Juin-juillet 1946

Luzac and Co., London.

Dans ce volume, M. Coomaraswamy a réuni diverses études « sur la vue traditionnelle ou normale de l’art », dont quelques-unes sont déjà connues de nos lecteurs. Dans la première, qui donne son titre au livre, l’auteur montre d’abord l’inutilité d’exposer dans les musées des œuvres d’artistes vivants, ce qui ne peut avoir d’autres raisons que de satisfaire la vanité de ceux-ci ou de leur faire une sorte de « réclame » commerciale gratuite ; du reste, tout objet, de quelque genre qu’il soit, devrait normalement être fait pour des fins qui n’ont rien de commun avec une telle exposition. Quand il s’agit au contraire d’objets anciens ou exotiques, la question est toute différente, et l’on peut alors parler d’un but « éducatif », mais seulement à certaines conditions : ce qui doit être compris avant tout, à cet égard, c’est le point de vue même de ceux qui firent ces œuvres d’art, lesquelles n’étaient nullement pour eux, comme pour les modernes, des objets inutiles et n’ayant d’autre valeur que celle qui résulte d’une appréciation « esthétique », c’est-à-dire purement sentimentale. Selon toute conception traditionnelle (et le témoignage de Platon est cité ici tout particulièrement), une œuvre d’art ne méritait vraiment ce nom que si elle était apte à satisfaire en même temps des besoins d’ordre corporel et spirituel, c’est-à-dire si elle était tout à la fois un objet usuel et un « support de contemplation ». En pareil cas, il s’agit toujours essentiellement de la représentation de formes invisibles et intelligibles, et non point de l’imitation des choses sensibles, le véritable modèle d’après lequel l’artiste travaille étant une idée qu’il contemple en lui-même ; en d’autres termes, il n’y a d’art réel que celui qui présente une signification symbolique, et, en ce sens, l’art est en quelque sorte l’antithèse de ce que les modernes entendent par « éducation visuelle ». D’autre part, le public devrait être naturellement amené à se demander pourquoi des objets d’une qualité comparable à ceux qu’il voit dans les musées ne se trouvent plus aujourd’hui dans l’usage courant, et à se rendre compte par là de la profonde déchéance qu’implique l’état de choses actuel, avec la séparation complète qui y est établie entre une production industrielle qui n’a absolument rien d’artistique et un art qui n’a plus aucun rapport réel avec la vie. Enfin, il est essentiel, pour comprendre les œuvres d’art, de ne pas les interpréter dans les termes de la psychologie occidentale moderne, et, en particulier, d’écarter complètement le point de vue « esthétique » avec tout ce qu’il comporte, aussi bien que l’idée d’une « ornementation » dépourvue de signification, ou encore de celle d’une « inspiration » supposée provenir d’objets extérieurs, ce qui n’est d’ailleurs qu’un grossier contresens bien caractéristique de la confusion moderne ; le rôle d’un musée ne doit pas être d’amuser le public ou de flatter ses goûts, mais de faire appel à ses facultés de compréhension et de lui montrer en quoi consiste réellement la vérité et la beauté d’une œuvre d’art. — Le second chapitre, The Christian and Oriental or True Philosophy of Art, le troisième, Is Art Superstition or a Way of Life ? et le quatrième, What is the Use of Art anyway ? ont été publiés précédemment en brochures séparées dont nous avons rendu compte en leur temps (voir nos d’avril et juillet 1937, de novembre et décembre 1937 et de janvier 1940). À la seconde de ces trois études a été ajoutée une note répondant à un critique qui avait reproché à l’auteur de préconiser le « retour à un état de choses passé », celui du moyen âge, alors qu’il s’agissait en réalité d’un « retour aux premiers principes », comme si ces principes pouvaient dépendre d’une question d’époque, et comme si leur vérité n’était pas essentiellement intemporelle ! — Dans Beauty and Truth, qui porte en épigraphe cette citation de saint Thomas d’Aquin : « Ex divina pulchritudine esse omnium derivatur », la connexion de la beauté avec la faculté cognitive, et par suite avec la sagesse et la vérité, est expliquée en se référant principalement aux doctrines du moyen âge