CHAPITRE II
Fonctions
du sacerdoce et de la royauté

L’opposition des deux pouvoirs spirituel et temporel, sous une forme ou sous une autre, se rencontre à peu près chez tous les peuples, ce qui n’a rien de surprenant, puisqu’elle correspond à une loi générale de l’histoire humaine, se rattachant d’ailleurs à tout l’ensemble de ces « lois cycliques » auxquelles, dans presque tous nos ouvrages, nous avons fait de fréquentes allusions. Pour les périodes les plus anciennes, cette opposition se trouve habituellement, dans les données traditionnelles, exprimée sous une forme symbolique, comme nous l’avons déjà indiqué précédemment en ce qui concerne les Celtes ; mais ce n’est pas cet aspect de la question que nous nous proposons spécialement de développer ici. Nous retiendrons surtout, pour le moment, deux exemples historiques, pris l’un en Orient et l’autre en Occident : dans l’Inde, l’antagonisme dont il s’agit se rencontre sous la forme de la rivalité des Brâhmanes et des Kshatriyas, dont nous aurons à retracer quelques épisodes ; dans l’Europe du moyen âge, elle apparaît surtout comme ce qu’on a appelé la querelle du Sacerdoce et de l’Empire, bien qu’elle ait eu aussi alors d’autres aspects plus particuliers, mais non moins caractéristiques, comme on le verra par la suite(1). Il ne serait d’ailleurs que trop facile de constater que la même lutte se poursuit encore de nos jours, quoique, du fait du désordre moderne et du « mélange des castes », elle se complique d’éléments hétérogènes qui peuvent la dissimuler parfois aux regards d’un observateur superficiel.

Ce n’est pas qu’on ait contesté, généralement du moins et en dehors de certains cas extrêmes, que ces deux pouvoirs, que nous pouvons appeler le pouvoir sacerdotal et le pouvoir royal, car ce sont là leurs véritables dénominations traditionnelles, aient l’un et l’autre leur raison d’être et leur domaine propre. En somme, le débat ne porte habituellement que sur la question des rapports hiérarchiques qui doivent exister entre eux ; c’est une lutte pour la suprématie, et cette lutte se produit invariablement de la même façon : nous voyons les guerriers, détenteurs du pouvoir temporel, après avoir été tout d’abord soumis à l’autorité spirituelle, se révolter contre elle, se déclarer indépendants de toute puissance supérieure, ou même chercher à se subordonner cette autorité dont ils avaient pourtant, à l’origine, reconnu tenir leur pouvoir, et à en faire un instrument au service de leur propre domination. Cela seul peut suffire à montrer qu’il doit y avoir, dans une telle révolte, un renversement des rapports normaux ; mais on le voit encore beaucoup plus clairement en considérant ces rapports comme étant, non pas simplement ceux de deux fonctions sociales plus ou moins nettement définies et dont chacune peut avoir la tendance assez naturelle à empiéter sur l’autre, mais ceux des deux domaines dans lesquels s’exercent respectivement ces fonctions ; ce sont, en effet, les relations de ces domaines qui doivent logiquement déterminer celles des pouvoirs correspondants.

Cependant, avant d’aborder directement ces considérations, nous devons encore formuler quelques observations qui en faciliteront la compréhension, en précisant le sens de certains des termes dont nous aurons à nous servir constamment ; et cela est d’autant plus nécessaire que ces termes, dans l’usage courant, ont pris une signification assez vague et parfois bien éloignée de leur acception première. Tout d’abord, si nous parlons de deux pouvoirs, et si nous pouvons le faire dans les cas où il y a lieu, pour des raisons diverses, de garder entre eux une sorte de symétrie extérieure, nous préférons pourtant, le plus souvent, et pour mieux marquer la distinction, employer, pour l’ordre spirituel, le mot d’« autorité », plutôt que celui de « pouvoir », qui est alors réservé à l’ordre temporel, auquel il convient plus proprement quand on veut l’entendre au sens strict. En effet, ce mot de « pouvoir » évoque presque inévitablement l’idée de puissance ou de force, et surtout d’une force matérielle(2), d’une puissance qui se manifeste visiblement au dehors et s’affirme par l’emploi de moyens extérieurs ; et tel est bien, par définition même, le pouvoir temporel(3). Au contraire, l’autorité spirituelle, intérieure par essence, ne s’affirme que par elle-même, indépendamment de tout appui sensible, et s’exerce en quelque sorte invisiblement ; si l’on peut encore parler ici de puissance ou de force, ce n’est que par transposition analogique et, du moins dans le cas d’une autorité spirituelle à l’état pur, si l’on peut dire, il faut bien comprendre qu’il s’agit alors d’une puissance tout intellectuelle, dont le nom est « sagesse », et de la seule force de la vérité(4).

