CHAPITRE XIII
Le théosophisme et les religions
Avant de reprendre l’historique du théosophisme, il est encore deux questions que nous voulons traiter brièvement : la première est celle de l’attitude du théosophisme à l’égard des religions ; la seconde se rapporte à l’existence du serment dans la Société Théosophique. Sur le premier sujet, nous avons vu que Mme Blavatsky présentait sa doctrine comme « l’essence et l’origine commune de toutes les religions », sans doute parce qu’elle avait emprunté quelque chose à chacune d’entre elles. Nous avons dit aussi qu’on admet indistinctement, dans la « section exotérique », des personnes de toutes les opinions ; on se vante d’y faire preuve d’une tolérance sans bornes, et Mme Blavatsky, pour bien montrer qu’« aucun membre de la Société n’a le droit de forcer un autre membre à adopter ses opinions personnelles », cite ce passage des règlements : « Il est interdit aux agents de la Société mère de témoigner en public, soit en parole, soit en action, quelque préférence ou quelque hostilité pour l’une ou l’autre secte, religieuse ou philosophique. Tous ont également le droit de voir les traits essentiels de leur croyance religieuse exposés devant le tribunal d’un monde impartial. Et aucun agent de la Société n’a le droit, en sa qualité d’agent, de prêcher, à une réunion de membres, ses vues et ses croyances sectaires, à moins que son auditoire ne soit composé de ses coreligionnaires. Quiconque, après avoir été sérieusement averti, continuera d’enfreindre cette loi, sera provisoirement démissionné ou bien expulsé »(1). C’est cet article que quelques théosophistes devaient plus tard reprocher à Mme Besant d’avoir violé, en propageant une religion particulière de son invention, sur quoi M. Leadbeater leur fit observer avec une certaine aigreur « que cette politique est l’affaire de la présidente et non la leur, que celle-ci, en tant que présidente, en sait beaucoup plus long qu’eux à tous les points de vue, et qu’elle avait sans doute d’excellentes raisons que ces membres ignoraient complètement »(2). Ainsi, les dirigeants de la Société sont au-dessus des lois, qui n’ont sans doute été faites que pour les simples membres et les agents subalternes ; dans ces conditions, il est bien douteux que la tolérance qu’on proclame si haut soit toujours strictement respectée.
Du reste, même si l’on s’en tient à ce qui se trouve dans les ouvrages faisant autorité dans la Société Théosophique, on est bien forcé de constater que l’impartialité y fait souvent défaut. Nous avons déjà signalé l’antichristianisme avéré de Mme Blavatsky, qui n’était sans doute dépassé que par son antijudaïsme ; d’ailleurs, tout ce qui lui déplaisait dans le Christianisme, c’est au Judaïsme qu’elle en attribuait l’origine. C’est ainsi qu’elle écrivait : « Toute l’abnégation qui fait le sujet des enseignements altruistes de Jésus est devenue une théorie bonne à être traitée avec l’éloquence de la chaire, tandis que les préceptes d’égoïsme pratique de la Bible mosaïque, préceptes contre lesquels le Christ a tant prêché en vain, se sont enracinés dans la vie même des nations occidentales… Les Chrétiens bibliques préfèrent la loi de Moïse à la loi d’amour du Christ ; l’Ancien Testament, qui se prête à toutes leurs passions, sert de base à leurs lois de conquête, d’annexion et de tyrannie »(3). Et encore : « Il faut convaincre les hommes de l’idée que, si la racine de l’humanité est une, il doit y avoir une seule vérité, qui se retrouve dans toutes les religions diverses ; excepté, pourtant, dans la religion juive, car cette idée n’est pas même exprimée dans la Kabbale »(4). C’est la haine pour tout ce qu’on peut qualifier de « judéo-chrétien » qui amena l’entente, à laquelle nous avons fait allusion, entre Mme Blavatsky et l’orientaliste Burnouf(5) : pour tous deux, le Christianisme ne valait rien parce qu’il avait été « judaïsé » par saint Paul ; et ils se plaisaient à opposer cette prétendue déformation aux enseignements du Christ, qu’ils présentaient comme une expression de la « philosophie âryenne », soi-disant transmise par les Bouddhistes aux Esséniens. C’est sans doute cette communauté de vues qui fit dire aux théosophistes que « la brillante intelligence de M. Émile Burnouf s’était élevée de son propre vol à des hauteurs qui confinent aux fières altitudes d’où rayonne l’enseignement des Maîtres de l’Himâlaya »(6).
