CHAPITRE XXIX
Rôle politique
de la Société Théosophique
Il nous reste maintenant à parler du rôle politique que joue la Société Théosophique, particulièrement dans l’Inde : ce rôle a été diversement apprécié(1), et il est sans doute difficile de s’en faire une idée très nette, parce qu’il fait partie des choses que les théosophistes tiennent réellement secrètes, beaucoup plus secrètes que leur pseudo-ésotérisme ; ils ont toujours affirmé que, en tant que théosophistes tout au moins, ils ne faisaient pas de politique, alléguant que « leur organisation est essentiellement internationale »(2). Ce rôle existe pourtant, et, si la Société prise dans son ensemble est en effet internationale, sa direction n’en est pas moins devenue purement anglaise ; aussi, quelles qu’aient pu être parfois les apparences, nous avons la conviction, nous pourrions même dire la certitude, que le théosophisme, envisagé sous ce rapport, est surtout un instrument au service de l’impérialisme britannique. Il dut même en être ainsi dès le début, ou à peu près, car des témoins dignes de foi nous ont assuré que Mme Blavatsky, pendant son séjour dans l’Inde, recevait du gouvernement anglais une subvention annuelle assez importante (on nous a indiqué le chiffre de douze mille roupies) : c’était, paraît-il, le prix de certains services rendus contre son pays d’origine ; du reste, elle répudiait volontiers sa qualité de Russe et aimait à se dire Américaine (nous avons vu qu’elle s’était effectivement fait naturaliser en 1878). Hodgson, beaucoup moins compétent en ces matières qu’en ce qui concerne l’étude des phénomènes psychiques, eut donc le plus grand tort de la soupçonner d’être une espionne russe ; et si, comme il y a lieu de le croire, ce soupçon lui fut inspiré par certains fonctionnaires, c’est que ceux-ci n’en savaient pas plus long que lui : la police politique, dans l’Inde, est entièrement en dehors des services administratifs officiels, bien que certains de ses agents appartiennent en même temps à ces derniers ; toujours est-il que le gouvernement, qui devait savoir ce qu’il en était, ne tint aucun compte de l’accusation d’Hodgson. La Société Théosophique, à cette époque déjà, travaillait pour l’Angleterre ; et voici, à ce propos, une note bien significative que Sinnett (lui-même fonctionnaire du gouvernement(A)) inséra dans son premier ouvrage : « Beaucoup de vieux Indiens et plusieurs livres sur la révolte de l’Inde parlent de la manière incompréhensible dont les nouvelles d’événements ayant lieu à distance pénétraient quelquefois dans les bazars des natifs avant qu’elles arrivassent aux Européens, dans les mêmes endroits, malgré l’emploi des moyens de communications les plus rapides dont ils pouvaient disposer. L’explication qui m’a été donnée de ce fait est que les Frères (c’est-à-dire les « Mahâtmâs »), qui à cette époque désiraient conserver le pouvoir britannique parce qu’ils le regardaient comme préférable pour l’Inde à tout autre système de gouvernement venant des natifs, distribuaient rapidement les nouvelles, suivant leurs méthodes particulières, lorsque ces nouvelles étaient de nature à calmer l’excitation populaire et à décourager les nouveaux soulèvements(3). Le sentiment qui les animait alors est le même que celui qui les anime encore aujourd’hui, et le gouvernement agirait sagement en favorisant le développement de l’influence de la Société Théosophique dans l’Inde. Les soupçons qui furent dirigés dans le principe contre ses fondateurs, quoique mal adressés, étaient cependant assez excusables, mais, aujourd’hui que l’on comprend mieux le caractère du mouvement, les fonctionnaires du gouvernement britannique dans l’Inde feraient bien, lorsque l’occasion s’en présente, de montrer de la sympathie pour les promoteurs de la Société, qui ont nécessairement une tâche ingrate à accomplir s’ils sont privés de toute marque de sympathie »(4).