chrétien ; et l’application en est faite aux œuvres écrites aussi bien qu’aux monuments architecturaux de cette époque, les mêmes principes étant également valables pour toutes les formes de l’art traditionnel. — Nous avons déjà parlé de The Nature of Mediaeval Art lors de sa publication en article (voir no de mai 1940). — The Traditional Conception of Ideal Portraiture expose tout d’abord la distinction qui est faite, dans les textes indiens (hindous et bouddhiques), entre l’apparence extérieure d’un homme, avec ses particularités individuelles, et l’image intérieure de l’homme, invisible à l’œil corporel, mais accessible à l’œil de la contemplation ; cette dernière est proprement celle d’un « type » qui correspond à l’essence spirituelle de l’être, et c’est à cette conception que se rapportent toutes les figurations hiératiques dans lesquelles la ressemblance physique n’est aucunement prise en considération, à tel point que souvent de tels « portraits » se distinguent à peine des images divines. Ensuite sont étudiés des textes occidentaux faisant la même distinction fondamentale, depuis les livres hermétiques et les néo-platoniciens jusqu’à Eckart ; à ce propos, M. Coomaraswamy fait remarquer très justement que le texte évangélique bien connu : « Celui qui M’a vu a vu le Père » (St Jean, XIV, 9), ne peut évidemment s’entendre d’une apparence humaine visible corporellement, et implique par conséquent aussi cette même distinction. L’art chrétien du moyen âge présente aussi des figures hiératiques tout à fait comparables à celles de l’Inde, et également dépouillées des caractères individuels ; mais la tendance « naturaliste » et « humaniste », visant uniquement à reproduire la ressemblance physique de l’homme, commence à apparaître dès la fin du xiiie siècle (qui est aussi, comme nous l’avons expliqué en diverses occasions, la fin du véritable moyen âge), et son accentuation graduelle est liée à tout l’ensemble de la dégénérescence moderne. — Vient ensuite The Nature of « Folklore » and « Popular Art », qui est le texte anglais d’un article paru ici même (no de juin 1937). — Enfin, le volume se termine par une note intitulée Beauty of Mathematics, à propos d’un ouvrage du professeur G. H. Hardy, A Mathematician’s Apology ; celui-ci, qui semble ne connaître que les conceptions modernes et « esthétiques » de l’art, met pour cette raison la beauté des mathématiques au-dessus de celle de l’art ; mais M. Coomaraswamy montre que, s’il avait connu les conceptions traditionnelles, il aurait vu que c’est de la même beauté « intelligible » qu’il s’agit en réalité dans l’un et l’autre cas.

Traduzione di Delio Cantimori (Nicola Zanichelli, Bologna).

Ce livre est assurément fort loin d’être écrit à un point de vue traditionnel, mais il contient certaines idées qu’il peut être intéressant pour nous d’examiner d’un peu près ; et, tout d’abord, il faut dire que l’auteur a grandement raison d’insister sur l’erreur commise trop fréquemment par ceux qui, ne connaissant qu’une seule forme de civilisation et n’ayant aucunement conscience de ses limites, prétendent appliquer partout des conceptions qui ne sont valables que pour leur propre milieu. On pourrait seulement se demander si lui-même est toujours parfaitement exempt de ce défaut : ainsi, par exemple, n’est-ce pas une façon de voir propre aux Occidentaux modernes que celle qui réduit la « religion » (c’est-à-dire en somme ici la tradition) à n’être qu’un des éléments d’une civilisation parmi les autres, même si l’on ajoute, ce qui n’est qu’un correctif très insuffisant, que cet élément pénètre en quelque sorte la civilisation tout entière ? Quoi qu’il en soit, sa critique est tout à fait juste en elle-même, et elle l’est en particulier à l’égard d’une certaine « psychologie de la religion » ; mais il faudrait aller en ce sens beaucoup plus loin qu’il ne le fait, et dire qu’il sera toujours illusoire de vouloir traiter la religion psychologiquement ; qu’elle ait, entre beaucoup d’autres, des effets d’ordre psychologique, cela n’est pas contestable, mais ces effets ne constituent aucunement la religion elle-même. Celle-ci n’est pas un « système de réalités psychiques » ; même si l’on admet qu’elles ne sont pas de simples illusions « subjectives », parce qu’il y correspond des réalités extra-psychiques, « dans le domaine de l’esprit ou dans celui de la nature », ce n’en est pas moins renverser les véritables rapports que de les prendre ici pour point de départ ; et nous retrouvons encore là le postulat « humaniste » qui est l’erreur fondamentale commune à tous les « historiens des religions ». Une autre erreur non moins grave est celle-ci : que la « religion antique » (par quoi il faut seulement entendre ici celle des Grecs et des Romains) soit « bien connue comme religion de la nature », c’est-à-dire qu’on ait pris l’habitude de la considérer comme telle, cela ne veut nullement dire que cette assertion soit vraie ; qu’on n’entende pas par là une « vénération de phénomènes naturels incompris », et qu’on veuille dire seulement que son horizon était exclusivement borné au « cosmos », cela n’y change rien, car c’est l’idée même qu’il existe ou qu’il peut exister des « religions naturelles » qui est radicalement fausse et en opposition formelle avec la véritable notion de ce qui présente un caractère proprement traditionnel, mais, par contre, en parfait accord avec tous les préjugés antitraditionnels de la mentalité moderne. Du reste, l’auteur tombe sans s’en apercevoir dans une contradiction assez significative ; il reconnaît que, dans tout ce qu’il considère comme « religieux », il y a toujours un « contenu spirituel », mais il ne comprend pas que précisément ce qui est spirituel appartient comme tel à un ordre de réalité qui est au delà du « cosmos » (bien que nous l’ayons pourtant vu faire par ailleurs une distinction, qui ne se comprend guère dans ces conditions, entre « le domaine de l’esprit et celui de la nature ») ; et pourquoi faudrait-il supposer, comme il paraît le faire au moins implicitement, que le « surnaturel » ne mérite ce nom que quand il est conçu sous un mode spécifiquement chrétien ? — Un autre point important est celui qui concerne la conception des fêtes : il est très vrai qu’il y a des moments qui ont une « qualité » particulière, dans l’ordre cosmique et dans l’ordre humain tout à la fois ; mais, quand on dit que, entre ces moments et le reste de l’existence, il y a comme un « changement de plan » et une discontinuité, cela implique une distinction du « sacré » et du « profane » qui, bien loin d’être « primitive », ne correspond qu’à un certain état de dégénérescence ; dans une civilisation intégralement traditionnelle, où tout a un caractère « sacré », il ne peut y avoir là qu’une simple différence de degré. Ce qui est juste et intéressant, c’est la remarque que toute fête comporte une part de « jeu », qui est d’ailleurs comme une participation au « libre jeu des dieux » tel qu’il fut au « commencement » ; mais il faudrait ajouter que le jeu lui-même, entendu dans son vrai sens (qui n’est point, contrairement à ce que pense l’auteur, le sens profane que lui donnent les modernes), a originairement un caractère essentiellement rituel ; et c’est cela seul qui permet d’expliquer que non seulement il n’exclut pas le « sérieux », mais que même il l’implique au contraire nécessairement aussi bien que toute autre sorte de rites (cf. à ce sujet les articles de M. Coomaraswamy dont nous parlons d’autre part(*)). — Nous n’entrerons pas dans le détail des discussions philologiques destinées à fixer les caractères de ce qui est appelé le « style religieux grec et romain » ; nous dirons seulement que, pour pouvoir déterminer réellement la signification première de certains termes sans la réduire à ses aspects les plus extérieurs, il faudrait d’autres connaissances que celles des linguistes profanes… Les considérations sur la Theôria, aboutissant à caractériser l’attitude grecque comme une « religion de la vision », ne sont pas dépourvues d’intérêt ; mais à vrai dire nous ne voyons pas ce qu’il y a de spécialement grec dans le fait d’assimiler la connaissance à une « vision », ou dans celui de regarder le monde sensible comme un ensemble de symboles à travers lesquels il est possible de percevoir un autre ordre de réalité (mais pourquoi celui-ci ne devrait-il jamais