Mais ce n’est pas tout, et nous allons maintenant voir Sinnett, qui fut toujours inspiré directement par Mme Blavatsky (sous le masque des « Maîtres »), s’attaquer, non plus à la seule religion juive, mais à toutes les religions en général(A), sans même en excepter le Bouddhisme « exotérique » : « Les idées religieuses, selon les théologiens, et les facultés spirituelles, selon la science ésotérique, sont choses complètement opposées… Rien ne peut être plus désastreux, pour les progrès humains, en ce qui regarde la destinée des individus, que cette notion, encore si répandue, qu’une religion, quelle qu’elle soit, suivie avec un esprit pieux et sincère, est une bonne chose pour la morale, et que, si tel ou tel point de doctrine vous semble absurde, il n’en est pas moins très utile de conserver, pour la grande majorité des peuples, des pratiques religieuses qui, observées dévotement, ne peuvent produire que de bons résultats. Certainement, toutes les religions se valent ; elles sont toutes également dangereuses pour l’Ego, dont la perte est aussi bien assurée dans l’une que dans l’autre, par son incrustation complète dans leur pratique. Et ici on ne fait aucune exception, même pour les religions qui n’ont à leur actif que bonté, douceur, mansuétude, pureté de mœurs, et dont l’esprit large et tolérant n’a jamais permis qu’une goutte de sang humain fût répandue pour la propagation de doctrines qui ne se sont imposées au monde que par la seule force de l’attraction et de la persuasion »(7). « Ce qui doit frapper surtout, lisons-nous plus loin, c’est combien cette doctrine (ésotérique) est opposée à l’idée de maintenir les hommes sous le joug de n’importe quel système clérical, dont les dogmes et les enseignements sont faits pour abaisser les caractères, terrifier l’imagination. Quoi de plus abrutissant que la pensée d’un Dieu personnel, de la toute-puissance et du bon vouloir duquel les humains dépendent entièrement, d’un Dieu qui attend l’heure de leur mort, qui les guette, pour les précipiter, après quelques années d’une vie souvent fort malheureuse, dans un abîme de douleurs éternelles ou de joies sans fin ! »(8). L’idée d’un Dieu personnel, si odieusement caricaturée dans ce dernier passage, est d’ailleurs une de celles qui ont été le plus souvent et le plus énergiquement repoussées par les théosophistes, au moins pendant la première période : « Nous ne croyons point, dit Mme Blavatsky, en un Dieu semblable à celui des Chrétiens, de la Bible et de Moïse. Nous rejetons l’idée d’un Dieu personnel, ou extra-cosmique et anthropomorphe, qui n’est que l’ombre gigantesque de l’homme, sans même reproduire ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Nous disons et prouvons que le Dieu de la théologie n’est qu’un amas de contradictions, une impossibilité logique »(9).
En voilà assez pour qu’on soit fixé sur la valeur de cette assertion si souvent répétée par les chefs de la Société Théosophique, et d’après laquelle des adhérents de toutes les religions ne trouveraient dans les enseignements de cette Société rien qui pût offenser leurs croyances : « Elle ne cherche pas à éloigner les hommes de leur propre religion, dit Mme Besant, mais elle les pousse plutôt à rechercher l’aliment spirituel dont ils ont besoin dans les profondeurs de leur foi… La Société attaque non seulement les deux grands ennemis de l’homme, la superstition et le matérialisme, mais, partout où elle s’étend, elle propage la paix et la bienveillance, établissant une force pacificatrice dans les conflits de la civilisation moderne »(10). On verra plus tard ce qu’est le « Christianisme ésotérique » des théosophistes actuels ; mais il est bon, aussitôt après les citations que nous venons de faire, de lire cette page extraite d’un ouvrage de M. Leadbeater : « Pour faciliter la surveillance et la direction du monde, les Adeptes l’ont divisé en districts, à peu près comme l’Église a divisé son territoire en paroisses, avec cette différence que les districts ont quelquefois la dimension d’un continent. Sur chaque district préside un Adepte, comme un prêtre dirige sa paroisse. De temps en temps, l’Église tente un effort spécial qui n’est pas destiné au bien d’une seule paroisse, mais au bien général ; elle envoie ce que l’on appelle une “mission à l’intérieur” en vue de ranimer la foi et de réveiller l’enthousiasme