CHAPITRE XXIV
L’Église vieille-catholique

Au début de 1914, on apprenait l’existence à Paris d’une certaine « Église Catholique Française », appelée aussi « Église Gallicane » ; il y avait déjà, d’ailleurs, une autre « Église Gallicane », dirigée par un certain abbé Volet, et possédant un organe intitulé Le Catholique Français ; c’est le propre de ces organisations schismatiques de se multiplier presque indéfiniment, à l’instar des sectes protestantes, et de se faire une concurrence parfois peu loyale. La nouvelle Église était placée provisoirement sous le contrôle de « Mgr Arnold Henri Mathieu, comte de Landave de Thomastown, archevêque vieux-catholique de Londres, métropolitain de Grande-Bretagne et d’Irlande », en attendant la consécration, comme « métropolitain de France et des Colonies », de son vicaire général, « Mgr Pierre René, vidame de Lignières ». Il paraît que, en réalité, ce dernier personnage s’appelait tout simplement Laurain ; mais les dignitaires de cette Église avaient la manie des titres nobiliaires, comme d’autres avaient celle des décorations fantaisistes : c’est ainsi que l’évêque Villatte, dont l’essai de « cultuelle » fit jadis un certain bruit, avait inventé l’« Ordre de la Couronne d’Épines ». Quoi qu’il en soit, il était assez singulier qu’une Église qui se proclamait fièrement « Française et non Romaine », fût soumise, même provisoirement, à l’autorité d’un Anglais ; elle se fit connaître tout d’abord, précisément comme celle de Villatte (passé depuis lors à une Église syrienne sous le nom de Mar Timotheus), par des offres de prêtres schismatiques à des communes qui se trouvaient privées de leurs curés parce que les municipalités avaient eu des difficultés avec les évêques(1). Bientôt, il parut un bulletin intitulé Le Réveil Catholique, qui eut exactement quatre numéros, de mars à août 1914, et dont la publication fut arrêtée par la guerre et par la mobilisation de l’« archevêque métropolitain »(2). Ce bulletin, pour établir la « succession apostolique » de Mgr Mathieu, consacré par Mgr Gérard Gul, archevêque janséniste d’Utrecht, énuméra toute la lignée des archevêques et évêques jansénistes hollandais ; de ceux-ci, et à travers plusieurs intermédiaires, on remontait à Bossuet, puis au cardinal Barberini, neveu du Pape Urbain VIII. On y put voir ensuite la « division religieuse » de la France en un archevêché et huit évêchés « régionnaires » ; plusieurs de ces derniers avaient déjà des titulaires désignés, parmi lesquels deux évêques d’une prétendue « Église Orthodoxe Latine », MM. Giraud, ancien frère lai de la Trappe, et Joanny Bricaud. Celui-ci, qui est fort connu dans les milieux occultistes, se faisait appeler précédemment « S. B. Jean II, Patriarche de l’Église Gnostique Universelle », et il se prétend aujourd’hui le successeur de Papus à la tête de l’« Ordre Martiniste » et de plusieurs autres organisations ; il convient d’ajouter que ces titres lui sont contestés par d’autres occultistes ; il serait d’ailleurs difficile d’énumérer toutes les Églises et tous les Ordres auxquels M. Bricaud a affirmé se rattacher successivement ou même simultanément. Si nous signalons spécialement la présence de cet occultiste dans le personnel de l’Église dont il s’agit ici, c’est que ce fait est encore un exemple des relations qui existent entre une foule de groupements qu’on pourrait croire, à première vue, tout à fait étrangers les uns aux autres. Cependant, il ne fut nullement question du théosophisme et de ses représentants dans l’« Église Catholique Française », qui semble bien n’avoir eu, comme la plupart des autres schismes analogues, qu’une existence éphémère ; c’est dans l’Église vieille-catholique d’Angleterre, qui lui avait donné naissance, que les théosophistes commençaient alors à s’introduire.

