CHAPITRE XX
De la sphère au cube

Après avoir donné quelques « illustrations » de ce que nous avons désigné comme la « solidification » du monde, il nous reste encore à parler de sa représentation dans le symbolisme géométrique, où elle peut être figurée par un passage graduel de la sphère au cube ; et en effet, tout d’abord, la sphère est proprement la forme primordiale, parce qu’elle est la moins « spécifiée » de toutes, étant semblable à elle-même dans toutes les directions, de sorte que, dans un mouvement de rotation quelconque autour de son centre, toutes ses positions successives sont toujours rigoureusement superposables les unes aux autres(1). C’est donc là, pourrait-on dire, la forme la plus universelle de toutes, contenant en quelque façon toutes les autres, qui en sortiront par des différenciations s’effectuant suivant certaines directions particulières ; et c’est pourquoi cette forme sphérique est, dans toutes les traditions, celle de l’« Œuf du Monde », c’est-à-dire de ce qui représente l’ensemble « global », dans leur état premier et « embryonnaire », de toutes les possibilités qui se développeront au cours d’un cycle de manifestation(2). Il y a d’ailleurs lieu de remarquer que cet état premier, en ce qui concerne notre monde, appartient proprement au domaine de la manifestation subtile, en tant que celle-ci précède nécessairement la manifestation grossière et en est comme le principe immédiat ; et c’est pourquoi, en fait, la forme sphérique parfaite, ou la forme circulaire qui lui correspond dans la géométrie plane (comme section de la sphère par un plan de direction quelconque) ne se trouve jamais réalisée dans le monde corporel(3).

D’autre part, le cube est au contraire la forme la plus « arrêtée » de toutes, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire celle qui correspond au maximum de « spécification » ; aussi cette forme est-elle celle qui est rapportée, parmi les éléments corporels, à la terre, en tant que celle-ci constitue l’« élément terminant et final » de la manifestation dans cet état corporel(4) ; et, par suite, elle correspond aussi à la fin du cycle de manifestation, ou à ce que nous avons appelé le « point d’arrêt » du mouvement cyclique. Cette forme est donc en quelque sorte celle du « solide » par excellence(5), et elle symbolise la « stabilité », en tant que celle-ci implique l’arrêt de tout mouvement ; il est d’ailleurs évident qu’un cube reposant sur une de ses faces est, en fait, le corps dont l’équilibre présente le maximum de stabilité. Il importe de remarquer que cette stabilité, au terme du mouvement descendant, n’est et ne peut être rien d’autre que l’immobilité pure et simple, dont l’image la plus approchée, dans le monde corporel, nous est donnée par le minéral ; et cette immobilité, si elle pouvait être entièrement réalisée, serait proprement, au point le plus bas, le reflet inversé de ce qu’est, au point le plus haut, l’immutabilité principielle. L’immobilité ou la stabilité ainsi entendue, représentée par le cube, se réfère donc au pôle substantiel de la manifestation, de même que l’immutabilité, dans laquelle sont comprises toutes les possibilités à l’état « global » représenté par la sphère, se réfère à son pôle essentiel(6) ; et c’est pourquoi le cube symbolise encore l’idée de « base » ou de « fondement », qui correspond précisément à ce pôle substantiel(7). Nous signalerons aussi dès maintenant que les faces du cube peuvent être regardées comme respectivement orientées deux à deux suivant les trois dimensions de l’espace, c’est-à-dire comme parallèles aux trois plans déterminés par les axes formant le système de coordonnées auquel cet espace est rapporté et qui permet de le « mesurer », c’est-à-dire de le réaliser effectivement dans son intégralité ; comme, suivant ce que nous avons expliqué ailleurs, les trois axes formant la croix à trois dimensions doivent être considérés comme tracés à partir du centre d’une sphère dont l’expansion indéfinie remplit l’espace tout entier (et les trois plans que déterminent ces axes passent aussi nécessairement par ce centre, qui est l’« origine » de tout le système de coordonnées), ceci établit la relation qui existe entre ces deux formes extrêmes de la sphère et du cube, relation dans laquelle ce qui était intérieur et central dans la sphère se trouve en quelque sorte « retourné » pour constituer la surface ou l’extériorité du cube(8).

Le cube représente d’ailleurs la terre dans toutes les acceptions traditionnelles de ce mot, c’est-à-dire non pas seulement la terre en tant qu’élément corporel ainsi que nous l’avons dit tout à l’heure, mais aussi un principe d’ordre beaucoup plus universel, celui que la tradition extrême-orientale désigne comme la Terre (Ti) en corrélation avec le Ciel (Tien) : les formes sphériques ou circulaires sont rapportées au Ciel, et les formes cubiques ou carrées à la Terre ; comme ces deux termes complémentaires sont les équivalents de Purusha et de Prakriti dans la doctrine hindoue, c’est-à-dire qu’ils ne sont qu’une autre expression de l’essence et de la substance entendues au sens universel, on arrive encore ici exactement à la même conclusion que précédemment ; et il est du reste évident que, comme les notions même d’essence et de substance, le même symbolisme est toujours susceptible de s’appliquer à des niveaux différents, c’est-à-dire aussi bien aux principes d’un état particulier d’existence qu’à ceux de l’ensemble de la manifestation universelle. En même temps que ces formes géométriques, on rapporte aussi au Ciel et à la Terre les instruments qui servent à les tracer respectivement, c’est-à-dire le compas et l’équerre, dans le symbolisme de la tradition extrême-orientale aussi bien que dans celui des traditions initiatiques occidentales(9) ; et les correspondances de ces formes donnent naturellement lieu, en diverses circonstances, à de multiples applications symboliques et rituelles(10).

