L’Ésotérisme de Dante(*)
Dans un article intitulé Un côté peu connu de l’œuvre de Dante (La France Antimaçonnique, 25e année, no 40, pp. 433-434), nous avons fait allusion à un ouvrage d’E. Aroux, Dante hérétique et albigeois. Le même auteur a publié (en 1856) La Comédie de Dante, traduite en vers selon la lettre et commentée selon l’esprit, suivie de la Clef du langage symbolique des Fidèles d’Amour.
Voici comment ces ouvrages sont résumés par Sédir dans son Histoire des Rose-Croix (pp. 16-20) :
« Il résulte des consciencieux travaux de M. Aroux que le Dante a vécu en relations intimes avec des sectes gnostiques d’Albigeois ; c’est dans leur enseignement qu’il a puisé sa haine contre la Papauté et l’Église de Rome, ainsi que les théories occultes que l’on retrouve à chaque ligne de son épopée. Le même érudit nous laisse entrevoir les mouvements profonds que les restes de l’Ordre du Temple provoquaient dans le peuple.
« L’Enfer représente le monde profane, le Purgatoire comprend les épreuves initiatiques, et le Ciel est le séjour des Parfaits, chez qui se trouvent réunis et portés à leur zénith l’intelligence et l’amour.
« les Cathares avaient, dès le xiie siècle, des signes de reconnaissance, des mots de passe, une doctrine astrologique : ils faisaient leurs initiations à l’équinoxe de printemps ; leur système scientifique était fondé sur la doctrine des correspondances : à la Lune correspondait la Grammaire, à Mercure la Dialectique, à Vénus la Rhétorique, à Mars la Musique, à Jupiter la Géométrie, à Saturne l’Astronomie, au Soleil l’Arithmétique ou la Raison illuminée ».
Ainsi, aux sept cieux ou sphères planétaires correspondaient les sept arts libéraux, précisément les mêmes dont nous voyons aussi les noms figurer sur les sept échelons du montant de gauche de l’Échelle des Kadosch. L’ordre ascendant ne diffère du précédent que par l’interversion, d’une part, de la Rhétorique et de la Logique (ou Dialectique), et, d’autre part, de la Géométrie et de la Musique, et aussi en ce que la science qui correspond au Soleil, l’Arithmétique, occupe le rang qui revient normalement à cet astre dans l’ordre des planètes, c’est-à-dire le quatrième, milieu du septénaire, tandis que les Cathares la plaçaient au plus haut échelon de leur Échelle mystique, comme Dante le fait pour sa correspondante du montant de droite, la Foi (Emounah), c’est-à-dire cette mystérieuse Fede Santa dont lui-même était Kadosch(1).
Continuons notre citation :
« La ronde céleste que décrit le Dante (Paradis, chant VIII) commence aux plus hauts Séraphins, alti Serafini, qui sont les Princes célestes, Principi celesti, et finit aux derniers rangs du Ciel. Or il se trouve que certains dignitaires inférieurs de la Maçonnerie écossaise, qui prétend remonter aux Templiers, et dont Zerbin, le prince écossais, l’amant d’Isabelle de Galice, est la personnification dans le Roland Furieux (de l’Arioste), s’intitulent aussi princes, Princes de Mercy ; que leur assemblée ou chapitre a nom le Troisième Ciel ; qu’ils ont pour symbole un Palladium, ou statue de la Vérité, revêtue comme Béatrice des trois couleurs verte, blanche et rouge ; que leur Vénérable (dont le titre est Prince très excellent), portant une flèche en main et sur la poitrine un cœur dans un triangle(2), est une personnification de l’Amour ; que le nombre mystérieux dont “Béatrice est particulièrement aimée”, Béatrice “qu’il faut appeler Amour”, dit Dante (Vita Nuova), est aussi affecté à ce Vénérable, entouré de neuf colonnes, de neuf flambeaux à neuf branches et à neuf lumières, âgé enfin de 81 ans, multiple (ou plus exactement carré) de 9, quand Béatrice est censée mourir dans la 81e année du siècle(3). »
Ce grade de Prince de Mercy, ou Écossais Trinitaire, est le 26e du Rite Écossais ; voici ce qu’en dit le F/ Bouilly, dans son Explication des emblèmes et des symboles des douze grades philosophiques (du 19e au 30e) :
« Ce grade est, selon nous, le plus inextricable de tous ceux qui composent cette savante catégorie ; aussi (?) prend-il le surnom d’Écossais Trinitaire. Tout, en effet, offre dans cette allégorie l’emblème de la Trinité : ce fond à trois couleurs (vert, blanc et rouge), au bas cette figure de la Vérité, partout enfin cet indice du Grand-Œuvre de la Nature (aux phases duquel font allusion les trois couleurs), des éléments constitutifs des métaux (souffre, mercure et sel), de leur fusion, de leur séparation (solve et coagula), en un mot de la science de la chimie minérale (ou plutôt de l’alchimie), dont Hermès fut le fondateur chez les Égyptiens, et qui donna tant de puissance et d’extension à la médecine (spagyrique). Tant il est vrai que les sciences constitutives du bonheur et de la liberté se succèdent et se classent avec cet ordre admirable qui prouve que le Créateur a fourni aux hommes tout ce qui peut calmer leurs maux et prolonger leur passage sur la terre(4).
