CHAPITRE IX
Les sources des ouvrages
de Mme Blavatsky
Maintenant que nous avons suffisamment fait connaître la vie et le caractère de Mme Blavatsky, nous devons parler un peu de ses ouvrages : s’ils ne sont dus aux révélations d’aucun « Mahâtmâ » authentique, d’où proviennent les connaissances assez variées dont ils témoignent ? Ces connaissances, elle les avait acquises d’une façon toute naturelle au cours de ses nombreux voyages, et aussi par des lectures diverses, faites d’ailleurs sans méthode et assez mal assimilées ; elle possédait « une culture vaste, quoique un peu sauvage », a dit Sinnett lui-même(1). On raconte que, pendant ses premières pérégrinations dans le Levant en compagnie de Metamon, elle avait pénétré dans certains monastères du mont Athos(A), et que c’est dans leurs bibliothèques qu’elle découvrit, entre autres choses, la théorie alexandrine du Logos. Pendant son séjour à New-York, elle lut les ouvrages de Jacob Bœhme, qui furent sans doute à peu près tout ce qu’elle connut jamais en fait de théosophie authentique, et ceux d’Éliphas Lévi, qu’elle cite si fréquemment ; elle lut probablement aussi la Kabbala Denudata de Knorr de Rosenroth, et divers autres traités de kabbale et d’hermétisme. Dans les lettres qu’Olcott adressait à cette époque à Stainton Moses, il est fait mention de quelques ouvrages de caractère assez varié ; nous y lisons par exemple ceci : « Je vous renvoie, pour une intéressante compilation des faits magiques, aux travaux de (Gougenot) des Mousseaux qui, quoique étant un catholique aveugle et un croyant implicite au diabolisme, a recueilli une multitude de faits précieux, que votre esprit plus éclairé et émancipé estimera à leur valeur. Vous trouverez aussi du bénéfice à lire les travaux sur les sectes orientales et les ordres sacerdotaux ; et quelques intéressantes particularités se trouvent dans les Modern Egyptians de Lane »(2), Dans une lettre suivante, outre l’Étoile Flamboyante et la Magia Adamica dont nous avons déjà parlé, il est question d’un écrit hermétique anonyme, intitulé The Key to the conceiled things since the beginning of the world(3). Dans une autre lettre encore, Olcott recommande à son correspondant la lecture du Spiritisme dans le Monde de Jacolliot et des autres livres du même auteur sur l’Inde, livres qui, d’ailleurs, ne contiennent absolument rien de sérieux(4) ; et toutes ces lectures étaient sans doute celles qu’Olcott lui-même faisait alors avec Mme Blavatsky, dont il disait dans cette même lettre, écrite en 1876 : « Attendez jusqu’à ce que nous ayons le temps de finir son livre, et vous trouverez alors l’occultisme traité en bon anglais ; beaucoup de mystères de Fludd et de Philalethes, de Paracelse et d’Agrippa, sont interprétés de manière que quiconque cherche peut lire. »
Ainsi, d’après cette dernière phrase, Olcott et d’autres collaborèrent à la rédaction d’Isis Dévoilée, de même que, plus tard, Subba Rao et d’autres collaborèrent à celle de la Doctrine Secrète ; c’est là une explication toute simple des variations de style qui se remarquent dans ces ouvrages, et que les théosophistes rapportent à des passages dictés par des « Maîtres » différents. On a même raconté, à ce propos, que Mme Blavatsky trouvait parfois à son réveil vingt ou trente pages d’une écriture différente de la sienne, faisant suite à ce qu’elle avait rédigé la veille ; nous ne contestons d’ailleurs pas ce fait en lui-même, car il est parfaitement possible qu’elle ait été somnambule et qu’elle ait réellement écrit pendant la nuit ce qu’elle trouvait ainsi le lendemain ; les cas de ce genre sont même assez communs pour qu’il n’y ait pas lieu de s’en émerveiller. Du reste, somnambulisme naturel et médiumnité vont assez souvent ensemble, et nous avons déjà expliqué que les fraudes dûment constatées de Mme Blavatsky ne devaient pas forcément lui faire dénier toute faculté médiumnique ; nous pouvons donc admettre qu’elle joua parfois le rôle de « médium écrivain », mais, comme il arrive le plus souvent en pareille occurrence, ce qu’elle écrivait alors n’était en somme que le reflet de ses propres pensées et de celles de son entourage.
