CHAPITRE XXV
L’arbre et le serpent

Si nous reprenons maintenant le symbole du serpent enroulé autour de l’arbre, dont nous avons dit quelques mots plus haut, nous constaterons que cette figure est exactement celle de l’hélice tracée autour du cylindre vertical de la représentation géométrique que nous avons étudiée. L’arbre symbolisant l’« Axe du Monde » comme nous l’avons dit, le serpent figurera donc l’ensemble des cycles de la manifestation universelle(1) ; et, en effet, le parcours des différents états est représenté, dans certaines traditions, comme une migration de l’être dans le corps de ce serpent(2). Comme ce parcours peut être envisagé suivant deux sens contraires, soit dans le sens ascendant, vers les états supérieurs, soit dans le sens descendant, vers les états inférieurs, les deux aspects opposés du symbolisme du serpent, l’un bénéfique et l’autre maléfique, s’expliquent par là d’eux-mêmes(3).

On trouve le serpent enroulé, non seulement autour de l’arbre, mais aussi autour de divers autres symboles de l’« Axe du Monde »(4), et particulièrement de la montagne, comme on le voit, dans la tradition hindoue, dans le symbolisme du « barattement de la mer »(5). Ici, le serpent Shêsha ou Ananta, représentant l’indéfinité de l’Existence universelle, est enroulé autour du Mêru, qui est la « montagne polaire »(6), et il est tiré en sens contraires par les Dêvas et les Asuras, qui correspondent respectivement aux états supérieurs et inférieurs par rapport à l’état humain ; on aura alors les deux aspects bénéfique et maléfique suivant qu’on envisagera le serpent du côté des Dêvas ou du côté des Asuras(7). D’autre part, si l’on interprète la signification de ceux-ci en termes de « bien » et de « mal », on a une correspondance évidente avec les deux côtés opposés de l’« Arbre de la Science » et des autres symboles similaires dont nous avons parlé précédemment(8).

Il y a lieu d’envisager encore un autre aspect sous lequel le serpent, dans son symbolisme général, apparaît, sinon précisément comme maléfique (ce qui implique nécessairement la présence du corrélatif bénéfique, « bien » et « mal », comme les deux termes de toute dualité, ne pouvant se comprendre que l’un par l’autre), tout au moins comme redoutable, en tant qu’il figure l’enchaînement de l’être à la série indéfinie des cycles de manifestation(9). Cet aspect correspond notamment au rôle du serpent (ou du dragon qui en est alors un équivalent) comme gardien de certains symboles d’immortalité dont il défend l’approche : c’est ainsi qu’on le voit enroulé autour de l’arbre aux pommes d’or du jardin des Hespérides, ou du hêtre de la forêt de Colchide auquel est suspendue la « toison d’or » ; il est évident que ces arbres ne sont pas autre chose que des formes de l’« Arbre de Vie », et que, par conséquent, ils représentent encore l’« Axe du Monde »(10).

Pour se réaliser totalement, il faut que l’être échappe à cet enchaînement cyclique et passe de la circonférence au centre, c’est-à-dire au point où l’axe rencontre le plan représentant l’état où cet être se trouve actuellement ; l’intégration de cet état étant tout d’abord effectuée par là même, la totalisation s’opérera ensuite, à partir de ce plan de base, suivant la direction même de l’axe vertical. Il est à remarquer que, tandis qu’il y a continuité entre tous les états envisagés dans leur parcours cyclique, comme nous l’avons expliqué précédemment, le passage au centre implique essentiellement une discontinuité dans le développement de l’être ; il peut, à cet égard, être comparé à ce qu’est, au point de vue mathématique, le « passage à la limite » d’une série indéfinie en variation continue. En effet, la limite, étant par définition une quantité fixe, ne peut, comme telle, être atteinte dans le cours de la variation, même si celle-ci se poursuit indéfiniment ; n’étant pas soumise à cette variation, elle n’appartient pas à la série dont elle est le terme, et il faut sortir de cette série pour y parvenir. De même, il faut sortir de la série indéfinie des états manifestés et de leurs mutations pour atteindre l’« Invariable Milieu », le point fixe et immuable qui commande le mouvement sans y participer, comme la série mathématique tout entière est, dans sa variation, ordonnée par rapport à sa limite, qui lui donne ainsi sa loi, mais est elle-même au delà de cette loi. Pas plus que le passage à la limite, ni que l’intégration qui n’en est d’ailleurs en quelque sorte qu’un cas particulier, la réalisation métaphysique ne peut s’effectuer « par degrés » ; elle est comme une synthèse qui ne peut être précédée d’aucune analyse, en vue de laquelle toute analyse serait d’ailleurs impuissante et de portée rigoureusement nulle.

Il y a dans la doctrine islamique un point intéressant et important en connexion avec ce qui vient d’être dit : le « chemin droit » (Eç-çirâtul-mustaqîm) dont il est parlé dans la fâtihah (littéralement « ouverture ») ou première sûrat du Qorân n’est pas autre chose que l’axe vertical pris dans son sens ascendant, car sa « rectitude » (identique au Te de Lao-tseu) doit, d’après la racine même du mot qui la désigne (qâm, « se lever »), être envisagée suivant la direction verticale. On peut dès lors comprendre facilement la signification du dernier verset, dans lequel ce « chemin droit » est défini comme « chemin de ceux sur qui Tu répands Ta grâce, non de ceux sur qui est Ta colère ni de ceux qui sont dans l’erreur » (çirâta elladhîna anamta alayhim, ghayri el-maghdûbi alayhim wa lâ ed-dâllîn). Ceux sur qui est la « grâce » divine(11), ce sont ceux qui reçoivent directement l’influence de l’« Activité du Ciel », et qui sont conduits par elle aux états supérieurs et à la réalisation totale, leur être étant en conformité avec le Vouloir universel. D’autre part, la « colère » étant en opposition directe avec la « grâce », son action doit s’exercer aussi suivant l’axe vertical, mais avec l’effet inverse, le faisant parcourir dans le sens descendant, vers les états inférieurs(12) : c’est la voie « infernale » s’opposant à la voie « céleste », et ces deux voies sont les deux moitiés inférieure et supérieure de l’axe vertical, à partir du niveau correspondant à l’état humain. Enfin, ceux qui sont dans l’« erreur », au sens propre et étymologique de ce mot, ce sont ceux qui, comme c’est le cas de l’immense majorité des hommes, attirés et retenus par la multiplicité, errent indéfiniment dans les cycles de la manifestation, représentés par les spires du serpent enroulé autour de l’« Arbre du Milieu »(13).

Rappelons encore, à ce propos, que le sens propre du mot Islâm est « soumission à la Volonté divine »(14) ; c’est pourquoi il est dit, dans certains enseignements ésotériques, que tout être est muslim, en ce sens qu’il n’en est évidemment aucun qui puisse se soustraire à cette Volonté, et que, par conséquent, chacun occupe nécessairement la place qui lui est assignée dans l’ensemble de l’Univers. La distinction des êtres en « fidèles » (mûminîn) et « infidèles » (kuffâr)(15) consiste donc seulement en ce que les premiers se conforment consciemment et volontairement à l’ordre universel, tandis que, parmi les seconds, il en est qui n’obéissent à la loi que contre leur gré, et d’autres qui sont dans l’ignorance pure et simple. Nous retrouvons ainsi les trois catégories d’êtres que nous venons d’avoir à envisager ; les « fidèles » sont ceux qui suivent le « chemin droit », qui est le lieu de la « paix », et leur conformité au Vouloir universel fait d’eux les véritables collaborateurs du « plan divin ».