La Stricte Observance
et les Supérieurs Inconnus(*)
Nos recherches sur le Régime Écossais Rectifié nous ont conduit à entreprendre, comme leur complément indispensable, une étude sur la Stricte Observance, aussi approfondie que le comporte un sujet si obscur et qui a donné lieu à tant de controverses. En attendant la publication de cette étude, nous croyons intéressant de noter les documents qui paraissent d’autre part sur cette question, en les rapprochant de ceux que nous connaissions déjà.
Signalons tout d’abord, dans la Bastille des 6 et 13 septembre 1913, sous le titre Quelques imposteurs F/-M/ : Starck et Coucoumous, un remarquable article de M. Benjamin Fabre, l’auteur du récent ouvrage sur Franciscus, Eques a Capite Galeato(1). Il y est notamment question des Clercs de la Late Observance, schisme analogue à celui des Clercs de la Stricte Observance, dont nous avons dit quelques mots à propos du Rite fondé à Malte, en 1771, par le marchand jutlandais Kolmer(2).
Voici en quels termes l’Eques a Capite Galeato a parlé « comme l’un des commissaires aux Archives des Philalèthes »(3), des Clercs de la Late Observance(4) :
« Ces Clercs sont encore un problème aux yeux d’un observateur impartial.
« L’on a dit que c’était les Jésuites (!) qui voulaient se perpétuer secrètement, en formant la classe ecclésiastique de l’ordre intérieur du Régime de la Stricte Observance(5).
« L’on a dit que c’était une Confédération nouvelle qui, poussée par des motifs d’orgueil et de cupidité, voulait dominer dans ledit Régime, au moyen de quelques formes et de quelques idées scientifiques, recueillies des manuscrits et des livres rares des Rose-Croix du xviie siècle(6).
« L’on a dit que c’était le Clergé de l’Ordre des Anciens Templiers qui s’étaient perpétués (sic), et qui, à l’exclusion des simples chevaliers, possédait la doctrine et la pratique des Sciences Occultes, dont chacun étendait le catalogue selon la portée de ses idées, et selon ses propres goûts(7).
« À la vérité, ces Clercs favorisaient toute opinion que l’on voulait prendre d’eux, par l’ambiguïté de leurs réponses, de leur constitution, et l’astuce de leurs démarches ».
Et M. Benjamin Fabre ajoute : « Leur but paraît avoir été de se superposer au Régime de la Stricte Observance(8), pour prendre la direction de ses Loges, établies dans l’Europe entière, et jusque dans le Nouveau-Monde. Ils exigeaient de leurs adeptes qu’ils possédassent tous les grades conférés par la Stricte Observance(9) ».
C’est en 1767 que cette scission, « qu’un Pouvoir occulte paraît avoir suscitée », et qui apparut d’abord à Vienne, se produisit dans le Régime de la Stricte Observance. À partir de cette époque, « il semble que, pour une raison ou pour une autre, le baron de Hundt, Eques ab Ense, avait démérité et perdu ce qui, jusqu’alors, avait fait sa force, c’est-à-dire la communication avec les Supérieurs Inconnus ». Lorsque se réunit le Convent de Brunswick, en 1775, « le baron de Hundt, représentant du Grand-Maître Eques a Pennâ Rubrâ, … n’était que l’ombre d’une ombre ». Peut-être la disgrâce avait-elle frappé plus haut que le chef de la Stricte Observance, et atteignait-elle ce Grand-Maître lui-même, intermédiaire entre de Hundt et les véritables Supérieurs Inconnus(10).
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Un des chefs du schisme était le F/ Starck, prédicateur de la cour de Prusse, docteur en théologie (protestante)… et ès sciences maçonniques, dans lesquelles il avait eu pour maîtres Gugumus et le cabaretier Schrœpfer. Le premier (dont le nom est aussi écrit Gugomos, Gouygomos, Kukumus, Cucumur, etc., car l’orthographe en est fort incertaine), figure dans la liste des membres de la Stricte Observance sous le nom caractéristique d’Eques a Cygno Triomphante(11), et avec le titre de « lieutenant au service de Prusse ». D’après une lettre du F/ prince de Carolath au F/ marquis de Savalette de Langes(12), « Coucoumous (sic) ou Kukumus, d’une famille originaire de la Souabe, passa successivement dans presque tous les services de l’Allemagne, tantôt dans le militaire, tantôt dans le civil ; il se fit admirer par ses talents, mais aussi, en même temps, mépriser par son inconstance et sa mauvaise conduite… Il était chambellan du duc de Wirtemberg (sic) ».