Ce qui demande aussi à être expliqué, et même un peu plus longuement, ce sont les expressions, que nous avons employées tout à l’heure, de pouvoir sacerdotal et de pouvoir royal ; que faut-il entendre ici exactement par sacerdoce et par royauté ? Pour commencer par cette dernière, nous dirons que la fonction royale comprend tout ce qui, dans l’ordre social, constitue le « gouvernement » proprement dit, et cela quand bien même ce gouvernement n’aurait pas la forme monarchique ; cette fonction, en effet, est celle qui appartient en propre à toute la caste des Kshatriyas, et le roi n’est que le premier parmi ceux-ci. La fonction dont il s’agit est double en quelque sorte : administrative et judiciaire d’une part, militaire de l’autre, car elle doit assurer le maintien de l’ordre à la fois au dedans, comme fonction régulatrice et équilibrante, et au dehors, comme fonction protectrice de l’organisation sociale ; ces deux éléments constitutifs du pouvoir royal sont, dans diverses traditions, symbolisés respectivement par la balance et l’épée. On voit par là que pouvoir royal est bien réellement synonyme de pouvoir temporel, même en prenant ce dernier dans toute l’extension dont il est susceptible ; mais l’idée beaucoup plus restreinte que l’Occident moderne se fait de la royauté peut empêcher que cette équivalence apparaisse immédiatement, et c’est pourquoi il était nécessaire de formuler dès maintenant cette définition, qui ne devra jamais être perdue de vue par la suite.

Quant au sacerdoce, sa fonction essentielle est la conservation et la transmission de la doctrine traditionnelle, dans laquelle toute organisation sociale régulière trouve ses principes fondamentaux ; cette fonction, d’ailleurs, est évidemment indépendante de toutes les formes spéciales que peut revêtir la doctrine pour s’adapter, dans son expression, aux conditions particulières de tel peuple ou de telle époque, et qui n’affectent en rien le fond même de cette doctrine, lequel demeure partout et toujours identique et immuable, dès lors qu’il s’agit de traditions authentiquement orthodoxes. Il est facile de comprendre que la fonction du sacerdoce n’est pas précisément celle que les conceptions occidentales, aujourd’hui surtout, attribuent au « clergé » ou aux « prêtres », ou que du moins, si elle peut être cela dans une certaine mesure et dans certains cas, elle peut aussi être bien autre chose. En effet, ce qui possède proprement le caractère « sacré », c’est la doctrine traditionnelle et ce qui s’y rapporte directement, et cette doctrine ne prend pas nécessairement la forme religieuse(5) ; « sacré » et « religieux » ne s’équivalent donc nullement, et le premier de ces deux termes est beaucoup plus étendu que le second ; si la religion fait partie du domaine « sacré », celui-ci comprend des éléments et des modalités qui n’ont absolument rien de religieux ; et le sacerdoce, comme son nom l’indique, se rapporte, sans aucune restriction, à tout ce qui peut véritablement être dit « sacré ».

