dans l’unité principielle), son esprit vital étant intact, aucun être ne saurait l’entamer »(30).

Ce point central et primordial est identique au « Saint Palais » de la Qabbalah hébraïque ; en lui-même, il n’est pas situé, car il est absolument indépendant de l’espace, qui n’est que le résultat de son expansion ou de son développement indéfini en tous sens, et qui, par conséquent, procède entièrement de lui : « Transportons-nous en esprit, en dehors de ce monde des dimensions et des localisations, et il n’y aura plus lieu de vouloir situer le Principe »(31). Mais, l’espace étant réalisé, le point primordial, tout en demeurant toujours essentiellement « non-localisé » (car il ne saurait être affecté ou modifié par là en quoi que ce soit), se fait le centre de cet espace (c’est-à-dire, en transposant ce symbolisme, le centre de toute la manifestation universelle), ainsi que nous l’avons déjà indiqué ; c’est de lui que partent les six directions, qui, s’opposant deux à deux, représentent tous les contraires, et c’est aussi à lui qu’elles reviennent, par le mouvement alternatif d’expansion et de concentration qui constitue, ainsi qu’il a été dit plus haut, les deux phases complémentaires de toute manifestation. C’est la seconde de ces phases, le mouvement de retour vers l’origine, qui marque la voie suivie par le sage pour parvenir à l’union avec le Principe : la « concentration de sa nature », le « rassemblement de toutes ses puissances », dans le texte que nous citions tout à l’heure, l’indiquent aussi nettement que possible ; et la « simplicité », dont il a déjà été question, correspond à l’unité « sans dimensions » du point primordial. « L’homme absolument simple fléchit par sa simplicité tous les êtres…, si bien que rien ne s’oppose à lui dans les six régions de l’espace, que rien ne lui est hostile, que le feu et l’eau ne le blessent pas »(32). En effet, il se tient au centre, dont les six directions sont issues par rayonnement, et où elles viennent, dans le mouvement de retour, se neutraliser deux à deux, de sorte que, en ce point unique, leur triple opposition cesse entièrement, et que rien de ce qui en résulte ou s’y localise ne peut atteindre l’être qui demeure dans l’unité immuable. Celui-ci ne s’opposant à rien, rien non plus ne saurait s’opposer à lui, car l’opposition est nécessairement une relation réciproque, qui exige deux termes en présence, et qui, par conséquent, est incompatible avec l’unité principielle ; et l’hostilité, qui n’est qu’une suite ou une manifestation extérieure de l’opposition, ne peut exister à l’égard d’un être qui est en dehors et au delà de toute opposition. Le feu et l’eau, qui sont le type des contraires dans le « monde élémentaire », ne peuvent le blesser, car, à vrai dire, ils n’existent même plus pour lui en tant que contraires, étant rentrés, en s’équilibrant et se neutralisant l’un l’autre par la réunion de leurs qualités apparemment opposées, mais réellement complémentaires(33), dans l’indifférenciation de l’éther primordial.

Pour celui qui se tient au centre, tout est unifié, car il voit tout dans l’unité du Principe ; tous les points de vue particuliers (ou, si l’on veut, « particularistes ») et analytiques, qui ne sont fondés que sur des distinctions contingentes, et dont naissent toutes les divergences des opinions individuelles, ont disparu pour lui, résorbés dans la synthèse totale de la connaissance transcendante, adéquate à la vérité une et immuable. « Son point de vue à lui, c’est un point d’où ceci et cela, oui et non, paraissent encore non-distingués. Ce point est le pivot de la norme ; c’est le centre immobile d’une circonférence sur le contour de laquelle roulent toutes les contingences, les distinctions et les individualités ; d’où l’on ne voit qu’un infini, qui n’est ni ceci ni cela, ni oui ni non. Tout voir dans l’unité primordiale non encore différenciée, ou d’une distance telle que tout se fond en un, voilà la vraie intelligence »(34). Le « pivot de la norme », c’est ce que presque toutes les traditions appellent le « Pôle »(35), c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà expliqué, le point fixe autour duquel s’accomplissent toutes les révolutions du monde, selon la norme ou la loi qui régit toute manifestation, et qui n’est elle-même que l’émanation directe du centre, c’est-à-dire l’expression de la « Volonté du Ciel » dans l’ordre cosmique(36).