En fait, l’appui moral et financier du gouvernement, sinon de tous ses fonctionnaires, ne fit jamais défaut à la Société Théosophique, non plus que celui de certains princes indigènes dont les sentiments anglophiles sont bien connus. Ainsi, le Mahârâja de Cooch-Behar, haut dignitaire de la Maçonnerie britannique, qui mourut en Angleterre en 1911, était membre de la Société Théosophique ; il en organisa une branche dans la capitale de ses États en 1890, et fut élu en 1893 président de la branche de Darjeeling(5). Il était le gendre de Keshab Chander Sen, fondateur d’une des sectes du Brahma Samâj, appelée « Église de la Nouvelle Dispensation », et qui est peut-être celle dont les tendances vers le Christianisme protestant furent les plus prononcées. Son fils et successeur, le Mahârâja actuel, appartient également à la Maçonnerie anglaise, et il est un des dignitaires de l’Ordre du Secret Monitor, qui en est une dépendance. La Société Théosophique compte également, sinon parmi ses membres, du moins parmi ses protecteurs et bienfaiteurs, le Mahârâja de Kapurthala, autre haut dignitaire de la Maçonnerie britannique, qui, en 1892, fit don d’une somme de deux mille roupies au « Budget commémoratoire de H. P. B.(6), destiné à la publication de traductions orientales »(7). Et, puisque nous venons de faire allusion à la Maçonnerie dans l’Inde, voici un simple fait qui permettra de se rendre compte de ce que peut y être son rôle : le chef de la police secrète indigène était, en 1910, Député Grand-Maître de la Grande Loge de District du Bengale, fonction qu’avait remplie précédemment le Mahârâja de Cooch-Behar.
Naturellement, l’appui gouvernemental prend pour prétexte les œuvres d’éducation qu’a fondées la Société Théosophique ; mais il se justifie surtout, en réalité, par la lutte qu’elle mène, précisément au moyen de ces œuvres, et aussi de diverses autres organisations, contre les institutions traditionnelles hindoues, en particulier contre l’institution des castes, à l’égard de laquelle les Européens ne montrent généralement tant d’hostilité que parce qu’ils sont incapables de comprendre les principes profonds sur lesquels elle repose ; du reste, la civilisation hindoue est tout entière basée sur une tradition qui se rattache à des principes d’ordre purement métaphysique. Bien entendu, les vrais Hindous, qui sont essentiellement traditionalistes, et qui, pour la raison que nous venons de dire, ne peuvent pas ne pas l’être, se gardent bien d’entrer en contact avec un tel milieu, d’autant plus qu’ils ne sauraient pardonner au théosophisme la dénaturation des doctrines orientales ; aussi témoignent-ils un profond mépris à ceux de leurs compatriotes, bien rares d’ailleurs, qui se sont affiliés à cette Société, et qui, par contre, comme ceux qui consentent à entrer dans la Maçonnerie, sont fort bien vus du gouvernement britannique, dont ils obtiennent parfois d’avantageuses situations. C’est ainsi, par exemple, qu’on plaça à la tête du service archéologique du Kashmir, il y a quelques années, le théosophiste J. C. Chatterji, auteur de plusieurs ouvrages(8) qui, malgré leurs titres et leurs prétentions, sont plus souvent inspirés de la philosophie évolutionniste (et très « exotérique ») d’Herbert Spencer que de l’antique doctrine orientale.
Quant à Mme Besant, ses protestations d’amitié à l’égard des Hindous n’ont jamais été prises au sérieux par ceux-ci : dès 1894, à l’époque où elle déclarait encore qu’« être converti au Christianisme est plus mauvais que d’être un sceptique ou un matérialiste », tout en se proclamant elle-même convertie à l’Hindouïsme(9), M. S. C. Mukhopâdyâya écrivait, dans la revue Light of the East, que cet Hindouïsme était du « pur battage », et qu’il n’y avait, autour de cette « Bouddhiste de fantaisie », que quelques centaines de théosophistes à peine sur deux cent cinquante millions d’Hindous ; et, considérant Mme Besant comme un simple agent politique anglais, il concluait en mettant ses compatriotes en garde contre elle, et en leur conseillant de résister plus