dans un pays entier. Les résultats obtenus ne rapportent aucun bénéfice aux missionnaires, mais contribuent à augmenter l’efficacité du travail dans chaque paroisse. À certains points de vue, la Société Théosophique ressemble à une pareille mission, et les divisions naturelles faites sur la terre par les diverses religions correspondent aux différentes paroisses. Notre Société paraît au milieu de chacune d’elles, ne faisant aucun effort pour détourner les peuples de la religion qu’ils pratiquent, essayant au contraire de la leur faire mieux comprendre et surtout de la leur faire mieux vivre, souvent même les ramenant à une religion qu’ils avaient abandonnée en leur en présentant une conception plus élevée. D’autres fois, des hommes qui, bien que d’un tempérament religieux, n’appartenaient à aucune religion, parce qu’ils n’avaient pu se contenter des explications vagues de la doctrine orthodoxe, ont trouvé dans les enseignements théosophiques un exposé de la vérité qui a satisfait leur raisonnement et à laquelle ils ont pu souscrire, grâce à sa large tolérance(11). Nous avons parmi nos membres des Jaïns, des Parsis, des Israélites, des Mahométans, des Chrétiens, et jamais aucun d’eux n’a entendu sortir de la bouche d’un de nos instructeurs un mot de condamnation contre sa religion ; au contraire, dans beaucoup de cas, le travail de notre Société a produit un véritable réveil religieux là où elle s’est établie. On comprendra facilement la raison de cette attitude en pensant que toutes les religions ont eu leur origine dans la Confrérie de la Loge Blanche. Dans son sein existe, ignoré de la masse, le véritable gouvernement du monde, et dans ce gouvernement se trouve le département de l’Instruction religieuse. Le Chef de ce département (c’est-à-dire le « Bodhisattwa ») a fondé toutes les religions, soit lui-même, soit par l’intermédiaire d’un disciple, adaptant son enseignement à la fois à l’époque et au peuple auquel il le destinait »(12). Ce qu’il y a ici de nouveau, par rapport aux théories de Mme Blavatsky sur l’origine des religions, c’est seulement l’intervention du « Bodhisattwa » ; mais on peut constater que les prétentions extravagantes de la Société Théosophique n’ont fait qu’aller en augmentant. À ce propos, nous mentionnerons encore à titre de curiosité, d’après le même auteur, les multiples initiatives de tout genre que les théosophistes mettent indistinctement sur le compte de leurs « Adeptes » : « On nous dit qu’il y a quelques centaines d’années, les chefs de la Loge Blanche ont décidé qu’une fois tous les cent ans, pendant le dernier quart de chaque siècle, un effort spécial serait fait pour venir en aide au monde d’une manière quelconque. Certaines de ces tentatives sont facilement reconnaissables. Tel est, par exemple, le mouvement imprimé par Christian Rosenkreutz(13)(B) au xive siècle, en même temps que Tsong-khapa réformait le Bouddhisme du Nord(14) ; telles sont encore en Europe la Renaissance dans les arts et les lettres, au xve siècle, et l’invention de l’imprimerie. Au xvie, nous avons les réformes d’Akbar aux Indes ; en Angleterre et ailleurs, la publication des ouvrages de Lord Bacon, avec la floraison splendide du règne d’Elisabeth ; au xviie, la fondation de la Société Royale des Sciences en Angleterre et les ouvrages scientifiques de Robert Boyle(15) et d’autres, après la Restauration. Au xviiie, on essaya d’exécuter un mouvement très important (dont l’histoire occulte sur les plans supérieurs n’est connue que d’un petit nombre), qui malheureusement échappa au contrôle de ses chefs et aboutit à la Révolution française. Enfin, nous en arrivons, au xixe siècle, à la fondation de la Société Théosophique »(16). Voilà, certes, un beau spécimen de l’histoire accommodée aux conceptions spéciales des théosophistes ; que de gens ont dû être, sans s’en douter le moins du monde, des agents de la « Grande Loge Blanche »(C) ! S’il n’y avait que des fantaisies comme celles-là, on pourrait se contenter d’en rire, car elles sont trop visiblement destinées à en imposer aux naïfs, et elles n’ont pas, après tout, une très grande importance ; ce qui en a bien davantage, et ce que la suite montrera, c’est la façon dont les théosophistes entendent s’acquitter de leur rôle de « missionnaires », notamment dans le « district » qui correspond au domaine du Christianisme.