CHAPITRE IX
Le Fils du Ciel et de la Terre

« Le Ciel est son père, la Terre est sa mère » : telle est la formule initiatique, toujours identique à elle-même dans les circonstances les plus diverses de temps et de lieux(1), qui détermine les rapports de l’Homme avec les deux autres termes de la Grande Triade, en le définissant comme le « Fils du Ciel et de la Terre ». Il est d’ailleurs manifeste déjà, par le fait même qu’il s’agit d’une formule proprement initiatique, que l’être auquel elle s’applique dans la plénitude de son sens est beaucoup moins l’homme ordinaire, tel qu’il est dans les conditions actuelles de notre monde, que l’« homme véritable » dont l’initié est appelé à réaliser en lui-même toutes les possibilités. Il convient cependant d’y insister un peu plus, car on pourrait objecter à cela que, dès lors que la manifestation tout entière est et ne peut être que le produit de l’union du Ciel et de la Terre, tout homme, et même tout être quel qu’il soit, est également et par là même fils du Ciel et de la Terre, puisque sa nature participe nécessairement de l’un et de l’autre ; et cela est vrai en un certain sens, car il y a effectivement dans tout être une essence et une substance dans l’acception relative de ces deux termes, un aspect yang et un aspect yin, un côté « en acte » et un côté « en puissance », un « intérieur » et un « extérieur ». Pourtant, il y a des degrés à observer dans cette participation, car, dans les êtres manifestés, les influences célestes et terrestres peuvent évidemment se combiner de bien des façons et en bien des proportions différentes, et c’est d’ailleurs ce qui fait leur diversité indéfinie ; ce que tout être est d’une certaine manière et à un certain degré, c’est seulement l’Homme, et par là nous entendons ici l’« homme véritable »(2), qui, dans notre état d’existence, l’est pleinement et « par excellence », et c’est lui seul qui a, parmi ses privilèges, celui de pouvoir reconnaître effectivement le Ciel comme son « Véritable Ancêtre »(3).

Ceci résulte, d’une façon directe et immédiate, de la situation proprement « centrale » qu’occupe l’homme dans cet état d’existence qui est le sien(4), ou du moins, faudrait-il dire pour être plus exact, qu’il doit y occuper en principe et normalement, car c’est ici qu’il y a lieu de marquer la différence de l’homme ordinaire et de l’« homme véritable ». Celui-ci, qui en effet doit seul, au point de vue traditionnel, être considéré comme l’homme réellement normal, est appelé ainsi parce qu’il possède vraiment la plénitude de la nature humaine, ayant développé en lui l’intégralité des possibilités qui y sont impliquées ; les autres hommes n’ont en somme, pourrait-on dire, qu’une potentialité humaine plus ou moins développée dans quelques-uns de ses aspects (et surtout, d’une façon générale, dans l’aspect qui correspond à la simple modalité corporelle de l’individualité), mais en tout cas fort loin d’être entièrement « actualisée » ; ce caractère de potentialité, prédominant en eux, les fait, en réalité, fils de la Terre beaucoup plus que du Ciel, et c’est lui aussi qui les fait yin par rapport au Cosmos. Pour que l’homme soit véritablement le « Fils du Ciel et de la Terre », il faut que, en lui, l’« acte » soit égal à la « puissance », ce qui implique la réalisation intégrale de son humanité, c’est-à-dire la condition même de l’« homme véritable » ; c’est pourquoi celui-ci est parfaitement équilibré sous le rapport du yang et du yin, et pourquoi aussi, en même temps, la nature céleste ayant nécessairement la prééminence sur la nature terrestre là où elles sont réalisées dans une égale mesure, il est yang par rapport au Cosmos ; c’est ainsi seulement qu’il peut remplir d’une façon effective le rôle « central » qui lui appartient en tant qu’homme, mais à la condition d’être en effet homme dans la pleine acception de ce mot, et que, à l’égard des autres êtres manifestés, « il est l’image du Véritable Ancêtre »(5).