Le chef de cette Église vieille-catholique, l’archevêque Mathieu, qui s’appelle en réalité Arnold Harris Matthews, né à Montpellier de parents irlandais, s’était d’abord préparé à recevoir les ordres dans l’Église épiscopalienne d’Écosse ; puis il s’était fait catholique en 1875, et avait été ordonné prêtre à Glasgow en juin 1877. Il abandonna le sacerdoce en juillet 1889, et, en octobre 1890, il prit le nom italien d’Arnoldo Girolamo Povoleri ; il fit même paraître un avis dans le Times pour annoncer ce changement de nom. Il se maria en 1892 ; il se faisait alors appeler le Rév. comte Povoleri di Vicenza, et c’est vers la même époque qu’il prit aussi le titre de comte de Landaff ; ajoutons encore que, récemment, on le vit figurer sous le nom de marquis de Povoleri, en compagnie de son fils et de sa fille, à certaines réceptions de l’impératrice Eugénie à Bayswater, où se rencontrait d’ailleurs une société plutôt mélangée(3). À un certain moment, il sembla se réconcilier avec l’Église Catholique, mais ce ne fut que pour peu de temps : en 1908, M. Mathew (c’est ainsi qu’il orthographiait maintenant son nom) se fit consacrer évêque par le Dr Gérard Gul, qui était à la tête de l’Église vieille-catholique de Hollande, formée des débris du Jansénisme unis à quelques dissidents qui, en 1870, avaient refusé d’accepter le dogme de l’infaillibilité pontificale ; les diverses Églises vieilles-catholiques (y compris celle qui est actuellement dirigée par les théosophistes) reconnaissent seulement le Pape comme « Patriarche et Primat de l’Occident ». Le nouvel évêque consacra à son tour deux autres prêtres anglais dévoyés, MM. Ignace Beale et Arthur Howorth ; et, au bout de trois ans à peine, il fonda une « Église Catholique Orthodoxe d’Occident », répudiant toute subordination vis-à-vis d’Utrecht aussi bien que de Rome. Cette Église prit successivement diverses dénominations, qu’il serait peu utile et peu intéressant d’énumérer toutes, tandis que son chef essayait d’entrer en négociations, tantôt avec le Saint-Siège par le cardinal Merry del Val, tantôt avec l’Église Anglicane par l’archevêque de Canterbury et l’évêque de Londres, tantôt même avec l’Église Orthodoxe d’Orient par l’archevêque de Beyrouth(4) ; enfin, en 1911, il fut formellement excommunié par le Saint-Siège(5).

En 1913, le clergé de l’« Église vieille-catholique de Grande-Bretagne et d’Irlande » (telle était la dénomination qui avait finalement prévalu) s’augmenta de plusieurs membres, tous anciens ministres anglicans et théosophistes plus ou moins en vue : M. James Ingall Wedgwood, secrétaire général de la section anglaise de la Société Théosophique (désigné dans les « vies d’Alcyone » sous le nom de Lomia), M. Rupert Gauntlett, secrétaire d’un « Ordre des Guérisseurs » rattaché à la Société Théosophique, M. Robert King, spécialiste des « consultations psychiques » basées sur l’examen de l’horoscope, et M. Reginald Farrer. En 1915, l’archevêque Mathew, qui ignorait tout du théosophisme, fut épouvanté en s’apercevant que M. Wedgwood et ses associés attendaient la venue d’un nouveau Messie ; il ferma son Église vieille-catholique et offrit sa soumission à Rome, puis se ressaisit presque aussitôt et fonda une « Église Catholique Uniate d’Occident ». Ne pouvant obtenir de M. Mathew la consécration épiscopale qu’il ambitionnait, M. Wedgwood s’adressa, mais vainement, à l’évêque Vernon Herford, qui dirige une sorte de chapelle nestorienne à Oxford ; il fut plus heureux auprès de M. Frederick Samuel Willoughby, consacré par M. Mathew en 1914, et expulsé de l’Église vieille-catholique l’année suivante. M. Willoughby consacra d’abord MM. King et Gauntlett (dont le premier fonda une branche de l’Église vieille-catholique en Écosse), et ensuite, avec l’assistance de ceux-ci, M. Wedgwood, le 13 février 1916 ; dans le courant de cette même année 1916, il devait d’ailleurs faire sa soumission au Saint-Siège. M. Wedgwood partit aussitôt pour l’Australie ; il consacra à Sidney, comme « évêque pour l’Australasie », M. Charles Webster Leadbeater, ancien ministre anglican lui aussi, comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire ; et celui-ci, assisté de M. Wedgwood, consacra à son tour, comme « auxiliaire pour l’Australasie », le « Jongheer » Julian Adrian Mazel, d’origine hollandaise. Le 20 avril 1916, une assemblée des évêques et du clergé de l’Église vieille-catholique de Grande-Bretagne adopta une nouvelle constitution, qui fut publiée sous la signature de M. Wedgwood, et dans laquelle il n’est fait, d’ailleurs, aucune allusion au théosophisme, non plus qu’au futur Messie. En novembre 1918, il y eut encore une autre déclaration de principes, dans laquelle le titre de l’Église vieille-catholique se trouve remplacé par celui d’« Église Catholique Libérale »(A). Cette dernière dénomination nous fait souvenir qu’il y eut aussi en France, il y a une dizaine d’années, un essai d’« Église Catholique Libérale »(6) sous le patronage de quelques occultistes, notamment de M. Albert Jounet, qui est de ceux que l’on rencontre dans beaucoup d’organisations diverses, et parfois peu compatibles entre elles, en apparence tout au moins ; il fut même le fondateur d’une « Alliance Spiritualiste » qui se vantait d’opérer la conciliation de toutes les doctrines, et qui, naturellement, ne réussit guère mieux que le « Congrès de l’Humanité »(7).

