CHAPITRE VIII
Le mental, élément caractéristique
de l’individualité humaine

Nous avons dit que la conscience, entendue dans son sens le plus général, n’est pas quelque chose qui puisse être regardé comme rigoureusement propre à l’être humain comme tel, comme susceptible de le caractériser à l’exclusion de tous les autres ; et il y a en effet, même dans le domaine de la manifestation corporelle (qui ne représente qu’une portion restreinte du degré de l’Existence où se situe l’être humain), et de cette partie de la manifestation corporelle qui nous environne plus immédiatement et qui constitue l’existence terrestre, une multitude d’êtres qui n’appartiennent pas à l’espèce humaine, mais qui présentent cependant avec elle assez de similitude, sous bien des rapports, pour qu’il ne soit pas permis de les supposer dépourvus de la conscience, même prise simplement dans son sens psychologique ordinaire. Tel est, à un degré ou à un autre, le cas de toutes les espèces animales, qui témoignent d’ailleurs manifestement de la possession de la conscience ; il a fallu tout l’aveuglement que peut causer l’esprit de système pour donner naissance à une théorie aussi contraire à toute évidence que l’est la théorie cartésienne des « animaux-machines ». Peut-être même faut-il aller plus loin encore, et, pour les autres règnes organiques, sinon pour tous les êtres du monde corporel, envisager la possibilité d’autres formes de la conscience, qui apparaît comme liée plus spécialement à la condition vitale ; mais ceci n’importe pas présentement pour ce que nous nous proposons d’établir.

Cependant, il est assurément une forme de la conscience, parmi toutes celles qu’elle peut revêtir, qui est proprement humaine, et cette forme déterminée (ahankâra ou « conscience du moi ») est celle qui est inhérente à la faculté que nous appelons le « mental », c’est-à-dire précisément à ce « sens interne » qui est désigné en sanscrit sous le nom de manas, et qui est véritablement la caractéristique de l’individualité humaine(1). Cette faculté est quelque chose de tout à fait spécial, qui, comme nous l’avons expliqué amplement en d’autres occasions, doit être soigneusement distingué de l’intellect pur, celui-ci devant au contraire, en raison de son universalité, être regardé comme existant dans tous les êtres et dans tous les états, quelles que puissent être les modalités à travers lesquelles son existence sera manifestée ; et il ne faudrait pas voir dans le « mental » autre chose que ce qu’il est vraiment, c’est-à-dire, pour employer le langage des logiciens, une « différence spécifique » pure et simple, sans que sa possession puisse entraîner par elle-même, pour l’homme, aucune supériorité effective sur les autres êtres. En effet, il ne saurait être question de supériorité ou d’infériorité, pour un être envisagé par rapport à d’autres, que dans ce qu’il a de commun avec ceux-ci et qui implique une différence, non de nature, mais seulement de degrés, tandis que le « mental » est précisément ce qu’il y a de spécial dans l’homme, ce qui ne lui est pas commun avec les êtres non-humains, donc ce à l’égard de quoi il ne peut en aucune façon être comparé à ceux-ci. L’être humain pourra donc sans doute, dans une certaine mesure, être regardé comme supérieur ou inférieur à d’autres êtres à tel ou tel autre point de vue (supériorité ou infériorité d’ailleurs toujours relatives, bien entendu) ; mais la considération du « mental », dès lors qu’on la fait entrer comme « différence » dans la définition de l’être humain, ne pourra jamais fournir aucun point de comparaison.

Pour exprimer encore la même chose en d’autres termes, nous pouvons reprendre simplement la définition aristotélicienne et scolastique de l’homme comme « animal raisonnable » : si on le définit ainsi, et si l’on regarde en même temps la raison, ou mieux la « rationalité », comme étant proprement ce que les logiciens du moyen âge appelaient une differentia animalis, il est évident que la présence de celle-ci ne peut constituer rien de plus qu’un simple caractère distinctif. En effet, cette différence ne s’applique que dans le seul genre animal, pour caractériser l’espèce humaine en la distinguant essentiellement de toutes les autres espèces de ce même genre ; mais elle ne s’applique pas aux êtres n’appartenant pas à ce genre, de sorte que de tels êtres (comme les anges par exemple) ne peuvent en aucun cas être dits « raisonnables », et cette distinction marque seulement que leur nature est différente de celle de l’homme, sans impliquer assurément pour eux aucune infériorité par rapport à celui-ci(2). D’autre part, il est bien entendu que la définition que nous venons de rappeler ne s’applique à l’homme qu’en tant qu’être individuel, car c’est seulement comme tel qu’il peut être regardé comme appartenant au genre animal(3) ; et c’est bien comme être individuel que l’homme est en effet caractérisé par la raison, ou mieux par le « mental », en faisant rentrer dans ce terme plus étendu la raison proprement dite, qui en est un des aspects, et sans doute le principal.