« C’est principalement dans le nombre trois, si bien représenté par les trois angles du Delta, dont les Chrétiens ont fait le symbole flamboyant de la Divinité ; c’est, dis-je, dans ce nombre trois, qui remonte aux temps les plus reculés(5), que le savant observateur découvre la source primitive de tout ce qui frappe la pensée, enrichit l’imagination, et donne une juste idée de l’égalité sociale.
« Ne cessons donc point, dignes Chevaliers, de rester Écossais Trinitaires, de maintenir et d’honorer le nombre trois comme l’emblème de tout ce qui constitue les devoirs de l’homme, et rappelle à la fois la Trinité chérie de notre Ordre, gravée sur les colonnes de nos Temples : la Foi, l’Espérance et la Charité(6) ! ».
Revenons à Dante et à son commentateur :
« M. Aroux remarque entre les neuf Cieux que parcourt Dante avec Béatrice et certains grades de l’Écossisme une parfaite analogie. »
Voici les correspondances maçonniques indiquées pour les sept Cieux planétaires : à la Lune correspondent les profanes (?) ; à Mercure, le Chevalier du Soleil (28e) ; à Vénus, le Prince de Mercy (26e) (vert, blanc et rouge) ; au Soleil, le Grand Architecte (12e) ou le Noachite (21e) ; à Mars, le Grand Écossais de Saint-André ou Patriarche des Croisades (29e) (rouge avec croix blanche) ; à Jupiter, le Chevalier de l’Aigle blanc et noir ou Kadosch (30e) ; à Saturne, l’Échelle d’Or des mêmes Kadosch(7).
« Selon Dante, le huitième Ciel du Paradis, le Ciel étoilé (ou des étoiles fixes), est le Ciel des Rose-Croix : les Parfaits y sont vêtus de blanc ; ils y exposent un symbolisme analogue à celui des Chevaliers d’Heredom(8) ; ils y professent la « doctrine évangélique »(9), celle même de Luther, opposée à la doctrine catholique romaine. De même, les Rose-Croix du commencement du xvie siècle étaient franchement antipapistes. »
Pour faire comprendre quel est le symbolisme dont il s’agit ici, voici la description de la Jérusalem Céleste, telle qu’elle est figurée dans le Chapitre des Souverains Princes Rose-Croix de l’Ordre de Heredom de Kilwinning, appelés aussi Chevaliers de l’Aigle et du Pélican :
« Dans le fond (de la dernière chambre) est un tableau où l’on voit une montagne d’où découle une rivière, au bord de laquelle croît un arbre portant douze sortes de fruits. Sur le sommet de la montagne est un socle composé de douze pierres précieuses en douze assises. Au-dessus de ce socle est un carré en or, sur chacune des faces (sic) duquel sont trois anges avec les noms de chacune des douze tribus d’Israël. Dans ce carré est une croix, sur le centre de laquelle est couché un agneau. »(10)
« Dans les XXIVe et XXVe chants du Paradis, on retrouve le triple baiser du Prince R/-C/, le pélican(11), les tuniques blanches, les mêmes que celles des vieillards de l’Apocalypse, les bâtons de cire à cacheter, les trois vertus théologales des Chap/ Maç/ (Foi, Espérance et Charité) ; car “la fleur symbolique des Rose-Croix a été adoptée par l’Église de Rome comme la figure de la Mère du Sauveur(12) (Rosa mystica des litanies), et par celle de Toulouse (les Albigeois) comme le type mystérieux de l’assemblée générale des Fidèles d’Amour”. Ces métaphores étaient déjà employées par les Pauliciens, prédécesseurs des Cathares des xe et xie siècles ».
Voici maintenant, sur le même sujet, un passage de l’Histoire de la Magie d’Éliphas Lévi, également cité par Sédir (pp. 15-16) :
« On a multiplié les commentaires et les études sur l’œuvre de Dante, et personne, que nous sachions, n’en a signalé le véritable caractère.
