Réflexions à propos
du « Pouvoir
Occulte »(*)

On a pu lire ici, la semaine dernière, le remarquable article de M. Copin-Albancelli intitulé « Les Yeux qui s’ouvrent » ; on y a vu que notre confrère ne craint pas, à propos du socialisme, d’envisager nettement une action des Supérieurs Inconnus « dont la Franc-Maçonnerie n’est que l’instrument », ou même qu’un instrument entre bien d’autres, et « aux suggestions desquels obéissent les Francs-Maçons », inconsciemment pour la plupart. C’est là pour nous une nouvelle occasion de revenir sur certains points de cette question, si complexe et si controversée, du Pouvoir Occulte, sur laquelle le dernier mot n’a pas été dit et ne le sera peut-être pas de longtemps encore, ce qui n’est pas une raison pour désespérer de voir la lumière se faire peu à peu.

Tout d’abord, il est nécessaire de dire qu’il existe des « pouvoirs occultes » de différents ordres, exerçant leur action dans des domaines bien distincts, par des moyens appropriés à leurs buts respectifs, et dont chacun peut avoir ses Supérieurs Inconnus. Ainsi, un « pouvoir occulte » d’ordre politique ou financier ne saurait être confondu avec un « pouvoir occulte » d’ordre purement initiatique, et il est facile de comprendre que les chefs de ce dernier ne s’intéresseront point aux questions politiques et sociales en tant que telles ; ils pourront même n’avoir qu’une fort médiocre considération pour ceux qui se consacrent à ce genre de travaux. Pour citer un exemple, dans le monde musulman, la secte des Senoussis, actuellement tout au moins, ne poursuit guère qu’un but à peu près exclusivement politique ; elle est, en raison même de cela, généralement méprisée par les autres organisations secrètes, pour lesquelles le panislamisme ne saurait être qu’une affirmation purement doctrinale, et qui ne peuvent admettre qu’on accommode le Djefr aux visées ambitieuses de l’Allemagne ou de quelque autre puissance européenne. Si l’on veut un autre exemple, en Chine, il est bien évident que les associations révolutionnaires qui soutinrent le F/ Sun Yat Sen, de concert avec la Maçonnerie et le Protestantisme anglo-saxons(1), ne pouvaient avoir de relations d’aucune sorte avec les vraies sociétés initiatiques, dont le caractère, dans tout l’Orient, est essentiellement traditionaliste, et cela, chose étrange, d’autant plus qu’il est plus exempt de tout ritualisme extérieur.

Ici, nous pensons qu’il est bon d’ouvrir une parenthèse pour ce qui concerne ces sociétés initiatiques extrême-orientales : jamais elles ne se mettront en relations, non seulement avec des groupements politiques, mais avec aucune organisation d’origine occidentale. Cela coupe court, en particulier, à certaines prétentions occultistes, qu’on a eu grand tort de prendre au sérieux dans des milieux antimaçonniques ; voici, en effet, ce qu’une plume autorisée a écrit à ce propos : « Pas plus qu’autrefois – moins encore qu’autrefois – il n’y a de fraternité possible entre des collectivités jaunes et des collectivités blanches. Il ne peut y avoir que des affiliations individuelles de blancs à des collectivités jaunes… Mais il n’y a pas de terrain d’entente pratique entre les sociétés collectives des deux races ; et si, par impossible, par suite d’une organisation dont les moyens nous échappent, ce terrain d’entente pratique venait à exister, les collectivités jaunes refuseraient d’y descendre. C’est pourquoi il est impossible d’ajouter foi à une information déjà ancienne – et dont je n’aurais certes pas parlé, si sa répétition dans le volume L’Invasion Jaune, par M. le commandant Driant, n’avait appelé l’attention sur elle – information d’après laquelle une société secrète jaune et un groupe occultiste européen auraient uni fraternellement leurs buts et leurs symboles. “Nous sommes heureux d’apprendre, dit l’Initiation de mars 1897 (et le commandant Driant le répète dans L’Invasion Jaune, p. 486), au Suprême Conseil, la création à San-Francisco de la première Loge martiniste chinoise, sur laquelle nous fondons de grandes espérances, pour l’entente de notre Ordre avec la Société de Hung.” Et le commandant Driant ajoute : “La Société de Hung est la société-mère des Boxers chinois. Ces relations de sectes paraîtront invraisemblables à nombre de lecteurs, qui ne voient pas les progrès des sociétés occultes visant à l’internationalisme. Elles sont rigoureusement vraies.” Ces affirmations sont rigoureusement une fable. Je ne sais pas si des Chinois, ni quel genre de Chinois se sont introduits dans la Loge martiniste de San-Francisco, ni même s’il y a jamais eu une Loge martiniste à San-Francisco. Ce que je sais et affirme, c’est que jamais la Société de Hung – puisque Société de Hung il y a, et qu’on semble viser une société entre toutes, et le nom spécial et temporaire d’une secte de cette société – ne s’est affiliée au Martinisme ; c’est que jamais la Société de Hung, ni quelque autre société secrète chinoise que ce soit, n’a entretenu la moindre relation, même épistolaire, avec le Martinisme, ni avec quelque autre société occulte occidentale que ce soit. Pour se livrer ainsi, les Chinois connaissent trop bien le tempérament des blancs, et combien peu secrètes sont leurs sociétés occultes. »(2)

