CHAPITRE XI
Voyants et guérisseurs
On sait que les spirites reconnaissent différentes sortes de médiums, qu’ils classent et désignent selon la nature spéciale de leurs facultés et des manifestations qu’ils produisent ; naturellement, les énumérations qu’ils en donnent sont assez variables, car on peut diviser et subdiviser presque indéfiniment. Voici une de ces énumérations, qui est assez complète : « Il y a les médiums à effets physiques, qui provoquent des phénomènes matériels, tels que des bruits ou frappements dans les murs, des apparitions(1), des déplacements d’objets sans contact, des apports, etc.(2) ; les médiums sensitifs, qui ressentent, par une vague impression, la présence des esprits ; les médiums auditifs, qui entendent les voix des “désincarnés”, tantôt claires, distinctes, comme celles des personnes vivantes, tantôt comme des susurrations intimes dans leur for intérieur ; les médiums parlants(3) et les médiums écrivains, qui transmettent, par la parole ou l’écriture, et toujours avec une passivité complète, absolue, les communications d’outre-tombe ; les médiums voyants, qui, à l’état de veille, voient les esprits ; les médiums musiciens, les médiums dessinateurs, les médiums poètes, les médiums guérisseurs, etc., dont les noms désignent suffisamment la faculté dominante »(4). Il faut ajouter que plusieurs genres de médiumnité peuvent se trouver réunis chez un même individu, et aussi que la médiumnité-type est celle qui est dite « à effets physiques », avec les diverses variétés qu’elle comporte ; presque tout le reste est assimilable à de simples états hypnotiques, ainsi que nous l’avons déjà expliqué, mais il est pourtant quelques catégories dont il convient de parler un peu plus spécialement, d’autant plus que certains leur attribuent une grande importance.
Les médiums sensitifs, voyants et auditifs, qu’on peut réunir en un seul groupe, ne sont appelés médiums par les spirites qu’en vertu de leurs idées préconçues ; ce sont des individus que l’on suppose doués de certains « sens hyper-physiques », pour prendre une expression qui a été employée par quelques-uns ; il en est qui appellent cela le « sixième sens », sans faire plus de distinctions, tandis que d’autres énumèrent, comme autant de sens différents, la « clairvoyance », la « clairaudience », et ainsi de suite. Il y a des écoles qui prétendent que l’homme, outre ses cinq sens externes, possède sept sens internes(5) ; à vrai dire, ce sont là des extensions quelque peu abusives du mot « sens », et nous ne voyons pas qu’on puisse envisager d’autre « sens interne » que ce qui était appelé autrefois sensorium commune, c’est-à-dire, en somme, le « mental » dans sa fonction centralisatrice et coordinatrice des données sensibles. Nous admettons très volontiers que l’individualité humaine possède certaines facultés extra-corporelles, qui sont en tous à l’état latent, et qui peuvent être plus ou moins développées chez quelques-uns ; mais ces facultés ne constituent point véritablement des sens, et, si l’on en parle par analogie avec les sens corporels, c’est qu’il serait peut-être difficile d’en parler autrement ; cette assimilation, lorsqu’on la prend à la lettre, implique une large part d’illusion, provenant de ce que ceux qui sont doués de ces facultés, pour exprimer ce qu’ils perçoivent ainsi, sont forcés de se servir de termes qui sont faits pour désigner normalement les choses de l’ordre corporel. Mais il est encore une autre cause d’illusion plus complète et plus grave : c’est que, dans les milieux spirites et dans d’autres écoles « néo-spiritualistes », on s’exerce volontiers à acquérir ou à développer des facultés de ce genre ; sans parler des dangers qui sont inhérents à ces « entraînements psychiques », très propres à déséquilibrer ceux qui s’y livrent, il est évident que, dans ces conditions, on est exposé à prendre bien souvent pour une « clairvoyance » réelle ce qui n’est que l’effet d’une suggestion pure et simple. Dans certaines écoles, comme le théosophisme, l’acquisition de la « clairvoyance » semble même être considérée en quelque sorte comme le but suprême ; l’importance accordée à ces choses prouve encore que les écoles en question n’ont absolument rien d’« initiatique », en dépit de leurs prétentions, car ce ne sont là que des contingences qui apparaissent comme fort négligeables à tous ceux qui ont des connaissances d’un ordre plus profond ; c’est tout au plus un « à-côté » qu’ils se gardent bien de rechercher spécialement, et qui, dans la plupart des cas, représente plutôt un obstacle qu’un avantage. Les spirites qui cultivent ces facultés s’imaginent que ce qu’ils voient et entendent, ce sont des « esprits », et c’est pourquoi ils regardent cela comme une médiumnité ; dans les autres écoles, on pense le plus souvent voir et entendre des choses toutes différentes, mais dont le caractère n’est guère moins fantaisiste ; en somme, c’est toujours une représentation des théories de l’école où ces faits se produisent, et c’est là une raison suffisante pour qu’on puisse affirmer, sans crainte de se tromper, que la suggestion y joue un rôle prépondérant, sinon exclusif. On peut avoir plus de confiance dans ce que rapportent les « voyants » isolés et spontanés, ceux qui n’appartiennent à aucune école et ne se sont jamais soumis à aucun entraînement ; mais, ici encore, il y a bien des causes d’erreur : c’est d’abord l’imperfection inévitable du mode d’expression qu’ils emploient ; ce sont aussi les interprétations qu’ils mélangent à leurs visions, involontairement et sans s’en rendre compte, car ils ne sont jamais sans avoir au moins quelques vagues idées préconçues ; et il faut ajouter que ces « voyants » n’ont généralement aucune des données d’ordre théorique et doctrinal qui leur permettraient de s’y reconnaître eux-mêmes et les empêcheraient de déformer les choses en y laissant intervenir l’imagination, que, malheureusement, ils ont souvent fort développée. Lorsque les « voyants » sont des mystiques orthodoxes, leurs tendances naturelles à la divagation se trouvent en quelque sorte comprimées et réduites au minimum ; presque partout ailleurs, elles se donnent libre cours, et le résultat en est souvent un fouillis à peu près inextricable ; les « voyants » les plus incontestables et les plus célèbres, comme Swedenborg par exemple, sont loin d’être exempts de ce défaut, et l’on ne saurait prendre trop de précautions si l’on veut dégager ce que leurs œuvres peuvent contenir de réellement intéressant ; encore vaut-il mieux recourir à des sources plus pures, car, après tout, il n’y a rien chez eux qui ne puisse se retrouver ailleurs, dans un état moins chaotique et sous des formes plus intelligibles.
Les défauts que nous venons d’indiquer atteignent leur plus haut degré chez des « voyants » illettrés et livrés à eux-mêmes, sans la moindre direction, comme ce paysan du Var, Louis Michel de Figanières, dont les écrits(6) font l’admiration des occultistes français. Ceux-ci y voient les « révélations » les plus extraordinaires, et c’est là qu’il faut chercher, pour une bonne part, l’origine de la « science vivante », une de leurs principales idées fixes ; or ces prétendues « révélations » expriment, dans un jargon effroyable, les conceptions ou plutôt les représentations les plus grossièrement anthropomorphiques et matérialisées qu’on se soit jamais faites de Dieu, qui y est appelé le « grand homme infini » et le « président de la vie » (sic), et de l’Univers, qu’on a jugé bon de dénommer « omnivers »(7) ; il n’y est question que de « voiries », de « chantiers », de « digestions », d’« arômes », de « fluides », et ainsi de suite. Voilà ce que les occultistes nous vantent comme une cosmogonie sublime ; il y a là-dedans, entre autres choses merveilleuses, une histoire de la formation de la terre que Papus a adoptée et répandue de son mieux ; ne voulant pas nous attarder sur ce sujet, mais tenant cependant à donner une idée de ces élucubrations, nous citerons seulement le résumé qui en a été fait par le spirite belge Jobard(8), et où le langage spécial de l’original a été soigneusement conservé : « Notre globe est relativement tout neuf ; il est construit avec de vieux matériaux ramassés dans la grande voirie de l’omnivers, de vieux débris de planètes réunis par l’attraction, l’incrustation, l’annexion en un seul tout de quatre satellites d’une planète antérieure qui, étant arrivée à l’état de maturité, fut cueillie par le grand Jardinier