« L’œuvre du grand Gibelin est une déclaration de guerre à la Papauté par la révélation hardie des Mystères. L’épopée de Dante est johannite (sic) et gnostique ; c’est une application hardie des figures et des nombres de la Kabbale aux dogmes chrétiens, et une négation secrète de tout ce qu’il y a d’absolu dans ces dogmes. Son voyage à travers les mondes surnaturels s’accomplit comme l’initiation aux Mystères d’Éleusis et de Thèbes. C’est Virgile qui le conduit et le protège dans les cercles du nouveau Tartare, comme si Virgile, le tendre et mélancolique prophète des destinées du fils de Pollion, était aux yeux du poète florentin le père illégitime, mais véritable, de l’épopée chrétienne. Grâce au génie païen de Virgile, Dante échappe à ce gouffre sur la porte duquel il avait lu une sentence de désespoir ; il y échappe en mettant sa tête à la place de ses pieds et ses pieds à la place de sa tête, c’est-à-dire en prenant le contre-pied du dogme, et alors il remonte à la lumière en se servant du démon lui-même comme d’une échelle monstrueuse ; il échappe à l’épouvante à force d’épouvante, à l’horrible à force d’horreur. L’Enfer, semble-t-il, n’est une impasse que pour ceux qui ne savent pas se retourner ; il prend le diable à rebrousse-poil, s’il m’est permis d’employer ici cette expression familière, et s’émancipe par son audace. C’est déjà le protestantisme dépassé, et le poète des ennemis de Rome a déjà deviné Faust montant au Ciel sur la tête de Méphistophélès vaincu(13).
« Remarquons aussi que l’Enfer de Dante n’est qu’un Purgatoire négatif. Expliquons-nous : son Purgatoire semble s’être formé dans son Enfer comme dans un moule, c’est le couvercle et comme le bouchon du gouffre, et l’on comprend que le Titan florentin, en escaladant le Paradis, voudrait jeter d’un coup de pied le Purgatoire dans l’Enfer.
« Son Ciel se compose d’une série de cercles kabbalistiques divisés par une croix comme le pantacle d’Ézéchiel ; au centre de cette croix fleurit une rose, et nous voyons apparaître pour la première fois, exposé publiquement et presque catégoriquement expliqué, le symbole des Rose-Croix. »
D’ailleurs, vers la même époque, ce symbole apparaissait aussi, quoique peut-être d’une façon un peu plus voilée, dans une autre œuvre poétique célèbre : le Roman de la Rose.
« Éliphas Lévi, dit encore Sédir (pp, 25-26), pense que le Roman de la Rose et le poème du Dante sont deux formes opposées(14) d’une même œuvre : l’initiation à l’indépendance intellectuelle, la satire des institutions contemporaines, et la formule allégorique des grands secrets de la société rosicrucienne. »
« Ces importantes manifestations de l’occultisme(15), dit Éliphas Lévi, coïncident avec l’époque de la chute des Templiers, tandis que Jean de Meung et Clopinel (sic), contemporains du Dante, florissaient à la cour brillante de Philippe le Bel(16). Le Roman de la Rose est le poème épique de l’ancienne France ; c’est une œuvre profonde sous des dehors triviaux(17) ; c’est une exposition des mystères de l’occultisme aussi savante que celle d’Apulée. La rose de Flamel, celle de Jean de Meung et celle du Dante fleurirent sur le même arbre. »
Ainsi, dès le xiiie siècle, il y avait déjà, en France aussi bien qu’en Italie, une tradition secrète(18), celle-là même qui devait porter plus tard le nom de tradition rosicrucienne(19). Cette doctrine était conservée par des associations comme celles de la Fede Santa et des Fidèles d’Amour, et cette Massenie du Saint Graal dont le F/ Henri Martin parle en ces termes dans son Histoire de France (t. III, p. 398), à propos des romans de chevalerie(20) :
« Dans le Titurel, la légende du Graal atteint sa dernière et splendide transfiguration, sous l’influence d’idées que Wolfram(21) semblerait avoir puisées en France, et particulièrement chez les Templiers du midi de la France. Un héros appelé Titurel fonde un Temple pour y déposer le saint Vessel, et c’est le prophète Merlin qui dirige cette construction mystérieuse, initié qu’il a été par Joseph d’Arimathie en personne au plan du Temple de Salomon. La Chevalerie du Graal devient ici la Massenie, c’est-à-dire une Franc-Maçonnerie ascétique, dont les membres se nomment les Templistes, et l’on peut saisir ici l’intention de relier à un centre commun, figuré par ce Temple idéal, l’Ordre des Templiers et les nombreuses confréries de constructeurs qui renouvellent alors l’architecture du moyen-âge. On entrevoit là bien des ouvertures sur ce qu’on pourrait nommer l’histoire souterraine de ces temps, beaucoup plus complexes qu’on ne le croit généralement.
« Ce qui est bien curieux et ce dont on ne peut guère douter, c’est que la Franc-Maçonnerie moderne remonte d’échelon en échelon jusqu’à la Massenie du Saint Graal. »
Il serait peut-être imprudent d’adopter cette opinion d’une façon trop exclusive, mais il n’en est pas moins bon d’en tenir compte, car cela peut en effet aider à saisir l’obscure filiation des sociétés secrètes au cours du moyen-âge, époque où elles furent vraiment secrètes, bien plus qu’elles ne l’ont jamais été depuis lors, même la Rose-Croix de 1610, et surtout la Franc-Maçonnerie moderne.
Le Sphinx.