CHAPITRE XVI
Rapports du point et de l’étendue

La question que soulève la dernière remarque que nous venons de faire mérite que nous nous y arrêtions quelque peu, sans toutefois traiter ici les considérations relatives à l’étendue avec tous les développements que comporterait ce sujet, qui rentre proprement dans l’étude des conditions de l’existence corporelle. Ce que nous voulons signaler surtout, c’est que la distance de deux points immédiatement voisins, que nous avons été amené à envisager en raison de l’introduction de la continuité dans la représentation géométrique de l’être, peut être regardée comme la limite de l’étendue dans le sens des quantités indéfiniment décroissantes ; en d’autres termes, elle est la plus petite étendue possible, ce après quoi il n’y a plus d’étendue, c’est-à-dire plus de condition spatiale, et on ne pourrait la supprimer sans sortir du domaine d’existence qui est soumis à cette condition. Donc, lorsqu’on divise l’étendue indéfiniment(1), et lorsqu’on pousse cette division aussi loin qu’il est possible, c’est-à-dire jusqu’aux limites de la possibilité spatiale par laquelle la divisibilité est conditionnée (et qui est d’ailleurs indéfinie dans le sens décroissant comme dans le sens croissant), ce n’est pas au point qu’on aboutit comme résultat ultime, mais bien à la distance élémentaire entre deux points. Il résulte de là que, pour qu’il y ait étendue ou condition spatiale, il faut qu’il y ait déjà deux points, et l’étendue (à une dimension) qui est réalisée par leur présence simultanée, et qui est précisément leur distance, constitue un troisième élément qui exprime la relation existant entre ces deux points, les unissant et les séparant à la foi. D’ailleurs, cette distance, en tant qu’on la considère comme une relation, n’est évidemment pas composée de parties, car les parties en lesquelles elle pourrait être résolue, si elle le pouvait, ne seraient que d’autres relations de distance, dont elle est logiquement indépendante, comme, au point de vue numérique, l’unité est indépendante des fractions(2). Ceci est vrai pour une distance quelconque, lorsqu’on ne l’envisage que par rapport aux deux points qui sont ses extrémités, et l’est a fortiori pour une distance infinitésimale, qui n’est nullement une quantité définie, mais qui exprime seulement une relation spatiale entre deux points immédiatement voisins, tels que deux points consécutifs d’une ligne quelconque. D’autre part, les points eux-mêmes, considérés comme extrémités d’une distance, ne sont pas des parties du continu spatial, bien que la relation de distance suppose qu’ils sont envisagés comme situés dans l’espace ; c’est donc, en réalité, la distance qui est le véritable élément spatial.

Par conséquent, on ne peut pas dire, en toute rigueur, que la ligne soit formée de points, et cela se comprend aisément, car, chacun des points étant sans étendue, leur simple addition, même s’ils sont en multitude indéfinie, ne peut jamais former une étendue ; la ligne est en réalité constituée par les distances élémentaires entre ses points consécutifs. De la même façon, et pour une raison semblable, si nous considérons dans un plan une indéfinité de droites parallèles, nous ne pouvons pas dire que le plan est constitué par la réunion de toutes ces droites, ou que celles-ci sont les véritables éléments constitutifs du plan ; les véritables éléments sont les distances de ces droites, distances par lesquelles elles sont des droites distinctes et non confondues, et, si les droites forment le plan en un certain sens, ce n’est pas par elles-mêmes, mais bien par leurs distances, comme il en est pour les points par rapport à chaque droite. De même encore, l’étendue à trois dimensions n’est pas composée d’une indéfinité de plans parallèles, mais des distances entre tous ces plans.