pour être conservée dans ses greniers et servir à son alimentation matérielle. Car, ainsi que l’homme cueille les fruits mûrs de son jardin terrestre, le grand homme infini récolte les fruits mûrs de son jardin omniversel, qui servent également à son alimentation. C’est ce qui explique la disparition d’un certain nombre d’astres du grand parterre des cieux, observée depuis deux siècles. Qu’est-ce que la digestion d’un fruit mûr dans l’estomac du déicule terrestre(9), si ce n’est le réveil et le départ des populations hominiculaires tombées en catalepsie ou extase de bonheur sur les mondicules qu’ils (sic) ont formés et amenés en harmonie par leurs travaux intelligents ?… Revenons à la formation de notre planète incrustative par l’annexion simultanée des quatre anciens satellites : Asie, Afrique, Europe et Amérique, mis en catalepsie magnétique par l’âme collective céleste de notre terre chargée de cette opération, aussi difficile que l’union de plusieurs petits royaumes en un seul, de petites exploitations en une grande. Ce ne fut pas sans de longs pourparlers avec les âmes collectives spirituelles déchues des quatre satellites en question que la fusion put s’accomplir. La lune seule, cinquième satellite et le plus fort comme le plus mauvais, résista à toutes les sollicitations, et fit ainsi en même temps son malheur et celui de l’agglomération terrestre, où sa place demeura réservée au centre de l’Océan Pacifique(10). Mais les âmes d’astres, bonnes ou mauvaises, ont comme l’unité humaine leur libre arbitre et disposent de leur destinée en bien ou en mal… Pour rendre cette sublime et sensible opération de l’incrustation moins pénible, l’âme céleste de la terre, ou bon germe fluidique de la greffe incrustative, commença, disons-nous, par cataleptiser magnétiquement le mobilier (sic) des quatre anciens satellites de bonne volonté. L’Asie était, de cette greffe, le bon plant matériel de beaucoup plus avancé que les trois autres, puisqu’elle avait vécu déjà bon nombre de siècles avec son mobilier tout éveillé, quand les autres dormaient encore en partie. Les hommes, les animaux et tous les germes vivants furent mis en état d’anesthésie complète pendant cette sublime opération de quatre globes confondant sous la pression des mains de Dieu, de ses Grands Messagers, leurs entrailles, leur croûte, leurs faces, leurs eaux, leurs atmosphères, leurs âmes collectives. » Nous pouvons nous arrêter là ; mais cette citation n’était pas inutile pour montrer où les occultistes vont puiser leur pseudo-tradition et leur ésotérisme de pacotille. Ajoutons que Louis Michel ne doit pas être rendu seul responsable des divagations qui ont été publiées sous son nom : il n’écrivait pas, mais dictait ce que lui inspirait un « esprit supérieur », et ses « révélations » étaient recueillies et arrangées par ses disciples, dont le principal était un certain Charles Sardou ; naturellement, le milieu où tout cela fut élaboré était fortement imbu de spiritisme(11).
Les « voyants » ont souvent une tendance à former des écoles, ou même il s’en forme parfois autour d’eux sans que leur volonté y soit pour rien ; dans ce dernier cas, il arrive qu’ils soient de véritables victimes de leur entourage, qui les exploite consciemment ou inconsciemment, comme le font les spirites pour tous ceux en qui ils découvrent quelques facultés médiumniques ; quand nous parlons ici d’exploitation, cela doit s’entendre surtout au sens psychique, mais les conséquences n’en sont pas moins désastreuses. Pour que le « voyant » puisse s’instituer « chef d’école » en réalité, et non pas seulement en apparence, il ne suffit pas qu’il en ait le désir ; il faut aussi qu’il ait, sur ses « disciples », quelque autre supériorité que celle que lui confèrent ses facultés anormales ; ce n’était pas le cas de Louis Michel, mais cela s’est vu quelquefois dans le spiritisme. Ainsi, il y eut jadis en France une école spirite d’un caractère assez spécial, qui fut fondée et dirigée par une « voyante », Mme Lucie Grange, qu’on désignait sous le nom « mystique » d’Habimélah, ou Hab par abréviation ; ce nom lui avait été donné, paraît-il, par Moïse en personne. Dans cette école, on avait une vénération particulière pour le fameux