CHAPITRE VI
Solve et coagula

Puisque nous venons de faire allusion à la « coagulation » et à la « solution » hermétiques, et bien que nous en ayons déjà parlé quelque peu en diverses occasions, il ne sera peut-être pas inutile de préciser encore, à ce sujet, certaines notions qui ont un rapport assez direct avec ce que nous avons exposé jusqu’ici. En effet, la formule solve et coagula est regardée comme contenant d’une certaine façon tout le secret du « Grand Œuvre », en tant que celui-ci reproduit le processus de la manifestation universelle, avec ces deux phases inverses que nous avons indiquées tout à l’heure. Le terme solve est parfois représenté par un signe qui montre le Ciel, et le terme coagula par un signe qui montre la Terre(1) ; c’est dire qu’ils s’assimilent aux actions du courant ascendant et du courant descendant de la force cosmique, ou, en d’autres termes, aux actions respectives du yang et du yin. Toute force d’expansion est yang, et toute force de contraction est yin ; les « condensations », qui donnent naissance aux composés individuels, procèdent donc des influences terrestres, et les « dissipations », qui ramènent les éléments de ces composés à leurs principes originels, procèdent des influences célestes ; ce sont là, si l’on veut, les effets des attractions respectives du Ciel et de la Terre ; et c’est ainsi que « les dix mille êtres sont modifiés par yin et yang » depuis leur apparition dans le monde manifesté jusqu’à leur retour au non-manifesté.

Il faut d’ailleurs bien prendre garde que l’ordre des deux termes dépend du point de vue auquel on se place, car, en réalité, les deux phases complémentaires auxquelles ils correspondent sont à la fois alternantes et simultanées, et l’ordre dans lequel elles se présentent dépend en quelque sorte de l’état qu’on prend pour point de départ. Si l’on part de l’état de non-manifestation pour passer au manifesté (ce qui est le point de vue qu’on peut dire proprement « cosmogonique »)(2), c’est la « condensation » ou la « coagulation » qui se présentera naturellement en premier lieu ; la « dissipation » ou la « solution » viendra ensuite, comme mouvement de retour vers le non-manifesté, ou tout au moins vers ce qui, à un niveau quelconque, y correspond en un sens relatif(3). Si au contraire on partait d’un état donné de manifestation, on devrait envisager tout d’abord une tendance aboutissant à la « solution » de ce qui se trouve dans cet état ; et alors une phase ultérieure de « coagulation » serait le retour à un autre état de manifestation ; il faut d’ailleurs ajouter que cette « solution » et cette « coagulation », par rapport à l’état antécédent et à l’état conséquent respectivement, peuvent être parfaitement simultanées en réalité(4).

D’autre part, et ceci est encore plus important, les choses se présentent en sens inverse suivant qu’on les envisage au point de vue du Principe ou au contraire, comme nous venons de le faire, au point de vue de la manifestation, de telle sorte que, pourrait-on dire, ce qui est yin d’un côté est yang de l’autre et inversement, bien que d’ailleurs ce ne soit que par une façon de parler assez impropre qu’on peut rapporter au Principe même une dualité comme celle du yin et du yang. En effet, comme nous l’avons déjà indiqué ailleurs(5), c’est l’« expir » ou le mouvement d’expansion principielle qui détermine la « coagulation » du manifesté, et l’« aspir » ou le mouvement de contraction principielle qui détermine sa « solution » ; et il en serait exactement de même si, au lieu d’employer le symbolisme des deux phases de la respiration, on employait celui du double mouvement du cœur.