Dans le Theosophist d’octobre 1916, Mme Besant, parlant de certains mouvements qui sont destinés, suivant elle, à acquérir une importance mondiale, mentionne parmi eux « le mouvement peu connu appelé vieux-catholique : c’est une Église chrétienne vivante(B), qui croîtra et multipliera avec les années, et qui a un grand avenir devant elle ; elle est vraisemblablement appelée à devenir la future Église de la Chrétienté quand Il viendra ». Dans le même article, il est question de deux autres mouvements, qui sont le « Theosophical Educational Trust », c’est-à-dire l’ensemble des œuvres d’éducation dirigées par la Société Théosophique, et la « Co-Maçonnerie », dont nous parlerons plus loin. C’est la première fois qu’il ait été question officiellement de l’Église vieille-catholique dans un organe théosophiste, et les espoirs que l’on fonde sur cette organisation s’y trouvent nettement définis. Du reste, M. Wedgwood lui-même, qui se montre si réservé dans ses déclarations épiscopales, est au contraire fort explicite devant ses collègues de la Société Théosophique ; en effet, il s’exprime ainsi dans un rapport à la Convention théosophique de 1918 : « L’Église vieille-catholique travaille à répandre les enseignements théosophiques dans les chaires chrétiennes ; et la partie la plus importante de sa tâche consiste à préparer les cœurs et les esprits des hommes à la venue du Grand Instructeur »(8). Le but des théosophistes, en s’emparant de cette Église, est donc bien exactement celui que nous avons indiqué : c’est le même que celui pour lequel ils ont fondé précédemment l’« Ordre de l’Étoile d’Orient », avec cette seule différence que cet Ordre s’adresse à tous sans distinction, tandis que l’Église vieille-catholique est spécialement destinée à attirer ceux qui, sans avoir peut-être de principes religieux bien définis, tiennent cependant à se dire chrétiens et à en conserver au moins toutes les apparences extérieures.

Voici donc la dernière transformation de M. Leadbeater, du moins jusqu’à ce jour, et les nouvelles occupations auxquelles ce « clairvoyant » se livre maintenant : « L’évêque Leadbeater fait des investigations dans le côté occulte de la messe, et il prépare un livre complet sur la science des sacrements(C) Le livre sur la messe sera illustré de diagrammes des divers stades de l’édifice eucharistique (sic), à mesure qu’il prend forme au cours de la messe. Le but et le rôle de chaque partie sont expliqués, et ainsi l’ouvrage ne contiendra pas seulement la théorie et la signification des sacrements, mais aussi la forme complète ou le côté architectural de la chose (sic)… Le principal événement de la semaine pour quelques-uns, à Sidney, est la grand’messe du dimanche matin, à laquelle l’évêque Leadbeater est toujours présent, et généralement officie ou prononce le sermon »(9). Quelle sincérité peut-il y avoir dans tout cela ? La trop grande habileté des chefs théosophistes à dissimuler leurs desseins et à mener de front les entreprises les plus opposées en apparence, pourvu seulement qu’ils pensent pouvoir les faire servir à la réalisation de ces desseins, ne permet assurément pas de se faire là-dessus beaucoup d’illusions.