que jamais à toute intrusion étrangère. Beaucoup plus tard, voici en quels termes, de la plus énergique sévérité, l’œuvre de Mme Besant était jugée par des patriotes hindous : « Mme Besant s’est fait remarquer par beaucoup de choses dans sa vie aventureuse, mais son dernier rôle est celui d’une ennemie subtile et dangereuse du peuple hindou, chez lequel elle voltige comme une chauve-souris dans les ténèbres de la nuit… De même que les sirènes entraînent par leurs chants les hommes à la ruine, cette femme éloquente et douée attire la jeunesse hindoue à sa destruction, par ses paroles mielleuses et mensongères. Le poison de sa parole argentée, bu par ses auditeurs charmés, est plus mortel que le venin du serpent… Depuis l’établissement du “Central Hindu College” à Bénarès, Mme Besant s’est enfoncée de plus en plus dans la fange de l’hypocrisie et du mensonge. Peut-être la passion orgueilleuse de la supériorité imaginaire de sa race a-t-elle vaincu sa ferveur religieuse. Elle a toujours été instable et inconstante dans son attachement aux idées et aux causes. Cette qualité de sa mentalité a amené M. W. T. Stead à la nommer “la femme sans conviction stable”. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’à présent elle est complètement d’accord avec les plans de la caste étrangère qui gouverne les Indes et doit être comptée parmi les ennemis de l’Inde… Quelle est donc la fonction de Mme Besant dans les rangs des agents officiels ? Quelle méthode suit-elle ? On lui a confié la délicate mission de contrôler le système religieux hindou de l’intérieur. Le gouvernement ne peut toucher à notre religion directement et ouvertement. Mais la bureaucratie étrangère ne peut laisser tranquille une organisation aussi vaste et aussi influente, parce qu’elle craint toute institution qui peut unifier la race conquise. Par conséquent, les espions et les imposteurs sont envoyés déguisés pour entrer dans cette citadelle et tromper les gardiens. Mme Annie Besant et ses collègues de Bénarès, comme le Dr Richardson et M. Arundale, sont des impérialistes anglais, qui travaillent avec l’idée de contrôler la vie religieuse hindoue. Ils sont comme des loups dans des peaux de moutons et sont plus à redouter et à condamner que les ennemis brutaux et grossiers de l’Inde… C’est pourquoi elle a traduit la Bhagavad Gîtâ et fondé le “Central Hindu College”(10). Maintenant, elle a consacré toute son énergie à la propagande impérialiste de la Grande-Bretagne »(11). Et, par contre, ceux que ces mêmes patriotes hindous regardent comme des traîtres à leur cause n’ont que des éloges pour Mme Besant et son œuvre : nous n’en voulons pour preuve que le chaleureux plaidoyer publié en leur faveur, en juin 1913, et à l’occasion des procès de Madras, par le Rajput Herald, revue paraissant à Londres, qui se proclame « dévouée à l’Impérialisme » et sur la couverture de laquelle s’étale une carte de « l’Empire sur lequel le soleil luit toujours » (the Empire on which the sun ever shines) ; voilà, certes, une amitié bien compromettante. Du reste, Mme Besant elle-même ne devait-elle pas, en janvier 1914, créer à Adyar un nouveau périodique intitulé The Commonwealth, destiné plus particulièrement à l’Inde, et portant cette devise : « Pour Dieu, la Couronne et le Pays » (For God, Crown and Country) ? Longtemps auparavant, elle se faisait déjà gloire d’avoir obtenu, pour son « Central Hindu College », un portrait signé du roi Edouard VII, moyennant la gracieuse intervention de la princesse de Galles(12) ; et n’est-ce pas elle aussi qui a fait inscrire, dans les statuts de la Co-Maçonnerie britannique, que celle-ci (y compris les Loges de l’Inde) « exige de ses membres la loyauté envers le Souverain »(13) ? On sait en quel sens les Anglais entendent, en matière politique, les termes de « loyauté » et de « loyalisme » ; tout cela est donc parfaitement concluant et ne nous laisserait aucun doute, même si nous n’avions pas eu d’autres informations directes, et toutes concordantes, qui sont encore venues renforcer notre conviction(B).