On en pourrait dire à peu près autant pour les organisations initiatiques hindoues et musulmanes, qui, d’une façon générale, sont presque aussi fermées que celles de l’Extrême-Orient, et tout aussi inconnues des Occidentaux. Maintenant, il est bien entendu que tout cela ne préjuge rien contre l’existence, pour l’Occident, d’un « Pouvoir central » compatible avec les conditions d’une pluralité d’organismes distincts et hiérarchisés (nous ne pouvons plus dire ici « superposés » comme dans les sphères inférieures). Si l’on admet cette existence, il faudra certainement assigner, dans la constitution de ce « Pouvoir central », un rôle important à l’élément judaïque ; et, lorsqu’on sait quelle aversion éprouvent à l’égard du Juif les Orientaux en général et les Musulmans en particulier, il est permis de se demander si la présence d’un tel élément ne contribue pas à rendre impossible les rapports directs entre les sociétés secrètes orientales et occidentales. Il y a donc là, au point de vue du « pouvoir occulte », des barrières que l’influence juive ne saurait franchir ; en outre, même en Occident, il n’y a certainement pas que cette seule influence à considérer à l’exclusion de toute autre, encore qu’elle paraisse être des plus puissantes. Quant aux communications indirectes possibles, malgré tout, entre le « Pouvoir occulte central » de l’Occident et certains pouvoirs plus ou moins analogues qui existent en Orient, tout ce que l’on peut dire, c’est qu’elles ne pourraient résulter que « d’une organisation dont les moyens nous échappent ».

Pour en revenir à notre distinction entre différents ordres de « pouvoirs occultes », nous devons ajouter qu’elle ne supprime pas la possibilité d’une certaine interpénétration de ces différents ordres, car il ne faut jamais établir de catégories trop absolues ; nous disons interpénétration, parce que ce terme nous semble plus précis que celui d’enchevêtrement, et qu’il laisse mieux entrevoir la hiérarchisation nécessaire des organismes multiples. Pour savoir jusqu’où s’étend cette hiérarchisation, il faut se demander s’il existe encore, dans l’Occident contemporain, une puissance vraiment initiatique qui ait laissé autre chose que des vestiges à peu près incompris ; et, sans rien vouloir exagérer, on est bien obligé de convenir qu’il n’y a guère, apparemment, que le Kabbalisme qui puisse compter dans ce domaine, et aussi que les Juifs le réservent jalousement pour eux seuls, car le « néo-kabbalisme » occultisant n’est qu’une fantaisie sans grande importance. Tous les autres courants, car il y en a eu(3), semblent s’être perdus vers la fin du moyen âge, si l’on excepte quelques cas isolés ; par suite, si leur influence a pu, jusqu’à un certain point, se transmettre en-deçà de cette époque, ce n’est que d’une façon indirecte et qui, dans une large mesure, échappe forcément à notre investigation. D’autre part, si on envisage les tentatives qui ont été faites récemment dans le sens d’une « contre-kabbale » (et qui se basaient principalement sur le Druidisme), on ne peut pas dire qu’elles aient abouti à une réalisation quelconque, et leur échec est encore une preuve de la force incontestable que possède l’élément judaïque au sein du « pouvoir occulte » occidental.