Vintras, qui y était qualifié de « prophète »(12) ; et l’organe du groupe, La Lumière, qui commença à paraître en 1882, compta parmi ses collaborateurs, cachés pour la plupart sous des pseudonymes, plus d’un personnage suspect. Mme Grange s’occupait beaucoup de « prophéties », et elle considérait comme telles les « communications » qu’elle recevait ; elle réunit en un volume(13) un assez grand nombre de ces « productions psychographiques, psychophoniques et de clairvoyance naturelle », ainsi qu’elle les nomme pour indiquer les divers genres de médiumnité qu’elle possédait (écriture, audition et vision). Ces « communications » sont signées du Christ, de la Vierge Marie, des archanges Michel et Gabriel(14), des principaux saints de l’Ancien et du Nouveau Testament, d’hommes illustres de l’histoire ancienne et moderne ; quelques signatures sont plus curieuses encore, comme celle de « la sibylle Pasipée, de la Grotte du Croissant », ou celle de « Rafana, âme de la planète Jupiter ». Dans une « communication », saint Louis nous apprend qu’il fut le roi David réincarné, et que Jeanne d’Arc fut Thamar, fille de David ; et Hab ajoute cette note : « Un rapprochement significatif : David a été la souche d’une famille prédestinée, et il fut celle de nos derniers rois. Saint Louis a présidé aux premiers enseignements spirites et s’est fait, au nom de Dieu, Père du Christianisme régénéré, par sa protection spéciale sur Allan Kardec. » De tels rapprochements sont surtout « significatifs » quant à la mentalité de ceux qui les font, mais ils ont un sens assez clair pour qui connaît les dessous politico-religieux de certains milieux : on s’y préoccupait beaucoup de la question de la « survivance » de Louis XVII ; d’autre part, on y annonçait, comme plus ou moins imminente, une seconde venue du Christ ; voulait-on donc insinuer que celui-ci se réincarnerait dans la nouvelle « race de David », et que peut-être il serait le « Grand Monarque » annoncé par la « prophétie d’Orval » et quelques autres prédictions plus ou moins authentiques ? Nous ne voulons pas dire, d’ailleurs, que ces prédictions soient, en elles-mêmes, totalement dénuées de valeur ; mais, comme elles sont formulées en termes peu compréhensibles, chacun les interprète à sa façon, et il y a des choses bien étranges dans le parti que certains prétendent en tirer. Plus tard, Mme Grange fut « guidée » par un « esprit » soi-disant égyptien, qui se présentait sous le nom composite de Salem-Hermès, et qui lui dicta tout un volume de « révélations » ; mais cela est beaucoup moins intéressant que les manifestations qui ont un lien plus ou moins direct avec l’affaire de Louis XVII, et dont la liste, commençant dès les premières années du xixe siècle, serait fort longue, mais aussi fort instructive pour ceux qui ont la curiosité bien légitime de rechercher les réalités dissimulées sous certaines fantasmagories.
Après avoir parlé des « voyants », nous devons dire aussi quelques mots des « médiums guérisseurs » : s’il faut en croire les spirites, c’est là une des formes les plus hautes de la médiumnité ; voici, par exemple, ce qu’écrit M. Léon Denis, après avoir affirmé que les grands écrivains et les grands artistes ont été presque tous des « inspirés » et des « médiums auditifs » : « Le pouvoir de guérir par le regard, l’attouchement, l’imposition des mains, est aussi une des formes par lesquelles l’action spirituelle s’exerce sur le monde. Dieu, source de vie, est le principe de la santé physique, comme il est celui de la perfection morale et de la suprême beauté. Certains hommes, par la prière et l’élan magnétique, attirent à eux cet influx, ce rayonnement de la force divine qui chasse les fluides impurs, causes de tant de souffrances. L’esprit de charité, le dévouement poussé jusqu’au sacrifice, l’oubli de soi-même, sont les conditions nécessaires pour acquérir et conserver ce pouvoir, un des plus merveilleux que Dieu ait accordés à l’homme… Aujourd’hui encore, nombre de guérisseurs, plus ou moins heureux, soignent avec l’assistance des esprits… Au-dessus de toutes les Églises humaines, en dehors de tous les rites, de toutes les sectes, de toutes les formules, il est un foyer suprême que l’âme peut atteindre par les élans de