CHAPITRE IX
L’Arbre du Milieu

Un autre aspect du symbolisme de la croix est celui qui l’identifie à ce que les diverses traditions désignent comme l’« Arbre du Milieu » ou par quelque autre terme équivalent ; nous avons vu ailleurs que cet arbre est un des nombreux symboles de l’« Axe du Monde »(1). C’est donc la ligne verticale de la croix, figure de cet axe, qui est ici à considérer principalement : elle constitue le tronc de l’arbre, tandis que la ligne horizontale (ou les deux lignes horizontales pour la croix à trois dimensions) en forme les branches. Cet arbre s’élève au centre du monde, ou plutôt d’un monde, c’est-à-dire du domaine dans lequel se développe un état d’existence, tel que l’état humain qui est envisagé le plus habituellement en pareil cas. Dans le symbolisme biblique, en particulier, c’est l’« Arbre de Vie », qui est planté au milieu du « Paradis terrestre », lequel représente lui-même le centre de notre monde, ainsi que nous l’avons expliqué en d’autres occasions(2). Bien que nous n’ayons pas l’intention de nous étendre ici sur toutes les questions relatives au symbolisme de l’arbre, et qui demanderaient une étude spéciale, il est cependant, à ce propos, quelques points que nous ne croyons pas inutile d’expliquer.

Dans le Paradis terrestre, il n’y avait pas que l’« Arbre de Vie » ; il en est un autre qui joue un rôle non moins important et même plus généralement connu : c’est l’« Arbre de la Science du bien et du mal »(3). Les relations qui existent entre ces deux arbres sont très mystérieuses : le récit biblique, immédiatement après avoir désigné l’« Arbre de Vie » comme étant « au milieu du jardin », nomme l’« Arbre de la Science du bien et du mal »(4) ; plus loin, il est dit que ce dernier était également « au milieu du jardin »(5) ; et enfin Adam, après avoir mangé le fruit de l’« Arbre de la Science », n’aurait eu qu’à « étendre sa main » pour prendre aussi du fruit de l’« Arbre de Vie »(6). Dans le second de ces trois passages, la défense faite par Dieu est même rapportée uniquement à « l’arbre qui est au milieu du jardin », et qui n’est pas autrement spécifié ; mais, en se reportant à l’autre passage où cette défense a été déjà énoncée(7), on voit que c’est évidemment de l’« Arbre de la Science du bien et du mal » qu’il s’agit en ce cas. C’est sans doute en raison du lien que cette proximité établit entre les deux arbres qu’ils sont étroitement unis dans le symbolisme, à tel point que certains arbres emblématiques présentent des traits qui évoquent l’un et l’autre à la fois ; mais il reste à expliquer en quoi ce lien consiste en réalité.

La nature de l’« Arbre de la Science du bien et du mal » peut, comme son nom même l’indique, être caractérisée par la dualité, puisque nous trouvons dans cette désignation deux termes qui sont, non pas même complémentaires, mais véritablement opposés, et dont on peut dire en somme que toute la raison d’être réside dans cette opposition, car, quand celle-ci est dépassée, il ne saurait plus être question de bien ni de mal ; il ne peut en être de même pour l’« Arbre de Vie », dont la fonction d’« Axe du Monde » implique au contraire essentiellement l’unité. Donc, quand nous trouvons dans un arbre emblématique une image de la dualité, il semble bien qu’il faille voir là une allusion à l’« Arbre de la Science », alors même que, à d’autres égards, le symbole considéré serait incontestablement une figure de l’« Arbre de Vie ». Il en est ainsi, par exemple, pour l’« arbre séphirothique » de la Qabbalah hébraïque, qui est expressément désigné comme l’« Arbre de Vie », et où cependant la « colonne de droite » et la « colonne de gauche » offrent la figure de la dualité ; mais entre les deux est la « colonne du milieu », où s’équilibrent les deux tendances opposées, et où se retrouve ainsi l’unité véritable de l’« Arbre de Vie »(8).