Ceci posé, il est bien certain que le Kabbalisme, comme tout ce qui est d’ordre proprement initiatique et doctrinal, est, en lui-même, parfaitement indifférent à toute action politique ; sur le terrain social, ses principes ne peuvent exercer qu’une influence purement réflexe. Le socialisme, qui, certes, n’a rien d’initiatique, ne peut procéder que d’un « pouvoir occulte » simplement politique, ou politico-financier ; il est vraisemblable que ce pouvoir est juif, au moins partiellement, mais il serait abusif de le qualifier de « kabbaliste ». il en est qui ne savent pas suffisamment se garder de toute exagération à cet égard, et c’est pourquoi nous avons cru bon de préciser dans quelles conditions il est possible de considérer Jaurès, par exemple, comme « le serviteur des Supérieurs Inconnus », ou plutôt de certains Supérieurs Inconnus.

Maintenant, que Jaurès « soit à peine Franc-Maçon », ce n’est pas là une objection sérieuse contre cette façon d’envisager son rôle, comme le fait très justement remarquer M. Copin-Albancelli. Nous ignorons même, nous devons l’avouer, si Jaurès a jamais reçu l’initiation maçonnique ; en tout cas, il n’est certainement pas un Maçon actif, mais cela ne fait rien à la chose, et il peut même fort bien ne faire partie d’aucune « société secrète » au sens propre du mot ; il n’en est qu’un meilleur agent pour les Supérieurs Inconnus qui se servent de lui, parce que cette circonstance contribue à écarter les soupçons. Ce que nous disons de Jaurès, parce que notre confrère l’a pris pour exemple, nous pourrions tout aussi bien le dire d’autres hommes politiques, qui sont à peu près dans le même cas ; mais l’exemple est assez typique pour que nous nous en contentions.

Un autre point qui est à retenir, c’est que les Supérieurs Inconnus, de quelque ordre qu’ils soient, et quel que soit le domaine dans lequel ils veulent agir, ne cherchent jamais à créer des « mouvements », suivant une expression qui est fort à la mode aujourd’hui ; ils créent seulement des « états d’esprit », ce qui est beaucoup plus efficace, mais peut-être un peu moins à la portée de tout le monde. Il est incontestable, encore que certains se déclarent incapables de le comprendre, que la mentalité des individus et des collectivités peut être modifiée par un ensemble systématisé de suggestions appropriées ; au fond, l’éducation elle-même n’est guère autre chose que cela, et il n’y a là-dedans aucun « occultisme ». Du reste, on ne saurait douter que cette faculté de suggestion puisse être exercée, à tous les degrés et dans tous les domaines, par des hommes « en chair et en os », lorsqu’on voit, par exemple, une foule entière illusionnée par un simple fakir, qui n’est cependant qu’un initié de l’ordre le plus inférieur, et dont les pouvoirs sont assez comparables à ceux que pouvait posséder un Gugomos ou un Schrœpfer(4). Ce pouvoir de suggestion n’est dû, somme toute, qu’au développement de certaines facultés spéciales ; quand il s’applique seulement au domaine social et s’exerce sur l’« opinion », il est surtout affaire de psychologie : un « état d’esprit » déterminé requiert des conditions favorables pour s’établir, et il faut savoir, ou profiter de ces conditions si elles existent déjà, ou en provoquer soi-même la réalisation. Le socialisme répond à certaines conditions actuelles, et c’est là ce qui fait toutes ses chances de succès ; que les conditions viennent à changer pour une raison ou pour une autre, et le socialisme, qui ne pourra jamais être qu’un simple moyen d’action pour des Supérieurs Inconnus, aura vite fait de se transformer en autre chose dont nous ne pouvons même pas prévoir le caractère. C’est peut-être là qu’est le danger le plus grave, surtout si les Supérieurs Inconnus savent, comme il y a tout lieu de l’admettre, modifier cette mentalité collective qu’on appelle l’« opinion » ; c’est un travail de ce genre qui s’effectua au cours du xviiie siècle et qui aboutit à la Révolution, et, quand celle-ci éclata, les Supérieurs Inconnus n’avaient plus besoin d’intervenir, l’action de leurs agents subalternes était pleinement suffisante. Il faut, avant qu’il ne soit trop tard, empêcher que de pareils événements se renouvellent, et c’est pourquoi, dirons-nous avec M. Copin-Albancelli, « il est fort important d’éclairer le peuple sur la question maçonnique et ce qui se cache derrière ».

(À suivre.)

Le Sphinx.