« Ce Gugomos, raconte le F/ Clavel(13), avait paru dans la Haute-Allemagne, et s’était dit envoyé de Chypre(14) par des Supérieurs Inconnus du Saint-Siège (?). Il se donnait les titres de grand-prêtre, de chevalier, de prince ; il promettait d’enseigner l’art de faire de l’or, d’évoquer les morts, et d’indiquer le lieu où étaient cachés les trésors des Templiers. Mais bientôt on le démasqua ; il voulut fuir, on l’arrêta, et on lui fit rétracter par écrit tout ce qu’il avait avancé, et avouer qu’il n’était qu’un simple imposteur »(15).
Ce que nous allons voir ne nous permet pas de nous rallier entièrement à cette conclusion : Gugomos a bien pu en effet être un imposteur et agir comme tel en certaines circonstances, mais il a dû être autre chose aussi, au moins pendant une partie de sa carrière. C’est du moins ce qui résulte pour nous de la suite de la lettre, déjà citée, du F/ prince de Carolath : « Dès longtemps il faisait profession des Sciences Occultes, mais ce fut l’Italie qui le forma dans cette partie. Il en revint, à ce qu’on assure, avec les plus rares connaissances, qu’il ne manqua pas de pratiquer, de retour dans sa patrie. Par de certains caractères – qui, cependant, n’étaient pas les véritables – et des fumigations, il citait des esprits, des revenants. On assure même qu’il avait une espèce de foudre à sa commande ».
Or, d’après des témoignages que nous n’avons aucune raison de mettre en doute, il existe encore, dans l’Afrique du Nord, certains rabbins(16) qui ont précisément, eux aussi, « une espèce de foudre à leur commande » et qui, au moyen de « caractères » ou de figures kabbalistiques, produisent, dans la salle où ils accomplissent cette « opération », un véritable orage en miniature, avec formation de nuages, éclairs, tonnerre, etc.(17). C’est probablement là, à peu de chose près, ce que faisait Gugomos ; et ce rapprochement, significatif au point de vue de certaines influences judaïques, nous fait songer, d’un autre côté, à ce « mystérieux adepte caché sous le nom de Valmont, qui venait souvent d’Afrique, en Italie et en France, et qui initia le F/ baron de Wæchter »(18).
Il aurait été intéressant d’avoir des renseignements un peu plus précis au sujet des « caractères » dont Gugomos se servait dans ses « opérations ». D’ailleurs, parmi les Philalèthes comme parmi tant d’autres FF/ de Régimes divers et rivaux qui s’efforçaient, avec tant de zèle et si peu de succès, de faire sortir « la Lumière des Ténèbres » et « l’Ordre du Chaos » qui donc pouvait se vanter, à cette époque surtout(19), de posséder les « véritables caractères » c’est-à-dire, en somme, de se rattacher à l’émanation d’une « Puissance légitime » aux yeux des véritables Supérieurs Inconnus ? Certaines destructions ou disparitions d’archives se produisaient parfois d’une façon fort opportune, trop opportune même pour ne pas éveiller les soupçons(20) ; la Grande Loge d’Angleterre n’avait-elle pas été, dès ses débuts (l717-1721) et sous l’inspiration du Rév. F/ Anderson (ex-Chapelain d’une Loge Opérative), la première à donner l’exemple d’une semblable façon d’agir(21) ?
Mais continuons notre citation : « Le bruit de tant de choses merveilleuses attira les regards de tout le monde, c’est-à-dire du monde maçonnique, car il faut lui rendre la justice que jamais il ne l’a montré (sic) à des profanes ». C’était là, de la part de Gugomos, une conduite conforme aux règles de la plus élémentaire prudence ; mais, même dans les milieux maçonniques, il aurait dû se montrer plus circonspect, dans son intérêt propre comme dans celui de sa « mission » ; et l’étalage qu’il faisait de ses « connaissances » et de ses pouvoirs fut peut-être une des causes de la disgrâce qui allait l’atteindre, ainsi que nous le voyons aussitôt après.
« Bientôt, plein de confiance, il eut la hardiesse de convoquer un Congrès Général, où il allait débiter ses rares connaissances. Mais, ô prodige ! sa force lui manqua. Il ne fut pas en état de produire les choses dont il s’était vanté. Alors, il fut en outre exclu de l’Ordre à cause de sa mauvaise conduite. Maintenant, il est continuellement errant, quoiqu’on assure qu’il ait rattrapé une partie de ses connaissances. On ignore son séjour actuel ».