Cependant, l’élément primordial, celui qui existe par lui-même, c’est le point, puisqu’il est présupposé par la distance et que celle-ci n’est qu’une relation ; l’étendue elle-même présuppose donc le point. On peut dire que celui-ci contient en soi une virtualité d’étendue, qu’il ne peut développer qu’en se dédoublant d’abord, pour se poser en quelque façon en face de lui-même, puis en se multipliant (ou mieux en se sous-multipliant) indéfiniment, de telle sorte que l’étendue manifestée procède tout entière de sa différenciation, ou, pour parler plus exactement, de lui-même en tant qu’il se différencie. Cette différenciation n’a d’ailleurs de réalité qu’au point de vue de la manifestation spatiale ; elle est illusoire au regard du point principiel lui-même, qui ne cesse pas par là d’être en soi tel qu’il était, et dont l’unité essentielle ne saurait en être aucunement affectée(3). Le point, considéré en soi, n’est aucunement soumis à la condition spatiale, puisque, au contraire, il en est le principe : c’est lui qui réalise l’espace, qui produit l’étendue par son acte, lequel, dans la condition temporelle (mais dans celle-là seulement), se traduit par le mouvement ; mais, pour réaliser ainsi l’espace, il faut que, par quelqu’une de ses modalités, il se situe lui-même dans cet espace, qui d’ailleurs n’est rien sans lui, et qu’il remplira tout entier du déploiement de ses propres virtualités(4). Il peut, successivement dans la condition temporelle, ou simultanément hors de cette condition (ce qui, disons-le en passant, nous ferait sortir de l’espace ordinaire à trois dimensions)(5), s’identifier, pour les réaliser, à tous les points potentiels de cette étendue, celle-ci étant alors envisagée seulement comme une pure puissance d’être, qui n’est autre que la virtualité totale du point conçue sous son aspect passif, ou comme potentialité, le lieu ou le contenant de toutes les manifestations de son activité, contenant qui actuellement n’est rien, si ce n’est par l’effectuation de son contenu possible(6).

Le point primordial, étant sans dimensions, est aussi sans forme ; il n’est donc pas de l’ordre des existences individuelles ; il ne s’individualise en quelque façon que lorsqu’il se situe dans l’espace, et cela non pas en lui-même, mais seulement par quelqu’une de ses modalités, de sorte que, à vrai dire, ce sont celles-ci qui sont proprement individualisées, et non le point principiel. D’ailleurs, pour qu’il y ait forme, il faut qu’il y ait déjà différenciation, donc multiplicité réalisée dans une certaine mesure, ce qui n’est possible que quand le point s’oppose à lui-même, si l’on peut ainsi parler, par deux ou plusieurs de ses modalités de manifestation spatiale ; et cette opposition est ce qui, au fond, constitue la distance, dont la réalisation est la première effectuation de l’espace, qui n’est sans elle, comme nous venons de le dire, qu’une pure puissance de réceptivité. Remarquons encore que la distance n’existe d’abord que virtuellement ou implicitement dans la forme sphérique dont nous avons parlé plus haut, et qui est celle qui correspond au minimum de différenciation, étant « isotrope » par rapport au point central, sans rien qui distingue une direction particulière par rapport à toutes les autres ; le rayon, qui est ici l’expression de la distance (prise du centre à la périphérie), n’est pas tracé effectivement et ne fait pas partie intégrante de la figure sphérique. La réalisation effective de la distance ne se trouve explicitée que dans la ligne droite, et en tant qu’élément initial et fondamental de celle-ci, comme résultant de la spécification d’une certaine direction déterminée ; dès lors, l’espace ne peut plus être regardé comme « isotrope », et, à ce point de vue, doit être rapporté à deux pôles symétriques (les deux points entre lesquels il y a distance), au lieu de l’être à un centre unique.

Le point qui réalise toute l’étendue, comme nous venons de l’indiquer, s’en fait le centre, en la mesurant selon toutes ses dimensions, par l’extension indéfinie des branches de la croix dans les six directions, ou vers les six points cardinaux de cette étendue. C’est l’« Homme Universel », symbolisé par cette croix, mais non l’homme individuel (celui-ci, en tant que tel, ne pouvant rien atteindre qui soit en dehors de son propre état d’être), qui est véritablement la « mesure de toutes choses », pour employer l’expression de Protagoras que nous avons déjà rappelée ailleurs(7), mais, bien entendu, sans attribuer au sophiste grec lui-même la moindre compréhension de cette interprétation métaphysique(8).