La nature duelle de l’« Arbre de la Science » n’apparaît d’ailleurs à Adam qu’au moment même de la « chute », puisque c’est alors qu’il devient « connaissant le bien et le mal »(9). C’est alors aussi qu’il est éloigné du centre qui est le lieu de l’unité première, à laquelle correspond l’« Arbre de Vie » ; et c’est précisément « pour garder le chemin de l’Arbre de Vie » que les Kerubim (les « tétramorphes » synthétisant en eux le quaternaire des puissances élémentaires), armés de l’épée flamboyante, sont placés à l’entrée de l’Éden(10). Ce centre est devenu inaccessible pour l’homme déchu, ayant perdu le « sens de l’éternité », qui est aussi le « sens de l’unité »(11) ; revenir au centre, par la restauration de l’« état primordial », et atteindre l’« Arbre de Vie », c’est recouvrer ce « sens de l’éternité ».

D’autre part, on sait que la croix même du Christ est identifiée symboliquement à l’« Arbre de Vie » (lignum vitæ), ce qui se comprend d’ailleurs assez facilement ; mais, d’après une « légende de la Croix » qui avait cours au moyen âge, elle aurait été faite du bois de l’« Arbre de la Science », de sorte que celui-ci, après avoir été l’instrument de la « chute », serait devenu ainsi celui de la « rédemption ». On voit s’exprimer ici la connexion de ces deux idées de « chute » et de « rédemption », qui sont en quelque sorte inverses l’une de l’autre, et il y a là comme une allusion au rétablissement de l’ordre primordial(12) ; dans ce nouveau rôle, l’« Arbre de la Science » s’assimile en quelque sorte à l’« Arbre de Vie », la dualité étant effectivement réintégrée dans l’unité(13).

Ceci peut faire penser également au « serpent d’airain » élevé par Moïse dans le désert(14), et que l’on sait être aussi symbole de « rédemption », de sorte que la perche sur laquelle il est placé équivaut à cet égard à la croix et rappelle de même l’« Arbre de Vie »(15). Cependant, le serpent est plus habituellement associé à l’« Arbre de la Science » ; mais c’est qu’il est alors envisagé sous son aspect maléfique, et nous avons déjà fait observer ailleurs que, comme beaucoup d’autres symboles, il a deux significations opposées(16). Il ne faut pas confondre le serpent qui représente la vie et celui qui représente la mort, le serpent qui est un symbole du Christ et celui qui est un symbole de Satan (et cela même lorsqu’ils se trouvent aussi étroitement unis que dans la curieuse figuration de l’« amphisbène » ou serpent à deux têtes) ; et l’on pourrait dire que le rapport de ces deux aspects contraires n’est pas sans présenter une certaine similitude avec celui des rôles que jouent respectivement l’« Arbre de Vie » et l’« Arbre de la Science »(17).

Nous avons vu tout à l’heure qu’un arbre affectant une forme ternaire, comme l’« arbre séphirothique », peut synthétiser en lui, en quelque sorte, les natures de l’« Arbre de Vie » et de l’« Arbre de la Science », comme si ceux-ci se trouvaient réunis en un seul, le ternaire étant ici décomposable en l’unité et la dualité dont il est la somme(18). Au lieu d’un arbre unique, on peut avoir aussi, avec la même signification, un ensemble de trois arbres unis par leurs racines, celui du milieu étant l’« Arbre de Vie », et les deux autres correspondant à la dualité de l’« Arbre de la Science ». On trouve quelque chose de comparable dans la figuration de la croix du Christ entre deux autres croix, celles du bon et du mauvais larron : ceux-ci sont placés respectivement à la droite et à la gauche du Christ crucifié, comme les élus et les damnés le seront à la droite et à la gauche du Christ triomphant au « Jugement dernier » ; et, en même temps qu’ils représentent évidemment le bien et le mal, ils correspondent aussi, par rapport au Christ, à la « Miséricorde » et à la « Rigueur », les attributs caractéristiques des deux colonnes latérales de l’« arbre séphirothique ». La croix du Christ occupe toujours la place centrale qui appartient proprement à l’« Arbre de Vie » ; et, lorsqu’elle est placée entre le soleil et la lune comme on le voit dans la plupart des anciennes figurations, il en est encore de même : elle est alors véritablement l’« Axe du Monde »(19).