la foi… En réalité, la guérison magnétique n’exige ni passes ni formules spéciales, mais seulement le désir ardent de soulager autrui, l’appel sincère et profond de l’âme à Dieu, principe et source de toutes les forces »(15). Cet enthousiasme s’explique aisément si l’on songe aux tendances humanitaires des spirites ; et le même auteur dit encore : « Comme le Christ et les apôtres, comme les saints, les prophètes et les mages, chacun de nous peut imposer les mains et guérir s’il a l’amour de ses semblables et l’ardente volonté de les soulager… Recueillez-vous dans le silence, seul avec le patient ; faites appel aux esprits bienfaisants qui planent sur les douleurs humaines. Alors, d’en haut, vous sentirez l’influx descendre en vous et de là gagner le sujet. Une onde régénératrice pénétrera d’elle-même jusqu’à la cause du mal, et, en prolongeant, en renouvelant votre action, vous aurez contribué à alléger le fardeau des terrestres misères »(16). On semble assimiler ici l’action des « médiums guérisseurs » au magnétisme proprement dit ; il y a cependant une différence dont il faut tenir compte : c’est que le magnétiseur ordinaire agit par sa propre volonté, et sans solliciter aucunement l’intervention d’un « esprit » quelconque ; mais les spirites diront qu’il est médium sans le savoir, et que l’intention de guérir équivaut chez lui à une sorte d’évocation implicite, même s’il ne croit point aux « esprits ». En fait, c’est exactement l’inverse qui est vrai : c’est le « guérisseur » spirite qui est un magnétiseur inconscient ; que ses facultés lui soient venues spontanément ou qu’elles aient été développées par l’exercice, elles ne sont rien d’autre que des facultés magnétiques ; mais, en vertu de ses conceptions spéciales, il s’imagine qu’il doit faire appel aux « esprits » et que ce sont ceux-ci qui agissent par lui, alors que pourtant, en réalité, c’est uniquement de lui-même que proviennent tous les effets produits. Ce genre de prétendue médiumnité est moins nuisible que les autres pour ceux qui en sont doués, parce que, n’impliquant pas le même degré de passivité (et même la passivité y est plutôt illusoire), il n’entraîne pas un égal déséquilibre ; cependant, il serait excessif de croire que la pratique du magnétisme, dans ces conditions ou dans les conditions ordinaires (la différence est plutôt dans l’interprétation que dans les faits), soit exempte de tout danger pour celui qui s’y livre, surtout s’il le fait d’une façon habituelle, « professionnelle » en quelque sorte. Pour ce qui est des effets du magnétisme, ils sont très réels dans certains cas, mais il ne faut pas en exagérer l’efficacité : nous ne pensons pas qu’il puisse guérir ni même soulager toutes les maladies indistinctement, et il est des tempéraments qui y sont complètement réfractaires ; de plus, certaines guérisons doivent être mises sur le compte de la suggestion, ou même de l’autosuggestion, bien plus que sur celui du magnétisme. Quant à la valeur relative de telle ou telle façon d’opérer, cela peut se discuter (et les différentes écoles magnétiques ne s’en privent pas, sans parler des hypnotiseurs qui ne sont guère mieux d’accord)(17), mais ce n’est peut-être pas aussi totalement indifférent que le prétend M. Léon Denis, à moins qu’on n’ait affaire à un magnétiseur possédant des facultés particulièrement puissantes et qui constituent une sorte de don naturel ; ce cas, qui donne précisément l’illusion de la médiumnité (en supposant que l’on connaisse et que l’on accepte les théories spirites) parce qu’il ne donne lieu à aucun effort volontaire, est probablement celui des « guérisseurs » les plus célèbres, sauf, bien entendu, quand leur réputation est usurpée et que le charlatanisme s’en mêle, car cela s’est vu aussi quelquefois. Enfin, quant à l’explication des phénomènes magnétiques, nous n’avons pas à nous en occuper ici ; mais il va de soi que la théorie « fluidique », qui est celle de la plupart des magnétiseurs, est inadmissible ; nous avons déjà fait remarquer que c’est de là qu’est venue, dans le spiritisme, la conception des « fluides » de toutes sortes : ce n’est qu’une image fort grossière, et l’intervention des « esprits », que les spirites y ajoutent, est une absurdité.