Un autre cas où la relation de ces mêmes formes géométriques est encore mise en évidence, c’est le symbolisme du « Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste », dont nous avons eu déjà l’occasion de parler ailleurs(11) ; et ce cas est particulièrement important au point de vue où nous nous plaçons présentement, puisqu’il s’agit là précisément des deux extrémités du cycle actuel. Or la forme du « Paradis terrestre », qui correspond au début de ce cycle, est circulaire, tandis que celle de la « Jérusalem céleste », qui correspond à sa fin, est carrée(12) ; et l’enceinte circulaire du « Paradis terrestre » n’est autre chose que la coupe horizontale de l’« Œuf du Monde », c’est-à-dire de la forme sphérique universelle et primordiale(13). On pourrait dire que c’est ce cercle même qui se change finalement en un carré, puisque les deux extrémités doivent se rejoindre ou plutôt (le cycle n’étant jamais réellement fermé, ce qui impliquerait une répétition impossible) se correspondre exactement ; la présence du même « Arbre de Vie » au centre dans les deux cas indique bien qu’il ne s’agit en effet que de deux états d’une même chose ; et le carré figure ici l’achèvement des possibilités de ce cycle, qui étaient en germe dans l’« enceinte organique » circulaire du début, et qui sont alors fixées et stabilisées dans un état en quelque sorte définitif, tout au moins par rapport à ce cycle lui-même. Ce résultat final peut encore être représenté comme une « cristallisation », ce qui répond toujours à la forme cubique (ou carrée dans sa section plane) : on a alors une « ville » avec un symbolisme minéral, tandis que, au début, on avait un « jardin » avec un symbolisme végétal, la végétation représentant l’élaboration des germes dans la sphère de l’assimilation vitale(14). Nous rappellerons ce que nous avons dit plus haut sur l’immobilité du minéral, comme image du terme vers lequel tend la « solidification » du monde ; mais il y a lieu d’ajouter qu’ici il s’agit du minéral considéré dans un état déjà « transformé » ou « sublimé », car ce sont des pierres précieuses qui figurent dans la description de la « Jérusalem céleste » ; c’est pourquoi la fixation n’est réellement définitive que par rapport au cycle actuel, et, au delà du « point d’arrêt », cette même « Jérusalem céleste » doit, en vertu de l’enchaînement causal qui n’admet aucune discontinuité effective, devenir le « Paradis terrestre » du cycle futur, le commencement de celui-ci et la fin de celui qui le précède n’étant proprement qu’un seul et même moment vu de deux côtés opposés(15).

Il n’en est pas moins vrai que, si l’on se borne à la considération du cycle actuel, il arrive finalement un moment où « la roue cesse de tourner », et, ici comme toujours, le symbolisme est parfaitement cohérent : en effet, une roue est encore une figure circulaire, et, si elle se déformait de façon à devenir finalement carrée, il est évident qu’elle ne pourrait alors que s’arrêter. C’est pourquoi le moment dont il s’agit apparaît comme une « fin du temps » ; et c’est alors que, suivant la tradition hindoue, les « douze Soleils » brilleront simultanément, car le temps est mesuré effectivement par le parcours du Soleil à travers les douze signes du Zodiaque, constituant le cycle annuel, et, la rotation étant arrêtée, les douze aspects correspondants se fondront pour ainsi dire en un seul, rentrant ainsi dans l’unité essentielle et primordiale de leur nature commune, puisqu’ils ne diffèrent que sous le rapport de la manifestation cyclique qui sera alors terminée(16). D’autre part, le changement du cercle en un carré équivalent(17) est ce qu’on désigne comme la « quadrature du cercle » ; ceux qui déclarent que celle-ci est un problème insoluble, bien qu’ils en ignorent totalement la signification symbolique, se trouvent donc avoir raison en fait, puisque cette « quadrature », entendue dans son vrai sens, ne pourra être réalisée qu’à la fin même du cycle(18).

Il résulte encore de tout cela que la « solidification » du monde se présente en quelque sorte avec un double sens : considérée en elle-même, au cours du cycle, comme la conséquence d’un mouvement descendant vers la quantité et la « matérialité », elle a évidemment une signification « défavorable » et même « sinistre », opposée à la spiritualité ; mais, d’un autre côté, elle n’en est pas moins nécessaire pour préparer, bien que d’une façon qu’on pourrait dire « négative », la fixation ultime des résultats du cycle sous la forme de la « Jérusalem céleste », où ces résultats deviendront aussitôt les germes des possibilités du cycle futur. Seulement, il va de soi que, dans cette fixation ultime elle-même, et pour qu’elle soit ainsi véritablement une restauration de l’« état primordial », il faut une intervention immédiate d’un principe transcendant, sans quoi rien ne pourrait être sauvé et le « cosmos » s’évanouirait purement et simplement dans le « chaos » ; c’est cette intervention qui produit le « retournement » final, déjà figuré par la « transmutation » du minéral dans la « Jérusalem céleste », et amenant ensuite la réapparition du « Paradis terrestre » dans le monde visible, où il y aura désormais « de nouveaux cieux et une nouvelle terre », puisque ce sera le début d’un autre Manvantara et de l’existence d’une autre humanité.