La vraie fonction du sacerdoce est donc, avant tout, une fonction de connaissance et d’enseignement(6), et c’est pourquoi, comme nous le disions plus haut, son attribut propre est la sagesse ; assurément, certaines autres fonctions plus extérieures, comme l’accomplissement des rites, lui appartiennent également, parce qu’elles requièrent la connaissance de la doctrine, en principe tout au moins, et participent du caractère « sacré » qui est inhérent à celle-ci ; mais ces fonctions ne sont que secondaires, contingentes et en quelque sorte accidentelles(7). Si, dans le monde occidental, l’accessoire semble ici être devenu la fonction principale, sinon même unique, c’est que la nature réelle du sacerdoce y est à peu près complètement oubliée ; c’est là un des effets de la déviation moderne, négatrice de l’intellectualité(8), et qui, si elle n’a pu faire disparaître tout enseignement doctrinal, l’a du moins « minimisé » et rejeté au dernier plan. Qu’il n’en ait pas toujours été ainsi, le mot même de « clergé » en fournit la preuve, car, originairement, « clerc » ne signifie pas autre chose que « savant »(9), et il s’oppose à « laïque », qui désigne l’homme du peuple, c’est-à-dire du « vulgaire », assimilé à l’ignorant ou au « profane », à qui on ne peut demander que de croire ce qu’il n’est pas capable de comprendre, parce que c’est là le seul moyen de le faire participer à la tradition dans la mesure de ses possibilités(10). Il est même curieux de noter que les gens qui, à notre époque, se font gloire de se dire « laïques », tout aussi bien que ceux qui se plaisent à s’intituler « agnostiques », et d’ailleurs ce sont souvent les mêmes, ne font en cela que se vanter de leur propre ignorance ; et pour qu’ils ne se rendent pas compte que tel est le sens des étiquettes dont ils se parent, il faut que cette ignorance soit en effet bien grande et vraiment irrémédiable.

Si le sacerdoce est, par essence, le dépositaire de la connaissance traditionnelle, ce n’est pas à dire qu’il en ait le monopole, puisque sa mission est, non seulement de la conserver intégralement, mais aussi de la communiquer à tous ceux qui sont aptes à la recevoir, de la distribuer en quelque sorte hiérarchiquement suivant la capacité intellectuelle de chacun. Toute connaissance de cet ordre a donc sa source dans l’enseignement sacerdotal, qui est l’organe de sa transmission régulière ; et ce qui apparaît comme plus particulièrement réservé au sacerdoce, en raison de son caractère de pure intellectualité, c’est la partie supérieure de la doctrine, c’est-à-dire la connaissance des principes mêmes, tandis que le développement de certaines applications convient mieux aux aptitudes des autres hommes, que leurs fonctions propres mettent en contact direct et constant avec le monde manifesté, c’est-à-dire avec le domaine auquel se rapportent ces applications. C’est pourquoi nous voyons dans l’Inde, par exemple, que certaines branches secondaires de la doctrine ont été étudiées plus spécialement par les Kshatriyas, tandis que les Brâhmanes n’y attachent qu’une importance très relative, leur attention étant sans cesse fixée sur l’ordre des principes transcendants et immuables, dont tout le reste n’est que conséquences accidentelles, ou, si l’on prend les choses en sens inverse, sur le but suprême par rapport auquel tout le reste n’est que moyens contingents et subordonnés(11). Il existe même des livres traditionnels qui sont particulièrement destinés à l’usage des Kshatriyas, parce qu’ils présentent des aspects doctrinaux adaptés à leur nature propre(12) ; il y a des « sciences traditionnelles » qui conviennent surtout aux Kshatriyas, tandis que la métaphysique pure est l’apanage des Brâhmanes(13). Il n’y a là rien que de parfaitement légitime, car ces applications ou adaptations font aussi partie de la connaissance sacrée envisagée dans son intégralité, et d’ailleurs, bien que la caste sacerdotale ne s’y intéresse pas directement pour son propre compte, elles sont néanmoins son œuvre, puisqu’elle seule est qualifiée pour en contrôler la parfaite conformité avec les principes. Seulement, il peut arriver que les Kshatriyas, quand ils entrent en révolte contre l’autorité spirituelle, méconnaissent le caractère relatif et subordonné de ces connaissances, qu’en même temps ils les considèrent comme leur bien propre et nient les avoir reçues des Brâhmanes, et qu’enfin ils aillent même jusqu’à les prétendre supérieures à celles qui sont la possession exclusive de ces derniers. Ce qui résulte de là, c’est, dans les conceptions des Kshatriyas révoltés, le renversement des rapports normaux entre les principes et leurs applications, ou même parfois, dans les cas les plus extrêmes, la négation pure et simple de tout principe transcendant ; c’est donc, dans tous les cas, la substitution de la « physique » à la « métaphysique », en entendant ces mots dans leur sens rigoureusement étymologique, ou, en d’autres termes, ce qu’on peut appeler le « naturalisme », ainsi qu’on le verra mieux encore par la suite(14).