On peut du reste éviter l’impropriété de langage que nous signalions à l’instant au moyen d’une remarque assez simple : le Ciel, en tant que pôle « positif » de la manifestation, représente d’une façon directe le Principe par rapport à celle-ci(6), tandis que la Terre, en tant que pôle « négatif », ne peut en présenter qu’une image inversée. La « perspective » de la manifestation rapportera donc assez naturellement au Principe même ce qui appartient réellement au Ciel, et c’est ainsi que le « mouvement » du Ciel (mouvement au sens purement symbolique, bien entendu, puisqu’il n’y a là rien de spatial) sera attribué d’une certaine façon au Principe, bien que celui-ci soit nécessairement immuable. Ce qui est plus exact au fond, c’est de parler, comme nous le faisions un peu plus haut, des attractions respectives du Ciel et de la Terre, s’exerçant en sens inverse l’une de l’autre : toute attraction produit un mouvement centripète, donc une « condensation », à laquelle correspondra, au pôle opposé, une « dissipation » déterminée par un mouvement centrifuge, de façon à rétablir ou plutôt à maintenir l’équilibre total(7). Il résulte de là que ce qui est « condensation » sous le rapport de la substance est au contraire une « dissipation » sous le rapport de l’essence, et que, inversement, ce qui est « dissipation » sous le rapport de la substance est une « condensation » sous le rapport de l’essence ; par suite, toute « transmutation », au sens hermétique de ce terme, consistera proprement à « dissoudre » ce qui était « coagulé » et, simultanément, à « coaguler » ce qui était « dissous », ces deux opérations apparemment inverses n’étant en réalité que les deux aspects complémentaires d’une seule et même opération.

C’est pourquoi les alchimistes disent fréquemment que « la dissolution du corps est la fixation de l’esprit » et inversement, esprit et corps n’étant en somme pas autre chose que l’aspect « essentiel » et l’aspect « substantiel » de l’être ; ceci peut s’entendre de l’alternance des « vies » et des « morts », au sens le plus général de ces mots, puisque c’est là ce qui correspond proprement aux « condensations » et aux « dissipations » de la tradition taoïste(8), de sorte que, pourrait-on dire, l’état qui est vie pour le corps est mort pour l’esprit et inversement ; et c’est pourquoi « volatiliser (ou dissoudre) le fixe et fixer (ou coaguler) le volatil » ou « spiritualiser le corps et corporifier l’esprit »(9), est dit encore « tirer le vif du mort et le mort du vif », ce qui est aussi, par ailleurs, une expression qorânique(10). La « transmutation » implique donc, à un degré ou à un autre(11), une sorte de renversement des rapports ordinaires (nous voulons dire tels qu’ils sont envisagés au point de vue de l’homme ordinaire), renversement qui est d’ailleurs plutôt, en réalité, un rétablissement des rapports normaux ; nous nous bornerons à signaler ici que la considération d’un tel « retournement » est particulièrement importante au point de vue de la réalisation initiatique, sans pouvoir y insister davantage, car il faudrait pour cela des développements qui ne sauraient rentrer dans le cadre de la présente étude(12).

D’autre part, cette double opération de « coagulation » et de « solution » correspond très exactement à ce que la tradition chrétienne désigne comme le « pouvoir des clefs » ; en effet, ce pouvoir est double aussi, puisqu’il comporte à la fois le pouvoir de « lier » et celui de « délier » ; or « lier » est évidemment la même chose que « coaguler », et « délier » la même chose que « dissoudre »(13) ; et la comparaison de différents symboles traditionnels confirme encore cette correspondance d’une façon aussi nette que possible. On sait que la figuration la plus habituelle du pouvoir dont il s’agit est celle de deux clefs, l’une d’or et l’autre d’argent, qui se rapportent respectivement à l’autorité spirituelle et au pouvoir temporel, ou à la fonction sacerdotale et à la fonction royale, et aussi, au point de vue initiatique, aux « grands mystères » et aux « petits mystères » (et c’est à ce dernier égard qu’elles étaient, chez les anciens Romains, un des attributs de Janus)(14) ; alchimiquement, elles se réfèrent à des opérations analogues effectuées à deux degrés différents, et qui constituent respectivement l’« œuvre au blanc », correspondant aux « petits mystères », et l’« œuvre au rouge », correspondant aux « grands mystères » ; ces deux clefs, qui sont, suivant le langage de Dante, celle du « Paradis céleste » et celle du « Paradis terrestre », sont croisées de façon à rappeler la forme du swastikaस्वस्तिक. En pareil cas, chacune des deux clefs doit être considérée comme ayant, dans l’ordre auquel elle se rapporte, le double pouvoir d’« ouvrir » et de « fermer », ou de « lier » et de « délier »(15) ; mais il existe aussi une autre figuration plus complète, où, pour chacun des deux ordres, les deux pouvoirs inverses sont représentés distinctement par deux clefs opposées l’une à l’autre. Cette figuration est celle du swastikaस्वस्तिक dit « clavigère », précisément parce que chacune de ses quatre branches est formée d’une clef (fig. 12)(16) ; on a ainsi deux clefs opposées suivant un axe vertical et deux autres suivant un axe horizontal(17) ; par rapport au cycle annuel, dont on connaît l’étroite relation avec le symbolisme de Janus, le premier de ces deux axes est un axe solsticial et le second un axe équinoxial(18) ; ici, l’axe vertical ou solsticial se rapporte à la fonction sacerdotale, et l’axe horizontal ou équinoxial à la fonction royale(19).