Dans le symbolisme chinois, il existe un arbre dont les branches sont anastomosées de façon à ce que leurs extrémités se rejoignent deux à deux pour figurer la synthèse des contraires ou la résolution de la dualité dans l’unité ; on trouve ainsi, soit un arbre unique dont les branches se divisent et se rejoignent, soit deux arbres ayant même racine et se rejoignant de même par leurs branches(20). C’est le processus de la manifestation universelle : tout part de l’unité et revient à l’unité ; dans l’intervalle se produit la dualité, division ou différenciation d’où résulte la phase d’existence manifestée : les idées de l’unité et de la dualité sont donc réunies ici comme dans les autres figurations dont nous venons de parler(21). Il existe aussi des représentations de deux arbres distincts et joints par une seule branche (c’est ce qu’on appelle l’« arbre lié ») ; dans ce cas, une petite branche sort de la branche commune, ce qui indique nettement qu’il s’agit alors de deux principes complémentaires et du produit de leur union ; et ce produit peut être encore la manifestation universelle, issue de l’union du « Ciel » et de la « Terre », qui sont les équivalents de Purusha et de Prakriti dans la tradition extrême-orientale, ou encore de l’action et de la réaction réciproques du yang et du yin, éléments masculin et féminin dont procèdent et participent tous les êtres, et dont la réunion en équilibre parfait constitue (ou reconstitue) l’« Androgyne » primordial dont il a été question plus haut(22).

Revenons maintenant à la représentation du « Paradis terrestre » : de son centre, c’est-à-dire du pied même de l’« Arbre de Vie », partent quatre fleuves se dirigeant vers les quatre points cardinaux, et traçant ainsi la croix horizontale sur la surface même du monde terrestre, c’est-à-dire dans le plan qui correspond au domaine de l’état humain. Ces quatre fleuves, qu’on peut rapporter au quaternaire des éléments(23), et qui sont issus d’une source unique correspondant à l’éther primordial(24), divisent en quatre parties, qui peuvent être rapportées aux quatre phases d’un développement cyclique(25), l’enceinte circulaire du « Paradis terrestre », laquelle n’est autre que la coupe horizontale de la forme sphérique universelle dont il a été question plus haut(26).

L’« Arbre de Vie » se retrouve au centre de la « Jérusalem céleste », ce qui s’explique aisément quand on connaît les rapports de celle-ci avec le « Paradis terrestre »(27) : il s’agit de la réintégration de toutes choses dans l’« état primordial », en vertu de la correspondance de la fin du cycle avec son commencement, suivant ce que nous expliquerons encore par la suite. Il est remarquable que cet arbre, d’après le symbolisme apocalyptique, porte alors douze fruits(28), qui sont, comme nous l’avons dit ailleurs(29), assimilables aux douze Âdityas de la tradition hindoue, ceux-ci étant douze formes du soleil qui doivent apparaître toutes simultanément à la fin du cycle, rentrant alors dans l’unité essentielle de leur nature commune, car ils sont autant de manifestations d’une essence unique et indivisible, Aditi, qui correspond à l’essence une de l’« Arbre de Vie » lui-même, tandis que Diti correspond à l’essence duelle de l’« Arbre de la Science du bien et du mal »(30). D’ailleurs, dans diverses traditions, l’image du soleil est souvent liée à celle d’un arbre, comme si le soleil était le fruit de l’« Arbre du Monde » ; il quitte son arbre au début du cycle et vient s’y reposer à la fin(31). Dans les idéogrammes chinois, le caractère désignant le coucher du soleil le représente se reposant sur son arbre à la fin du jour (qui est analogue à la fin du cycle) ; l’obscurité est représentée par un caractère qui figure le soleil tombé au pied de l’arbre. Dans l’Inde, on trouve l’arbre triple portant trois soleils, image de la Trimûrti, ainsi que l’arbre ayant pour fruits douze soleils, qui sont, comme nous venons de le dire, les douze Âdityas ; en Chine, on trouve également l’arbre à douze soleils, en relation avec les douze signes du Zodiaque ou avec les douze mois de l’année comme les Âdityas, et quelquefois aussi à dix, nombre de la perfection cyclique comme dans la doctrine pythagoricienne(32). D’une façon générale, les différents soleils correspondent aux différentes phases d’un cycle(33) ; ils sortent de l’unité au commencement de celui-ci et y rentrent à la fin, qui coïncide avec le commencement d’un autre cycle, en raison de la continuité de tous les modes de l’Existence universelle.