Quand nous disons, en parlant du « mental », ou de la raison, ou, ce qui revient encore à peu près au même, de la pensée sous son mode humain, que ce sont des facultés individuelles, il va de soi qu’il faut entendre par là, non pas des facultés qui seraient propres à un individu à l’exclusion des autres, ou qui seraient essentiellement et radicalement différentes chez chaque individu (ce qui serait d’ailleurs la même chose au fond, car on ne pourrait pas vraiment dire alors que ce sont les mêmes facultés, de sorte qu’il ne s’agirait que d’une assimilation purement verbale), mais des facultés qui appartiennent aux individus en tant que tels, et qui n’auraient plus aucune raison d’être si on voulait les considérer en dehors d’un certain état individuel et des conditions particulières qui définissent l’existence dans cet état. C’est en ce sens que la raison, par exemple, est proprement une faculté individuelle humaine, car, s’il est vrai qu’elle est au fond, dans son essence, commune à tous les hommes (sans quoi elle ne pourrait évidemment servir à définir la nature humaine), et qu’elle ne diffère d’un individu à un autre que dans son application et dans ses modalités secondaires, elle n’en appartient pas moins aux hommes en tant qu’individus, et seulement en tant qu’individus, puisqu’elle est justement caractéristique de l’individualité humaine ; et il faut bien prendre garde que ce n’est que par une transposition purement analogique qu’on peut légitimement envisager en quelque façon sa correspondance dans l’universel. Donc, et nous y insistons pour écarter toute confusion possible (confusion que les conceptions « rationalistes » de l’Occident moderne rendent même des plus faciles), si l’on prend le mot « raison » à la fois en un sens universel et en un sens individuel, on doit toujours avoir soin de remarquer que ce double emploi d’un même terme (qu’il serait du reste, en toute rigueur, préférable d’éviter) n’est que l’indication d’une simple analogie, exprimant la réfraction d’un principe universel (qui n’est autre que Buddhi) dans l’ordre mental humain(4). Ce n’est qu’en vertu de cette analogie, qui n’est à aucun degré une identification, que l’on peut en un certain sens, et sous la réserve précédente, appeler aussi « raison » ce qui, dans l’universel, correspond, par une transposition convenable, à la raison humaine, ou, en d’autres termes, ce dont celle-ci est l’expression, comme traduction et manifestation, en mode individualisé(5). D’ailleurs, les principes fondamentaux de la connaissance, même si on les regarde comme l’expression d’une sorte de « raison universelle », entendue au sens du Logos platonicien et alexandrin, n’en dépassent pas moins pour cela, au delà de toute mesure assignable, le domaine particulier de la raison individuelle, qui est exclusivement une faculté de connaissance distinctive et discursive(6), et à laquelle ils s’imposent comme des données d’ordre transcendant conditionnant nécessairement toute activité mentale. Cela est évident, du reste, dès que l’on remarque que ces principes ne présupposent aucune existence particulière, mais sont au contraire présupposés logiquement comme des prémisses, au moins implicites, de toute affirmation vraie d’ordre contingent. On peut même dire que, en raison de leur universalité, ces principes, qui dominent toute logique possible, ont en même temps, ou plutôt avant tout, une portée qui s’étend bien au delà du domaine de la logique, car celle-ci, tout au moins dans son acception habituelle et philosophique(7), n’est et ne peut être qu’une application, plus ou moins consciente d’ailleurs, des principes universels aux conditions particulières de l’entendement humain individualisé(8).

Ces quelques précisions, bien que s’écartant un peu du sujet principal de notre étude, nous ont paru nécessaires pour bien faire comprendre dans quel sens nous disons que le « mental » est une faculté ou une propriété de l’individu comme tel, et que cette propriété représente l’élément essentiellement caractéristique de l’état humain. C’est à dessein, d’ailleurs, que, quand il nous arrive de parler de « facultés », nous laissons à ce terme une acception assez vague et indéterminée ; il est ainsi susceptible d’une application plus générale, dans des cas où il n’y aurait aucun avantage à le remplacer par quelque autre terme plus spécial parce que plus nettement défini.

Pour ce qui est de la distinction essentielle du « mental » d’avec l’intellect pur, nous rappellerons seulement ceci : l’intellect, dans le passage de l’universel à l’individuel, produit la conscience, mais celle-ci, étant de l’ordre individuel, n’est aucunement identique au principe intellectuel lui-même, bien qu’elle en procède immédiatement comme résultante de l’intersection de ce principe avec le domaine spécial de certaines conditions d’existence, par lesquelles est définie l’individualité considérée(9). D’autre part, c’est à la faculté mentale, unie directement à la conscience, qu’appartient en propre la pensée individuelle, qui est d’ordre formel (et, suivant ce qui vient d’être dit, nous y comprenons la raison aussi bien que la mémoire et l’imagination), et qui n’est nullement inhérente à l’intellect transcendant (Buddhi), dont les attributions sont essentiellement informelles(10). Ceci montre clairement à quel point cette faculté mentale est en réalité quelque chose de restreint et de spécialisé, tout en étant cependant susceptible de développer des possibilités indéfinies ; elle est donc à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ne le voudraient les conceptions par trop simplifiées, voire même « simplistes », qui ont cours parmi les psychologues occidentaux(11).