Pour ce qui est de la provenance des livres dont Mme Blavatsky se servit à New-York, et dont certains pouvaient être assez difficiles à trouver, nous savons par Mme Emma Hardinge-Britten(B), ancien membre de la première Société Théosophique, et aussi membre de la H. B. of L.(5), que, « avec l’argent de la Société, Mme Blavatsky acheta et garda, en sa qualité de bibliothécaire, beaucoup de livres rares dont le contenu a paru dans Isis Dévoilée »(6). D’autre part, nous avons vu qu’elle hérita de la bibliothèque du baron de Palmes, et que cette bibliothèque contenait en particulier des manuscrits qui eurent le même usage, comme l’a dit le Dr Cowes, et qui partagèrent avec les lettres du Swâmî Dayânanda Saraswatî l’honneur d’être transformés ultérieurement en communications des « Mahâtmâs ». Enfin, Mme Blavatsky avait pu trouver divers renseignements dans les papiers de Felt et dans les livres dont celui-ci se servait pour préparer ses conférences sur la magie et la « kabbale égyptienne », et qu’il lui laissa lorsqu’il disparut ; c’est à Felt que semble être due la première idée de la théorie des « élémentals », qu’il attribuait assez gratuitement aux anciens Égyptiens(7).
Quant aux doctrines proprement orientales, Mme Blavatsky n’a connu du Brâhmanisme et même du Bouddhisme que ce que tout le monde peut en connaître, et encore n’y a-t-elle pas compris grand’chose, comme le prouvent les théories qu’elle leur prête, et aussi les contresens qu’elle commet à chaque instant dans l’emploi des termes sanscrits. Du reste, M. Leadbeater a reconnu formellement qu’« elle ignorait le sanscrit », et que « l’arabe semble être la seule langue orientale qu’elle ait connue » (sans doute l’avait-elle appris pendant son séjour en Égypte)(8) ; et il attribue à cette ignorance du sanscrit la plupart des difficultés de la terminologie théosophique, difficultés telles qu’elles ont déterminé Mme Besant à remplacer par des équivalents anglais la plupart des termes d’origine orientale(9). Ceux-ci étaient pris bien souvent dans un sens qu’ils n’ont jamais eu en réalité ; nous en avons vu un exemple pour le mot « Mahâtmâ », qui a été remplacé par « Adepte », et nous en trouverons un autre pour le mot « karma », qui a cependant été conservé. Quelquefois, Mme Blavatsky forgeait des mots qui ne peuvent exister en sanscrit sous la forme qu’elle leur donne, comme « Fohat », qui semble bien n’être qu’une corruption de « Mahat » ; d’autres fois encore, elle en fabriquait avec des éléments empruntés à des langues orientales différentes : on rencontre ainsi des composés moitié sanscrits et moitié thibétains ou mongols, comme « dêvachan », au lieu du sanscrit « dêva-loka », ou encore « Dhyan-Chohan », pour « Dhyâni-Bouddha ». Du reste, d’une façon générale, ces termes orientaux, employés un peu à tort et à travers, ne servent presque toujours qu’à déguiser des conceptions purement occidentales ; au fond, ils ne sont guère là que pour jouer un rôle analogue à celui des « phénomènes », c’est-à-dire pour attirer une clientèle qui s’en laisse facilement imposer par les apparences, et c’est pourquoi les théosophistes ne pourront jamais y renoncer complètement. En effet, il y a bien des gens qui sont séduits par l’exotisme, même de la plus médiocre qualité, et qui sont d’ailleurs parfaitement incapables d’en vérifier la valeur ; un « snobisme » de ce genre n’est pas étranger au succès du théosophisme dans certains milieux.
Nous ajouterons encore un mot en ce qui concerne spécialement l’origine des textes thibétains soi-disant très secrets que Mme Blavatsky a cités dans ses ouvrages, notamment les fameuses Stances de Dzyan(10), incorporées dans la Doctrine Secrète, et la Voix du Silence. Ces textes contiennent bien des passages qui sont manifestement « interpolés » ou même inventés de toutes pièces, et d’autres qui ont été tout au moins « arrangés » pour les accommoder aux idées théosophistes ; quant à leurs parties authentiques, elles sont tout simplement empruntées à une traduction de fragments du Kandjur et du Tandjur, publiée en 1836, dans le xxe volume des Asiatic Researches de Calcutta, par Alexandre Csoma de Körös(C). Celui-ci, qui était d’origine hongroise, et qui se faisait appeler Scander-Beg, était un original qui avait voyagé longtemps dans l’Asie centrale pour y découvrir, par la comparaison des langues, la tribu dont sa nation était issue(11).
C’est de l’amalgame de tous les éléments hétérogènes que nous venons d’indiquer que sortirent les grands ouvrages de Mme Blavatsky, Isis Dévoilée et la Doctrine Secrète ; et ces ouvrages furent ce qu’ils devaient être normalement dans de semblables conditions : des compilations indigestes et sans ordre, véritable chaos où quelques documents intéressants sont comme noyés au milieu d’une foule d’assertions sans aucune valeur ; assurément, ce serait perdre son temps que de chercher là dedans ce qu’on peut trouver beaucoup plus facilement ailleurs. Du reste, les erreurs y abondent, ainsi que les contradictions, qui sont telles que les opinions les plus opposées pourraient y trouver leur satisfaction : par exemple, il est dit successivement qu’il y a un Dieu, puis qu’il n’y en a pas, que le « Nirvâna » est une annihilation, puis qu’il est tout le contraire, que la métempsychose est un fait, puis qu’elle est une fiction, que le végétarisme est indispensable au « développement psychique », puis qu’il est simplement utile, et ainsi du reste(12). D’ailleurs, tout cela se comprend sans trop de peine, car, outre que les idées mêmes de Mme Blavatsky ont certainement varié dans une large mesure, elle écrivait avec une rapidité prodigieuse, sans jamais se reporter aux sources, ni probablement à ce qu’elle-même avait déjà rédigé. Pourtant, c’est cette œuvre si défectueuse qui a toujours formé le fond de l’enseignement théosophiste ; en dépit de tout ce qui a pu venir s’y adjoindre ou s’y superposer par la suite, et même des corrections qu’on a pu lui faire subir sous le couvert de l’« interprétation », elle jouit toujours, dans la Société, d’une autorité incontestée, et, si elle ne contient pas la doctrine tout entière, elle en contient tout au moins les principes fondamentaux, si tant est qu’on puisse parler de doctrine et de principes lorsqu’on se trouve en présence d’un ensemble aussi incohérent.
