CHAPITRE VI
Considérations analogiques
tirées de l’étude de l’état de rêve

Nous quitterons maintenant le point de vue purement métaphysique auquel nous nous sommes placé, dans le chapitre précédent, pour envisager la question des rapports de l’unité et de la multiplicité, car nous pourrons peut-être mieux encore faire comprendre la nature de ces rapports par quelques considérations analogiques, données ici à titre d’exemple, ou plutôt d’« illustration », si l’on peut ainsi parler(1), et qui montreront dans quel sens et dans quelle mesure on peut dire que l’existence de la multiplicité est illusoire au regard de l’unité, tout en ayant, bien entendu, autant de réalité qu’en comporte sa nature. Nous emprunterons ces considérations, d’un caractère plus particulier, à l’étude de l’état de rêve, qui est une des modalités de manifestation de l’être humain, correspondant à la partie subtile (c’est-à-dire non-corporelle) de son individualité, et dans lequel cet être produit un monde qui procède tout entier de lui-même, et dont les objets consistent exclusivement dans des conceptions mentales (par opposition aux perceptions sensorielles de l’état de veille), c’est-à-dire dans des combinaisons d’idées revêtues de formes subtiles, ces formes dépendant d’ailleurs substantiellement de la forme subtile de l’individu lui-même, dont les objets idéaux du rêve ne sont en somme qu’autant de modifications accidentelles et secondaires(2).

L’homme, dans l’état de rêve, se situe donc dans un monde qui est tout entier imaginé par lui(3), dont tous les éléments sont par conséquent tirés de lui-même, de sa propre individualité plus ou moins étendue (dans ses modalités extra-corporelles), comme autant de « formes illusoires » (mâyâvi-rûpa)(4), et cela alors même qu’il n’en possède pas actuellement la conscience claire et distincte. Quel que soit le point de départ intérieur ou extérieur, pouvant être fort différent suivant les cas, qui donne au rêve une certaine direction, les événements qui s’y déroulent ne peuvent résulter que d’une combinaison d’éléments contenus, au moins potentiellement et comme susceptibles d’un certain genre de réalisation, dans la compréhension intégrale de l’individu ; et, si ces éléments, qui sont des modifications de l’individu, sont en multitude indéfinie, la variété de telles combinaisons possibles est également indéfinie. Le rêve, en effet, doit être regardé comme un mode de réalisation pour des possibilités qui, tout en appartenant au domaine de l’individualité humaine, ne sont pas susceptibles, pour une raison ou pour une autre, de se réaliser en mode corporel ; telles sont, par exemple, les formes d’êtres appartenant au même monde, mais autres que l’homme, formes que celui-ci possède virtuellement en lui-même en raison de la position centrale qu’il occupe dans ce monde(5). Ces formes ne peuvent évidemment être réalisées par l’être humain que dans l’état subtil, et le rêve est le moyen le plus ordinaire, on pourrait dire le plus normal, de tous ceux par lesquels il lui est possible de s’identifier à d’autres êtres, sans cesser aucunement pour cela d’être lui-même, ainsi que l’indique ce texte taoïste : « Jadis, raconte Tchoang-tseu, une nuit, je fus un papillon, voltigeant content de son sort ; puis je m’éveillai, étant Tchoang-tcheou. Qui suis-je, en réalité ? Un papillon qui rêve qu’il est Tchoang-tcheou, ou Tchoang-tcheou qui s’imagine qu’il fut papillon ? Dans mon cas, y a-t-il deux individus réels ? Y a-t-il eu transformation réelle d’un individu en un autre ? Ni l’un ni l’autre ; il y a eu deux modifications irréelles de l’être unique, de la norme universelle, dans laquelle tous les êtres dans tous leurs états sont un »(6).