La conception spirite, relativement aux « médiums guérisseurs », est particulièrement nette dans le « Fraternisme », où les médiums de cette catégorie occupent la première place ; il semble même que cette secte leur doive son origine, si l’on en croit ce qu’écrivait en 1913 M. Paul Pillault : « Il y a cinq ans à peine, je m’essayais chez moi, à Auby, dans mon petit bureau et quelquefois à domicile, sur les qualités de guérisseur que notre bon frère de l’espace (sic), Jules Meudon, m’avait découvertes, et qu’il m’engagea à pratiquer. J’y réussis de très nombreuses cures des plus variées, depuis la cécité jusqu’au simple mal de dents. Heureux des résultats obtenus, je résolus d’en faire profiter le plus grand nombre possible de mes pareils. C’est alors que notre directeur Jean Béziat s’associa à moi pour fonder à Sin-le-Noble (près de Douai) l’Institut général psychosique, duquel sortit l’Institut des Forces psychosiques no 1, et que naquit (en 1910) notre organe Le Fraterniste »(18). Sans cesser de s’occuper de guérisons, on en arriva bientôt à avoir des préoccupations plus étendues (nous ne disons pas plus élevées, car ce n’est que du « moralisme » humanitaire), comme le montre cette déclaration de M. Béziat : « Nous incitons la science à tenter des recherches dans l’ordre spirite, et, si nous déterminons enfin la science à s’en occuper, elle trouvera. Et quand elle aura trouvé et prouvé, c’est l’Humanité tout entière qui aura rencontré le bonheur. Ainsi le Fraterniste est le journal non seulement le plus intéressant, mais le plus utile du monde. C’est de lui qu’il faut attendre la quiétude et la joie de l’Humanité. Quand on aura démontré le bien-fondé du spiritisme, la question sociale sera à peu près résolue »(19). Si c’est sincère, c’est d’une inconscience vraiment déconcertante ; mais venons-en à la théorie des « guérisons fluidiques psychosiques » : elle fut exposée au tribunal de Béthune, le 17 janvier 1914, à l’occasion d’un procès pour exercice illégal de la médecine intenté à deux « guérisseurs » de cette école, MM. Lesage et Lecomte, qui furent d’ailleurs acquittés parce qu’ils n’ordonnaient pas de médicaments ; voici l’essentiel de leurs déclarations : « Ils soignent les malades par imposition des mains, passes, et invocation mentale simultanée aux forces bonnes de l’astral(20). Ils ne donnent aucun remède, ni prescription : il n’y a pas traitement au sens médical du mot, ni massage, mais soins au moyen d’une force fluidique qui n’est pas l’emploi du magnétisme ordinaire, mais de ce que l’on pourrait appeler magnétisme spirite (psychosisme), c’est-à-dire captation par le guérisseur de forces apportées par les bons esprits, et transmission de ces forces au malade qui sent une grande amélioration, ou obtient sa guérison complète, suivant le cas, et dans un laps de temps également très variable… Au cours des interrogatoires, M. le Président demande des explications au sujet du laboratoire, où se trouvent les cuvettes d’eau magnétisée, préparée par les guérisseurs… L’eau magnétisée n’a, au point de vue de la guérison, qu’une valeur relative : ce n’est pas elle qui guérit ; elle aide à l’évacuation des fluides mauvais, mais ce sont les soins spirites qui chassent le mal »(21). On cherche d’ailleurs à persuader aux médecins eux-mêmes que, s’il leur arrive de guérir leurs malades, c’est aussi aux « psychoses » qu’ils le doivent sans s’en douter ; on le leur déclare solennellement en ces termes : « C’est la Psychose qui guérit, Messieurs ; le guérisseur en est simplement l’instrument. Vous aussi, vous êtes l’objet des psychoses ; seulement, il y a utilité pour vous à ce que les bonnes viennent de votre côté, comme elles sont venues du nôtre »(22). Notons encore cette curieuse explication de M. Béziat : « Nous pouvons affirmer qu’une maladie, quelle qu’elle soit, est une des nombreuses variétés du Mal, avec un M majuscule. Or le guérisseur, par son fluide, qu’il infuse au patient, par ses bonnes intentions, tue ou noie le Mal en général. Il en résulte donc que, par la même occasion, il noie la variété, c’est-à-dire la maladie. Voilà tout le secret »(23). C’est très simple en effet, au moins en apparence, ou plutôt très « simpliste » ; mais il y a d’autres « guérisseurs » qui trouvent plus simple encore de nier le mal : c’est le cas des sectes américaines telles que les « Mental Scientists » et les « Christian Scientists », et cette opinion est aussi celle des Antoinistes, dont nous reparlerons plus loin. Les « Fraternistes » vont jusqu’à faire intervenir la « force divine » dans leurs guérisons, et c’est encore M. Béziat qui proclame « la possibilité de guérir les malades par l’emploi des énergies