CHAPITRE XVII
L’ontologie du Buisson ardent

Nous pouvons encore préciser la signification du dédoublement du point par polarisation, telle que nous venons de l’exposer, en nous plaçant au point de vue proprement « ontologique » ; et, pour rendre la chose plus aisément compréhensible, nous pouvons en envisager tout d’abord l’application au point de vue logique et même simplement grammatical. En effet, nous avons ici trois éléments, les deux points et leur distance, et il est facile de se rendre compte que ces trois éléments correspondent très exactement à ceux d’une proposition : les deux points représentent les deux termes de celle-ci, et leur distance, exprimant la relation qui existe entre eux, joue le rôle de la « copule », c’est-à-dire de l’élément qui relie les deux termes l’un à l’autre. Si nous considérons la proposition sous sa forme la plus habituelle et en même temps la plus générale, celle de la proposition attributive, dans laquelle la « copule » est le verbe « être »(1), nous voyons qu’elle exprime une identité, au moins sous un certain rapport, entre le sujet et l’attribut ; et ceci correspond au fait que les deux points ne sont en réalité que le dédoublement d’un seul et même point, se posant pour ainsi dire en face de lui-même comme nous l’avons expliqué.

D’autre part, on peut aussi envisager le rapport entre les deux termes comme étant un rapport de connaissance : dans ce cas, l’être, se posant pour ainsi dire en face de lui-même pour se connaître, se dédouble en sujet et objet ; mais, ici encore, ces deux ne sont qu’un en réalité. Ceci peut être étendu à toute connaissance vraie, qui implique essentiellement une identification du sujet et de l’objet, ce qu’on peut exprimer en disant que, sous le rapport et dans la mesure où il y a connaissance, l’être connaissant est l’être connu ; on voit dès lors que ce point de vue se rattache directement au précédent, car on peut dire que l’objet connu est un attribut (c’est-à-dire une modalité) du sujet connaissant.

Si maintenant nous considérons l’Être universel, qui est représenté par le point principiel dans son indivisible unité, et dont tous les êtres, en tant que manifestés dans l’Existence, ne sont en somme que des « participations », nous pouvons dire qu’il se polarise en sujet et attribut sans que son unité en soit affectée ; et la proposition dont il est à la fois le sujet et l’attribut prend cette forme : « L’Être est l’Être. » C’est l’énoncé même de ce que les logiciens appellent le « principe d’identité » ; mais, sous cette forme, on voit que sa portée réelle dépasse le domaine de la logique, et que c’est proprement, avant tout, un principe ontologique, quelles que soient les applications qu’on peut en tirer dans des ordres divers. On peut dire encore que c’est l’expression du rapport de l’Être comme sujet (Ce qui est) à l’Être comme attribut (Ce qu’Il est), et que, d’autre part, l’Être-sujet étant le Connaissant et l’Être-attribut (ou objet) le Connu, ce rapport est la Connaissance elle-même ; mais, en même temps, c’est le rapport d’identité ; la Connaissance absolue est donc l’identité même, toute connaissance vraie, en étant une participation, implique aussi identité dans la mesure où elle est effective. Ajoutons encore que, le rapport n’ayant de réalité que par les deux termes qu’il relie, et ceux-ci n’étant qu’un, les trois éléments (le Connaissant, le Connu et la Connaissance) ne sont véritablement qu’un(2) ; c’est ce qu’on peut exprimer en disant que « l’Être Se connaît Soi-même par Soi-même »(3).

Ce qui est remarquable, et ce qui montre bien la valeur traditionnelle de la formule que nous venons d’expliquer ainsi, c’est qu’elle se trouve textuellement dans la Bible hébraïque, dans le récit de la manifestation de Dieu à Moïse dans le Buisson ardent(4) : Moïse lui demandant quel est Son Nom, Il répond : Eheieh asher Eheieh(5), ce qu’on traduit le plus habituellement par : « Je suis Celui qui suis » (ou « Ce que Je suis »), mais dont la signification la plus exacte est « L’Être est l’Être »(6). Il y a deux façons différentes d’envisager la constitution de cette formule, dont la première consiste à la décomposer en trois stades successifs et graduels, suivant l’ordre même des trois mots dont elle est formée : Eheieh, « l’Être » ; Eheieh asher, « l’Être est » ; Eheieh asher Eheieh, « l’Être est l’Être ». En effet, l’Être étant posé, ce qu’on peut en dire (et il faudrait ajouter : ce qu’on ne peut pas ne pas en dire), c’est d’abord qu’Il est, et ensuite qu’Il est l’Être ; ces affirmations nécessaires constituent essentiellement toute l’ontologie au sens propre de ce mot(7). La seconde façon d’envisager la même formule, c’est de poser d’abord le premier Eheieh, puis le second comme le reflet du premier dans un miroir (image de la contemplation de l’Être par Lui-même) ; en troisième lieu, la « copule » asher vient se placer entre ces deux termes comme un lien exprimant leur relation réciproque. Ceci correspond exactement à ce que nous avons exposé précédemment : le point, d’abord unique, puis se dédoublant par une polarisation qui est aussi une réflexion, et la relation de distance (relation essentiellement réciproque) s’établissant entre les deux points par le fait même de leur situation l’un en face de l’autre(8).