Si l’individu qui rêve prend en même temps, dans le cours de ce rêve, une part active aux événements qui s’y déroulent par l’effet de sa faculté imaginative, c’est-à-dire s’il y joue un rôle déterminé dans la modalité extra-corporelle de son être qui correspond actuellement à l’état de sa conscience clairement manifestée, ou à ce qu’on pourrait appeler la zone centrale de cette conscience, il n’en faut pas moins admettre que, simultanément, tous les autres rôles y sont également « agis » par lui, soit dans d’autres modalités, soit tout au moins dans différentes modifications secondaires de la même modalité, appartenant aussi à sa conscience individuelle, sinon dans son état actuel, restreint, de manifestation en tant que conscience, du moins dans l’une quelconque de ses possibilités de manifestation, lesquelles, dans leur ensemble, embrassent un champ indéfiniment plus étendu. Tous ces rôles apparaissent naturellement comme secondaires par rapport à celui qui est le principal pour l’individu, c’est-à-dire à celui où sa conscience actuelle est directement intéressée, et, puisque tous les éléments du rêve n’existent que par lui, on peut dire qu’ils ne sont réels qu’autant qu’ils participent à sa propre existence : c’est lui-même qui les réalise comme autant de modifications de lui-même, et sans cesser pour cela d’être lui-même indépendamment de ces modifications qui n’affectent en rien ce qui constitue l’essence propre de son individualité. De plus, si l’individu est conscient qu’il rêve, c’est-à-dire que tous les événements qui se déroulent dans cet état n’ont véritablement que la réalité qu’il leur donne lui-même, il n’en sera aucunement affecté alors même qu’il y sera acteur en même temps que spectateur, et précisément parce qu’il ne cessera pas d’être spectateur pour devenir acteur, la conception et la réalisation n’étant plus séparées pour sa conscience individuelle parvenue à un degré de développement suffisant pour embrasser synthétiquement toutes les modifications actuelles de l’individualité. S’il en est autrement, les mêmes modifications peuvent encore se réaliser, mais, la conscience ne reliant plus directement cette réalisation à la conception dont elle est un effet, l’individu est porté à attribuer aux événements une réalité extérieure à lui-même, et, dans la mesure où il la leur attribue effectivement, il est soumis à une illusion dont la cause est en lui, illusion qui consiste à séparer la multiplicité de ces événements de ce qui en est le principe immédiat, c’est-à-dire de sa propre unité individuelle(7).

C’est là un exemple très net d’une multiplicité existant dans une unité sans que celle-ci en soit affectée ; encore que l’unité dont il s’agit ne soit qu’une unité toute relative, celle d’un individu, elle n’en joue pas moins, par rapport à cette multiplicité, un rôle analogue à celui de l’unité véritable et primordiale par rapport à la manifestation universelle. D’ailleurs, nous aurions pu prendre un autre exemple, et même considérer de cette façon la perception à l’état de veille(8) ; mais le cas que nous avons choisi a sur celui-là l’avantage de ne donner prise à aucune contestation, en raison des conditions qui sont particulières au monde du rêve, dans lequel l’homme est isolé de toutes les choses extérieures, ou supposées extérieures(9), qui constituent le monde sensible. Ce qui fait la réalité de ce monde du rêve, c’est uniquement la conscience individuelle envisagée dans tout son développement, dans toutes les possibilités de manifestation qu’elle comprend ; et, d’ailleurs, cette même conscience, ainsi envisagée dans son ensemble, comprend ce monde du rêve au même titre que tous les autres éléments de la manifestation individuelle, appartenant à l’une quelconque des modalités qui sont contenues dans l’extension intégrale de la possibilité individuelle.

Maintenant, il importe de remarquer que, si l’on veut considérer analogiquement la manifestation universelle, on peut seulement dire que, comme la conscience individuelle fait la réalité de ce monde spécial qui est constitué par toutes ses modalités possibles, il y a aussi quelque chose qui fait la réalité de l’Univers manifesté, mais sans qu’il soit aucunement légitime de faire de ce « quelque chose » l’équivalent d’une faculté individuelle ou d’une condition spécialisée d’existence, ce qui serait une conception éminemment anthropomorphique et antimétaphysique. C’est alors quelque chose qui n’est, par conséquent, ni la conscience ni la pensée, mais dont la conscience et la pensée ne sont au contraire que des modes particuliers de manifestation ; et, s’il y a une indéfinité de tels modes possibles, qui peuvent être regardés comme autant d’attributions, directes ou indirectes, de l’Être universel, analogues dans une certaine mesure à ce que sont pour l’individu les rôles joués dans le rêve par ses modalités ou modifications multiples, et par lesquelles il n’est pas davantage affecté dans sa nature intime, il n’y a aucune raison de prétendre réduire toutes ces attributions à une ou plusieurs d’entre elles, ou du moins il ne peut y en avoir qu’une, qui n’est autre que cette tendance systématique que nous avons déjà dénoncée comme incompatible avec l’universalité de la métaphysique. Ces attributions, quelles qu’elles soient, sont seulement des aspects différents de ce principe unique qui fait la réalité de toute la manifestation parce qu’il est l’Être lui-même, et leur diversité n’existe que du point de vue de la manifestation différenciée, non du point de vue de son principe ou de l’Être en soi, qui est l’unité primordiale et véritable. Cela est vrai même pour la distinction la plus universelle qu’on puisse faire dans l’Être, celle de l’« essence » et de la « substance », qui sont comme les deux pôles de toute la manifestation ; a fortiori en est-il ainsi pour des aspects beaucoup plus particuliers, donc plus contingents et d’importance secondaire(10) : quelque valeur qu’ils puissent prendre aux yeux de l’individu, lorsque celui-ci les envisage de son point de vue spécial, ce ne sont là, à proprement parler, que de simples « accidents » dans l’Univers.