Quand nous parlons ici d’autorité incontestée, cela s’applique surtout à la Doctrine Secrète, car il ne paraît pas en être tout à fait de même pour Isis Dévoilée ; ainsi, M. Leadbeater, établissant une sorte de « plan d’études » pour le théosophisme, recommande vivement la première, qu’il appelle « le livre le meilleur de tous », mais ne mentionne même pas la seconde(13). Nous allons indiquer une des raisons principales de cette réserve, qui s’explique aisément, car c’est surtout la comparaison de ces deux ouvrages qui fait ressortir les variations et les contradictions que nous signalions tout à l’heure. Entre autres choses, Mme Blavatsky a écrit ceci dans Isis Dévoilée : « La réincarnation, c’est-à-dire l’apparition du même individu ou plutôt de sa monade astrale deux fois sur la même planète, n’est pas une règle dans la nature ; elle est une exception, comme le phénomène tératologique d’un enfant à deux têtes. Elle est précédée d’une violation des lois harmoniques de la nature et n’arrive que quand cette dernière, cherchant à rétablir son équilibre dérangé, rejette violemment à la vie terrestre la monade astrale emportée du cercle de nécessité par crime ou par accident »(14). Il est facile de reconnaître dans ce passage l’influence de la H. B. of L. ; en effet, l’enseignement de celle-ci, bien qu’absolument « anti-réincarnationniste » en thèse générale, admet pourtant, bien à tort, quelques cas d’exception, trois exactement : celui des enfants mort-nés ou morts en bas âge, celui des idiots de naissance, et enfin les incarnations « messianiques » volontaires, qui se produiraient tous les six cents ans environ (à la fin de chacun des cycles appelés Naros par les Chaldéens), mais sans que le même esprit s’incarne jamais ainsi plus d’une fois, et sans qu’il y ait consécutivement deux semblables incarnations dans une même race ; ce sont les deux premiers de ces trois cas que Mme Blavatsky a pu comparer à des « phénomènes tératologiques »(15). Par la suite, quand le théosophisme fut devenu « réincarnationniste », ces deux mêmes cas demeurèrent encore des cas d’exception, mais en ce sens qu’on y admit la possibilité d’une réincarnation immédiate(16), tandis que, pour les cas normaux, on supposait alors, comme nous l’avons dit, un intervalle de quinze cents ans. D’autre part, Mme Blavatsky en vint à prétendre que « ce sont ceux qui n’ont pas compris qui accusent l’auteur d’Isis Dévoilée d’avoir prêché contre la réincarnation ; lorsque cet ouvrage fut écrit, il ne se trouvait personne, parmi les spirites anglais et américains, qui crût à la réincarnation, et ce qui y est dit à ce sujet est adressé aux spirites français, dont la théorie est absurde et manque de philosophie,… et qui croient à une réincarnation immédiate et arbitraire »(17). Pourtant, c’est à ces spirites de l’école d’Allan Kardec, dont elle avait été autrefois, que Mme Blavatsky avait emprunté l’idée même de la réincarnation, quelques modifications, ou quelques perfectionnements si l’on veut, qu’elle ait pu y introduire, pour la rendre plus « philosophique », lorsqu’elle la reprit après l’avoir abandonnée temporairement sous une autre influence. Quant au passage d’Isis Dévoilée que nous avons cité, il est très net et n’offre rien d’obscur ou de difficile à comprendre : il n’y est aucunement question de discuter les modalités de la réincarnation, ni de savoir si elle est immédiate ou différée ; c’est bien la réincarnation elle même qui, pour la généralité des cas, y est rejetée purement et simplement. Ici encore, la mauvaise foi de Mme Blavatsky est donc évidente ; et l’on voit que c’est elle qui fut la première à soutenir qu’on avait mal compris sa pensée quand on découvrait dans ses écrits quelque assertion gênante, voire même quelque contradiction formelle ; ses continuateurs devaient suivre cet exemple avec empressement chaque fois qu’il leur plairait d’introduire dans l’enseignement théosophiste quelque changement plus ou moins important.