Maintenant, il importe de se souvenir que l’« homme véritable » est aussi l’« homme primordial », c’est-à-dire que sa condition est celle qui était naturelle à l’humanité à ses origines, et dont elle s’est éloignée peu à peu, au cours de son cycle terrestre, pour en arriver jusqu’à l’état où est actuellement ce que nous avons appelé l’homme ordinaire, et qui n’est proprement que l’homme déchu. Cette déchéance spirituelle, qui entraîne en même temps un déséquilibre sous le rapport du yang et du yin, peut être décrite comme un éloignement graduel du centre où se situait l’« homme primordial » ; un être est d’autant moins yang et d’autant plus yin qu’il est plus éloigné du centre, car, dans la même mesure précisément, l’« extérieur » l’emporte en lui sur l’« intérieur » ; et c’est pourquoi, ainsi que nous le disions tout à l’heure, il n’est plus guère alors qu’un « fils de la Terre », se distinguant de moins en moins « en acte », sinon « en puissance », des êtres non humains qui appartiennent au même degré d’existence. Ces êtres, au contraire, l’« homme primordial », au lieu de se situer simplement parmi eux, les synthétisait tous dans son humanité pleinement réalisée(6) ; du fait même de son « intériorité », enveloppant tout son état d’existence comme le Ciel enveloppe toute la manifestation (car c’est en réalité le centre qui contient tout), il les comprenait en quelque sorte en lui-même comme des possibilités particulières incluses dans sa propre nature(7) ; et c’est pourquoi l’Homme, comme troisième terme de la Grande Triade, représente effectivement l’ensemble de tous les êtres manifestés.

Le « lieu » où se situe cet « homme véritable », c’est le point central où s’unissent effectivement les puissances du Ciel et de la Terre ; il est donc, par là même, le produit direct et achevé de leur union ; et c’est encore pourquoi les autres êtres, en tant que productions secondaires et partielles en quelque sorte, ne peuvent que procéder de lui suivant une gradation indéfinie, déterminée par leur plus ou moins grand éloignement de ce même point central. C’est en cela que, comme nous l’indiquions tout d’abord, c’est de lui seul qu’on peut dire proprement et en toute vérité qu’il est le « Fils du Ciel et de la Terre » ; il l’est « par excellence » et au degré le plus éminent qui puisse être, tandis que les autres êtres ne le sont que par participation, lui-même étant d’ailleurs nécessairement le moyen de cette participation, puisque c’est dans sa nature seule que le Ciel et la Terre sont immédiatement unis, sinon en eux-mêmes, du moins par leurs influences respectives dans le domaine d’existence auquel appartient l’état humain(8).

Comme nous l’avons expliqué ailleurs(9), l’initiation, dans sa première partie, celle qui concerne proprement les possibilités de l’état humain et qui constitue ce qu’on appelle les « petits mystères », a précisément pour but la restauration de l’« état primordial » ; en d’autres termes, par cette initiation, si elle est effectivement réalisée, l’homme est ramené, de la condition « décentrée » qui est présentement la sienne, à la situation centrale qui doit normalement lui appartenir, et rétabli dans toutes les prérogatives inhérentes à cette situation centrale. L’« homme véritable » est donc celui qui est parvenu effectivement au terme des « petits mystères », c’est-à-dire à la perfection même de l’état humain ; par là, il est désormais établi définitivement dans l’« Invariable Milieu » (Tchoung-young中庸), et il échappe dès lors aux vicissitudes de la « roue cosmique », puisque le centre ne participe pas au mouvement de la roue, mais est le point fixe et immuable autour duquel s’effectue ce mouvement(10). Ainsi, sans avoir encore atteint le degré suprême qui est le but final de l’initiation et le terme des « grands mystères », l’« homme véritable », étant passé de la circonférence au centre, de l’« extérieur » à l’« intérieur », remplit réellement, par rapport à ce monde qui est le sien(11), la fonction du « moteur immobile », dont l’« action de présence » imite, dans son domaine, l’activité « non-agissante » du Ciel(12).