Fig. 12

Le rapport de ce symbole avec celui de la double spirale est établi par l’existence d’une autre forme du swastikaस्वस्तिक, qui est une forme à branches courbes, ayant l’apparence de deux S croisés ; la double spirale peut naturellement s’identifier, soit à la partie verticale de ce swastikaस्वस्तिक, soit à sa partie horizontale. Il est vrai que la double spirale est le plus souvent placée horizontalement afin de mettre en évidence le caractère complémentaire et en quelque sorte symétrique des deux courants de la force cosmique(20) ; mais, d’autre part, la courbe qui en est l’équivalent dans le yin-yang陰陽 est au contraire, en général, placée verticalement ; on pourra donc, suivant les cas, envisager de préférence l’une ou l’autre de ces deux positions, qui se trouvent réunies dans la figure du swastikaस्वस्तिक à branches courbes, et qui correspondent alors respectivement aux deux domaines dans lesquels s’exerce le « pouvoir des clefs »(21).

À ce même « pouvoir des clefs » correspond aussi, dans les traditions hindoue et thibétaine, le double pouvoir du vajraवज्र(22) ; ce symbole est, comme on le sait, celui de la foudre(23), et ses deux extrémités, formées de pointes en forme de flamme, correspondent aux deux aspects opposés du pouvoir représenté par la foudre : génération et destruction, vie et mort(24). Si l’on rapporte le vajraवज्र à l’« Axe du Monde », ces deux extrémités correspondent aux deux pôles, ainsi qu’aux solstices(25) ; il doit donc être placé verticalement, ce qui s’accorde d’ailleurs avec son caractère de symbole masculin(26), ainsi qu’avec le fait qu’il est essentiellement un attribut sacerdotal(27). Tenu ainsi dans la position verticale, le vajraवज्र représente la « Voie du Milieu » (qui est aussi, comme on le verra plus loin, la « Voie du Ciel ») ; mais il peut être incliné d’un côté ou de l’autre, et alors ces deux positions correspondent aux deux « voies » tantriques de droite et de gauche (dakshina-mârgaदक्षिण मार्ग et vâma-mârgaवाम मार्ग), cette droite et cette gauche pouvant d’ailleurs être mises en relation avec les points équinoxiaux, de même que le haut et le bas le sont avec les points solsticiaux(28). Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur tout cela, mais, pour ne pas trop nous écarter de notre sujet, nous nous contenterons ici de ces quelques indications ; et nous conclurons là-dessus en disant que le pouvoir du vajraवज्र, ou le « pouvoir des clefs » qui lui est identique au fond, impliquant le maniement et la mise en œuvre des forces cosmiques sous leur double aspect de yin et de yang, n’est en définitive rien d’autre que le pouvoir même de commander à la vie et à la mort(29).