Donc, Gugomos, manifestement abandonné par les Supérieurs Inconnus dont il n’était qu’un instrument, perdit tous ses pouvoirs juste au moment où il en aurait eu le plus grand besoin. Il est bien possible qu’il ait eu alors recours à quelques supercheries pour essayer de faire croire à des titres qu’il ne pouvait plus justifier par la possession des pouvoirs réels dont il n’avait été que le dépositaire momentané ; et ces titres n’étaient pas de nature à être prouvés par un document écrit quelconque, que les FF/, même ceux des Hauts Grades, auraient d’ailleurs été incapables de déchiffrer(22). Dans ces conditions, Gugomos, pressé de questions indiscrètes, ne put s’y soustraire qu’en s’avouant « imposteur », et il fut « exclu de l’Ordre », c’est-à-dire des Hauts Grades connus, organisation intérieure par rapport à celle de la Maçonnerie Symbolique, mais encore extérieure par rapport à d’autres, celles auxquelles ce même Gugomos avait pu être rattaché précédemment, mais plutôt comme un simple auxiliaire que comme un véritable initié.
Cette mésaventure doit d’autant moins nous surprendre que l’histoire de la Haute Maçonnerie à cette époque nous en fournit bien d’autres exemples : c’est à peu près ce qui arriva au baron de Hundt lui-même, à Starck, à Schrœpfer, etc., sans parler de Cagliostro. De plus, nous savons que, de nos jours encore, pareille chose est arrivée à des envoyés ou agents de certains Supérieurs Inconnus, vraiment supérieurs et vraiment inconnus : s’ils se compromettent, ou si même, sans avoir commis d’autres fautes, ils échouent dans leur mission, tous leurs pouvoirs leur sont aussitôt retirés(23). Cette disgrâce peut d’ailleurs n’être que temporaire, et c’est peut-être ce qui eut lieu pour Gugomos ; mais le correspondant du F/ Savalette de Langes se trompe ou s’exprime mal lorsqu’il écrit que, par la suite, « il aurait rattrapé une partie de ses connaissances » car, si les pouvoirs peuvent toujours être enlevés ou rendus au gré des Supérieurs Inconnus, il ne saurait évidemment en aucune façon en être de même pour les connaissances, acquises une fois pour toutes par l’initiation, si imparfaite qu’elle ait été.
Le prince de Carolath, qui est assez sévère pour Gugomos, hésite cependant à l’accuser d’imposture ; tout en évitant de se prononcer, il paraît mettre en doute la qualité de ses « connaissances » plutôt que leur réalité même : « Wæchter acheva, dans ce Congrès Maçonnique (de 1775), de confondre Kukumus(24). Il paraît que Kukumus n’avait pas la vraie lumière, que, persistant dans la connexion qu’il avait peut-être avec des esprits impurs, il contribua par là à augmenter sa propre perversité et celle des autres, et à se forger de nouvelles chaînes, au lieu de s’en délivrer ». En effet, il semble bien que Gugumos, séduit surtout par la possession de certains pouvoirs d’ordre très inférieur, se soit attaché à peu près exclusivement à leur pratique ; c’est peut-être là encore une des causes de sa disgrâce, car il se pouvait que cela ne fût pas conforme aux vues de ses Supérieurs Inconnus(25).
Dans une autre lettre également adressée au F/ Savalette de Langes, au sujet de Gugomos ou Kukumus, le F/ baron de Gleichen déclare bien que « c’est un imposteur », mais s’empresse d’ajouter : « Mais je ne sais rien de sa doctrine, dans laquelle on m’a assuré qu’il y avait du réel mauvais ». Donc, indépendamment de ses pouvoirs, Gugomos possédait au moins un rudiment de doctrine, chose peut-être moins intéressante à ses propres yeux, et qui pourtant constituait une « connaissance » plus réelle, comme il dut bien le voir à ses dépens ; cette doctrine, de qui l’avait-il reçue ? Cette question, autrement importante que celle de la valeur morale, éminemment suspecte, de Gugomos, revient exactement à celle-ci : quels étaient ses Supérieurs Inconnus ? Et, certes, nous ne pouvons pas adopter la solution que présente le baron de Gleichen, hanté par une obsession dont nous avons déjà vu d’autres exemples : « La plupart croit (sic) qu’il était un émissaire des Jésuites (!), qui ont véritablement fait différentes tentatives pour se joindre à la Maçonnerie ». D’autres que les Jésuites pouvaient alors faire des tentatives de ce genre ; les Juifs, par exemple, étaient exclus d’une partie de la Maçonnerie, et d’ailleurs ils le sont encore en Suède et dans plusieurs Grandes Loges d’Allemagne. Ce dernier pays est justement celui qui vit naître la plupart de ces Régimes dont le prototype fut la Stricte Observance ; cela ne veut pas dire, assurément, que tous aient eu la même origine en fait, ce que nous croyons peu vraisemblable ; mais on conçoit aisément comment il était possible, en s’emparant des Hauts Grades au moyen d’émissaires sans mandat officiel, de diriger invisiblement toute la Maçonnerie, et cela suffit à expliquer la multiplicité des tentatives faites pour y parvenir(26).
(À suivre.)