De cette distinction, dans la connaissance sacrée ou traditionnelle, de deux ordres que l’on peut, d’une manière générale, désigner comme celui des principes et celui des applications, ou encore, suivant ce que nous venons de dire, comme l’ordre « métaphysique » et l’ordre « physique », était dérivée, dans les mystères antiques, en Occident aussi bien qu’en Orient, la distinction de ce qu’on appelait les « grands mystères » et les « petits mystères », ceux-ci comportant en effet essentiellement la connaissance de la nature, et ceux-là la connaissance de ce qui est au delà de la nature(15). Cette même distinction correspondait précisément à celle de l’« initiation sacerdotale » et de l’« initiation royale », c’est-à-dire que les connaissances qui étaient enseignées dans ces deux sortes de mystères étaient celles qui étaient regardées comme nécessaires à l’exercice des fonctions respectives des Brâhmanes et des Kshatriyas, ou de ce qui était l’équivalent de ces deux castes dans les institutions des divers peuples(16) ; mais, bien entendu, c’est le sacerdoce qui, en vertu de sa fonction d’enseignement, conférait également les deux initiations, et qui assurait ainsi la légitimité effective, non seulement de ses propres membres, mais aussi de ceux de la caste à laquelle appartenait le pouvoir temporel ; et c’est de là, comme nous le verrons, que procède le « droit divin » des rois(17). S’il en est ainsi, c’est que la possession des « grands mystères » implique, a fortiori et comme « par surcroît », celle des « petits mystères » ; comme toute conséquence et toute application est contenue dans le principe dont elle procède, la fonction supérieure comporte « éminemment » les possibilités des fonctions inférieures(18) ; il en est nécessairement ainsi dans toute hiérarchie véritable, c’est-à-dire fondée sur la nature même des êtres.

Il est encore un point que nous devons signaler ici, au moins sommairement et sans y insister outre mesure : à côté des expressions d’« initiation sacerdotale » et d’« initiation royale », et pour ainsi dire parallèlement, on rencontre aussi celles d’« art sacerdotal » et d’« art royal », qui désignent la mise en œuvre des connaissances enseignées dans les initiations correspondantes, avec tout l’ensemble des « techniques » relevant de leurs domaines respectifs(19). Ces désignations se sont conservées longtemps dans les anciennes corporations, et la seconde, celle d’« art royal », a même eu un destin assez singulier, car elle s’est transmise jusqu’à la Maçonnerie moderne, dans laquelle, cela va sans dire, elle ne subsiste plus, ainsi que beaucoup d’autres termes et symboles, que comme un vestige incompris du passé. Quant à la désignation d’« art sacerdotal », elle a entièrement disparu ; cependant, elle convenait évidemment à l’art des constructeurs des cathédrales du moyen âge, au même titre que celui des constructeurs des temples de l’antiquité ; mais il dut se produire ensuite une confusion des deux domaines, due à une perte au moins partielle de la tradition, conséquence elle-même des empiètements du temporel sur le spirituel ; et c’est ainsi que se perdit jusqu’au nom de l’« art sacerdotal », sans doute vers l’époque de la Renaissance, qui marque en effet, sous tous les rapports, la consommation de la rupture du monde occidental avec ses propres doctrines traditionnelles(20).