astrales invisibles, par l’appel à la Grande Force Dispensatrice Universelle qui est Dieu »(24) ; s’il en est ainsi, on pourrait leur demander pourquoi ils éprouvent le besoin de faire appel aux « esprits » et aux « forces de l’astral », au lieu de s’adresser à Dieu directement et exclusivement. Mais on a vu déjà ce qu’est le Dieu en évolution auquel croient les « Fraternistes » ; il est encore, à ce propos, une chose bien significative que nous tenons à rapporter : le 9 février 1914, Sébastien Faure fit à Arras la conférence sur « les douze preuves de l’inexistence de Dieu » qu’il répétait un peu partout ; M. Béziat prit la parole après lui, déclarant « poursuivre le même but quant au fond », lui adressant « ses plus sincères félicitations », et engageant tous les assistants à « s’associer sincèrement à lui dans la réalisation de son programme si humanitaire ». À la suite du compte rendu que son journal donna de cette réunion, M. Béziat ajouta ces réflexions : « Ceux qui, comme Sébastien Faure, nient le Dieu-Créateur de l’Église, se rapprochent d’autant plus, selon nous, du véritable Dieu qu’est la Force Universelle impulsive des mondes… Aussi ne craignons-nous pas d’avancer ce paradoxe que si les Sébastien Faure ne croient plus en le Dieu des cléricaux, c’est parce qu’ils croient davantage que d’autres en le Dieu réel. Nous disons qu’en l’état actuel de l’évolution sociale, ces négateurs sont plus divins que d’autres, puisqu’ils veulent plus de justice et de bonheur pour tous… J’en conclus que si Sébastien Faure ne croit plus en Dieu, c’est uniquement parce qu’il est arrivé à le connaître davantage, ou en tout cas à le ressentir davantage, puisqu’il veut en pratiquer les vertus »(25). Depuis lors, il est arrivé à Sébastien Faure des mésaventures qui ne montrent que trop comment il entendait « en pratiquer les vertus » ; les « Fraternistes », défenseurs de M. Le Clément de Saint-Marcq, ont décidément de singulières amitiés.
Il y a eu bien d’autres écoles spirites plus ou moins indépendantes, qui furent fondées ou dirigées par des « médiums guérisseurs » : nous citerons par exemple M. A. Bouvier, de Lyon, qui unissait dans ses théories le magnétisme et le kardécisme, et qui avait un organe intitulé La Paix Universelle, où fut lancé cet extravagant projet du « Congrès de l’Humanité » dont nous avons parlé ailleurs(26). En tête de cette revue figuraient les deux maximes suivantes : « La connaissance exacte de soi-même engendre l’amour de son semblable. — Il n’y a pas au monde de culte plus élevé que celui de la vérité. » Il n’est pas sans intérêt de faire remarquer que la seconde n’est que la transcription presque textuelle (sauf que le mot « religion » y est remplacé par « culte ») de la devise de la Société Théosophique. D’autre part, M. Bouvier, qui finit par se rallier au « Fraternisme », était, contrairement à ce qui a lieu le plus ordinairement, en fort bons termes avec les occultistes ; il est vrai que ceux-ci ont pour les « guérisseurs » une vénération au moins aussi excessive que celle des spirites. Le fameux « Maître inconnu » de l’école papusienne, auquel nous avons déjà fait allusion, n’était en somme rien d’autre qu’un « guérisseur », et qui n’avait aucune connaissance d’ordre doctrinal ; mais celui-là apparaît surtout comme une victime du rôle qu’on lui imposa : la vérité est que Papus avait besoin d’un « Maître », non pour lui, car il n’en voulait pas, mais de quelqu’un qu’il pût présenter comme tel pour donner à ses organisations l’apparence d’une base sérieuse, pour faire croire qu’il avait derrière lui des « puissances supérieures » dont il était le représentant autorisé ; toute cette fantastique histoire des « envoyés du Père » et des « esprits de l’appartement du Christ » n’a jamais eu, au fond, d’autre raison d’être que celle-là. Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce que les naïfs, qui sont fort nombreux dans l’occultisme, aient cru pouvoir compter, au nombre des « douze Grands-Maîtres inconnus de la Rose-Croix », d’autres « guérisseurs » aussi complètement dépourvus d’intellectualité que le « Père Antoine » et l’Alsacien Francis Schlatter ; nous en avons parlé en une autre occasion(27). Il en est d’autres encore que, sans les placer aussi haut, on vante beaucoup dans la même école ; tel est celui à propos duquel Papus a glissé cette note dans un de ses ouvrages : « À côté du spiritisme, nous devons signaler les adeptes de la théurgie et surtout Saltzman comme propagateurs de l’idée de réincarnation. Dans son beau livre, Magnétisme spirituel, Saltzman ouvre à tout esprit chercheur de magnifiques horizons »(28). Saltzman n’est en réalité qu’un spirite quelque peu