dépasser les limites du « cosmos » ?) ; tout cela (et aussi le symbolisme du « regard divin ») se retrouve en somme dans toutes les traditions, et, au surplus, l’affirmation d’une connexion entre le corporel et le spirituel ne peut sembler extraordinaire qu’à des modernes. D’autre part, quand on définit la religio romaine par l’observation d’un « monde de signes », qu’on veut distinguer d’un « monde de symboles » en ce que ces signes, au lieu d’avoir un caractère intemporel et une valeur de pure connaissance, n’auraient qu’une portée toute pratique et en quelque sorte « divinatoire », nous nous demandons si une telle conception n’est pas trop étroite, et aussi s’il n’y a pas quelque chose d’un peu artificiel à parler à cet égard d’une « audition » qui s’opposerait à la « vision ». En fait, les deux symbolismes de la vision et de l’audition appartiennent également à la tradition universelle, et, bien que tel ou tel peuple puisse assurément avoir développé l’un de préférence à l’autre, ils sont si loin de s’exclure qu’ils se trouvent parfois étroitement unis (ainsi, les Rishis sont proprement des « voyants », et cependant ils ont « entendu » le Vêda) ; et de même, s’il est vrai que les Grecs aient donné plus d’importance aux représentations spatiales et les Romains aux représentations temporelles, ce ne peut être là en tout cas qu’une question de proportions, et il faut se garder de trop « schématiser ». — L’auteur étudie ensuite le culte, envisagé comme expression des rapports de l’homme avec la Divinité ; il reconnaît la limitation (peut-être faudrait-il plutôt dire l’atrophie complète) de certaines facultés chez les modernes, qui, pour cette raison même, prennent pour une simple question de « foi » (au sens vulgaire de croyance) ce qui était pour les anciens une véritable « expérience » (et, ajouterons-nous, une expérience tout autre que « psychologique »). Sur des choses telles que la « présence divine », la « réalité de l’âge d’or », l’opposition de l’« esprit divin » (identique au noûs) et de l’« esprit titanique », il y a là des vues très dignes d’attention, mais dont les conclusions restent malheureusement assez vagues et, dirions-nous volontiers, plus « littéraires » que vraiment « techniques ». En ce qui concerne les Romains, le rôle très effacé du mythe, du moins antérieurement à l’influence grecque, donne tout son relief au côté « cultuel » ; et, à ce propos, il y aurait eu beaucoup à dire sur la notion de l’action accomplie rite (cf. le sanscrit rita), qui est bien loin de se réduire, comme certains l’ont cru, à une conception uniquement « juridique » (conception qui serait plutôt, inversement, une sorte de dégénérescence de cette notion même) ; mais, là encore, on sent le manque d’une connaissance directe et effective des rites (nous ne voulons pas dire, bien entendu, des rites romains ou grecs en particulier, puisqu’ils appartiennent à des formes traditionnelles disparues, mais tout simplement des rites en général). D’autre part, la vie du Flamen Dialis, qui est décrite en détail, est un exemple remarquable d’une existence demeurée entièrement traditionnelle dans un milieu qui était déjà devenu profane dans une assez large mesure ; c’est ce contraste qui fait son étrangeté apparente, et cependant, bien que ceci échappe évidemment à l’auteur, c’est un tel type d’existence, où tout a une valeur symbolique, qui devrait être considéré comme véritablement « normal ». — Nous ne pouvons allonger ces remarques indéfiniment, et, bien que d’autres points encore eussent sans doute mérité d’être signalés, nous nous contenterons d’ajouter qu’un appendice contenant des spéculations sur la non « existence », fortement inspirées de certaines théories philosophiques contemporaines, ne nous paraît guère de nature à élucider, comme il en a la prétention, les idées des anciens sur la mort, qui étaient certainement beaucoup moins « simplistes » que celles des modernes ; mais comment faire comprendre à ceux-ci que ce qui ne tombe pas sous les sens corporels n’en peut pas moins être l’objet d’une connaissance parfaitement réelle et qui n’a absolument rien de commun avec de simples rêveries « psychologiques » ?