dissident, qui n’a rien d’un « adepte » au vrai sens de ce mot ; et ce qu’il appelle « théurgie » n’a pas le moindre point commun avec ce que les anciens entendaient par le même terme, et qu’il ignore totalement. Cela nous fait penser à un personnage plutôt ridicule qui fut jadis une célébrité parisienne, celui qu’on appelait le zouave Jacob : lui aussi avait cru bon de donner ce nom de « théurgie » à un vulgaire mélange de magnétisme et de spiritisme. En 1888, il publia une sorte de revue dont le titre, malgré sa longueur inusitée, mérite d’être transcrit intégralement : « Revue théurgique, scientifique, psychologique et philosophique, traitant spécialement de l’hygiène et de la guérison par les fluides et des dangers des pratiques médicales, cléricales, magnétiques, hypnotiques, etc., sous la direction du zouave Jacob » ; cela donne déjà une idée assez nette de sa mentalité. Au surplus, nous nous bornerons à reproduire, au sujet de ce personnage, l’appréciation d’un auteur entièrement favorable au spiritisme : « Le zouave guérisseur faisait florès. J’entrai en relation avec lui, mais je n’eus point lieu de m’en féliciter longtemps. Il prétendait opérer par l’influence des esprits, et, quand je risquai quelque objection, il s’emporta en insultes et en grossièretés dignes d’un bateleur a quia ; pauvres arguments dans la bouche d’un apôtre. J’écris “apôtre”, car il se disait l’envoyé de Dieu pour “guérir les hommes physiquement, comme le Christ avait été envoyé pour les guérir moralement” ! Bien des personnes se rappelleront cette phrase typique. Je fus, il est vrai, témoin d’améliorations étonnantes survenues instantanément chez certains malades abandonnés des médecins. J’ai vu, entre autres cas, un paralytique que l’on apporta à dos de commissionnaire, parce qu’il ne pouvait plus remuer ni bras ni jambes, se mettre à marcher tout seul, sans soutien ni béquilles,… juste le temps de quitter la chambre du guérisseur, c’est-à-dire tant qu’il demeura en sa présence. La porte franchie, le malheureux retomba inerte et dut être remporté comme il était venu. À entendre dire, aussi bien qu’à voir, les cures du fameux zouave n’étaient que des pseudo-guérisons, et ses clients retrouvaient invariablement, en rentrant chez eux, toutes les infirmités dont il les avait débarrassés chez lui, avec une en plus : le découragement. En tout cas, il ne parvint pas à me guérir de ce qu’il appelait ma “cécité morale”, et, à l’heure présente, je persiste à croire que le secret de son influence sur les malades résidait, non dans l’assistance des esprits, comme il le prétendait, mais dans l’éducation déplorable dont il faisait montre. Il épouvantait ses clients par des regards furibonds, auxquels il adjoignait, à l’occasion, des épithètes salées. Il était dompteur, peut-être, mais non point thaumaturge »(29). En somme, il y avait là-dedans, avec un certain pouvoir de suggestion, une forte dose de charlatanisme ; nous trouverons quelque chose d’assez analogue dans l’histoire de l’Antoinisme, à laquelle nous pensons qu’il est bon de consacrer un chapitre spécial, en raison de l’étonnante expansion de cette secte, et aussi parce que c’est là un cas vraiment typique, bien propre à faire juger de l’état mental de certains de nos contemporains. Nous ne voulons pas dire que tous les « guérisseurs » en soient là : il en est, très certainement, dont la sincérité est fort respectable, et dont nous ne contestons pas les facultés réelles, tout en regrettant que presque tous cherchent à les expliquer par des théories plus que suspectes ; il est assez curieux aussi de constater que ces facultés se trouvent surtout développées chez des gens peu intelligents. Enfin, ceux qui ne sont que des « suggestionneurs » peuvent obtenir, dans certains cas, des résultats plus durables que les cures du zouave Jacob, et il n’est pas jusqu’à une mise en scène appropriée qui ne soit susceptible d’agir effectivement sur certains malades ; on peut même se demander si les charlatans les plus manifestement tels ne finissent pas par se suggestionner eux-mêmes et par croire plus ou moins aux pouvoirs extraordinaires qu’ils s’attribuent. Quoi qu’il en soit, nous tenons à répéter encore une fois que tout ce qui est « phénomène » ne prouve absolument rien au point de vue théorique : il est parfaitement vain d’invoquer, en faveur d’une doctrine, des guérisons obtenues par des gens qui la professent, et l’on pourrait d’ailleurs appuyer ainsi les opinions les plus contradictoires, ce qui montre assez que ces arguments sont sans valeur ; quand il s’agit de la vérité ou de la fausseté des idées, toute considération extra-intellectuelle doit être tenue pour nulle et non avenue.