D’ailleurs, nous pouvons citer quelques textes qui, dans le même ordre d’idées, sont assez édifiants aussi : il y a une dizaine d’années, Mme Besant déclarait, dans une conférence faite à Lahore, « que l’invasion étrangère a souvent servi au développement, et que les Hindous doivent cesser de haïr les Anglais ». Cette déclaration est à rapprocher d’un document un peu plus récent, le serment que doivent prêter les « Frères du Service », c’est-à-dire les adhérents d’une branche de l’« Ordre de Service de la Société Théosophique » qui fut organisée dans l’Inde, vers 1913, « parmi les membres les plus dévoués de la Société », soi-disant « pour faire entrer la Théosophie dans la pratique de la vie, et pour associer la Théosophie à la solution des réformes sociales ». Voici le texte de ce serment, dont le début ne laisse place à aucune équivoque : « Estimant que l’intérêt primordial de l’Inde est de se développer librement sous le pavillon britannique, de s’affranchir de toute coutume qui puisse nuire à l’union de tous les habitants, et de rendre à l’Hindouïsme un peu de flexibilité sociale et de fraternisme vécu, je promets : 1o de ne tenir aucun compte des différences de caste ; 2o de ne pas marier mes fils tant qu’ils sont mineurs, ni mes filles avant qu’elles aient atteint leur dix-septième année ; 3o de donner l’instruction à ma femme et à mes filles, ainsi qu’aux autres femmes de ma famille, autant qu’elles s’y prêteront ; d’encourager l’instruction des filles et de m’opposer à la réclusion de la femme ; 4o d’encourager l’instruction du peuple autant que cela me sera possible ; 5o de ne tenir aucun compte, dans la vie sociale et politique, des différences de couleur et de race ; de faire ce que je pourrai pour favoriser l’entrée libre des races de couleur dans tous les pays, sur le même pied que les émigrants blancs ; 6o de combattre activement tout ostracisme social en ce qui concerne les veuves qui se remarient ; 7o d’encourager l’union des travailleurs dans tous les domaines de progrès spirituel, éducatif, social et politique, sous la direction du Congrès National Hindou »(14). Ce prétendu « Congrès National Hindou », il est bon de le dire, fut créé par l’administration anglaise avec la coopération des théosophistes, si ce n’est même sous leur inspiration, et cela du vivant de Mme Blavatsky : celle-ci a écrit que ce Congrès était « un corps politique avec lequel notre Société n’a rien à faire, quoiqu’il fût organisé par nos membres, indiens et anglo-indiens » ; mais, dans le même article, elle ajoutait un peu plus loin : « Lorsque l’agitation politique commença, le Congrès National convoqué fut modelé d’après notre plan, et conduit principalement par nos membres qui avaient servi comme délégués à notre Convention »(15). Jusqu’à ces derniers temps, ce Congrès est demeuré presque entièrement soumis à l’influence de Mme Besant ; son but véritable était d’endiguer les aspirations à l’autonomie, en leur donnant un semblant de satisfaction, d’ailleurs à peu près complètement illusoire ; le projet de « Home Rule » irlandais (et l’on sait comment il est accueilli) procède exactement de la même politique, qu’on essaie aussi d’appliquer à l’Égypte. Pour en revenir aux « Frères du Service », ce n’est pas une institution comme celle-là qui serait susceptible de donner au théosophisme, même si la chose était possible, un peu de prestige aux yeux des vrais Hindous ; ceux-ci ne sont guère portés à croire à toutes ces billevesées de « progrès » et de « fraternisme », non plus qu’aux bienfaits de l’« instruction obligatoire », ils se soucient fort peu de faire de leurs femmes et de leurs filles des « suffragettes » (c’est le but avoué des Loges « co-maçonniques » dans l’Inde aussi bien qu’en Europe et en Amérique), et ils ne consentiront jamais à se laisser persuader, sous prétexte d’« assimilation » à leurs dominateurs étrangers, de fouler aux pieds leurs coutumes les plus sacrées : l’engagement « de ne tenir aucun compte des différences de caste » équivaut, pour un Hindou, à une véritable abjuration.
Mais il y a mieux encore, et, au procès de Madras, Mme Besant, pour impressionner favorablement les juges, ne craignit pas de faire étalage de quelques-uns au moins des services qu’elle avait rendus au gouvernement, en prétendant qu’il fallait y voir le véritable motif de la campagne dirigée contre elle. Dans le mémoire qu’elle déposa pour sa défense, nous lisons ce qui suit : « La défenderesse expose que cette instance a été entreprise pour des motifs politiques et une malveillance personnelle à l’effet de porter atteinte à la défenderesse, en vertu d’un complot élaboré pour détruire sa vie ou sa réputation, parce qu’elle avait retenu la population studieuse de l’Inde de participer aux complots des “Extrémistes” et s’est efforcée de leur inspirer le loyalisme à l’Empire. Depuis qu’elle est intervenue pour mettre fin aux exercices de garçons faits en secret et au rassemblement d’armes dans le Mahârâshtra, pendant la vice-royauté de Lord Curzon, elle a été considérée comme un obstacle à toute propagande de violence parmi les étudiants et sa vie même a été menacée à la fois aux Indes et en Europe… La défenderesse demande que ces jeunes gens (ses deux pupilles) soient protégés par la Cour contre ce renouvellement d’influences qui les feraient haïr les Anglais, au lieu de les aimer et de leur être dévoués comme ils le sont aujourd’hui, et qui en feraient de mauvais citoyens »(16). D’autre part, voici le début d’un exposé des causes du procès, rédigé par M. Arundale : « On ne saurait comprendre le procès intenté contre Mme Besant si on le considère comme étant un fait isolé, au lieu de le considérer comme faisant partie d’un mouvement commencé depuis longtemps et ayant pour but de détruire l’influence qu’elle exerce sur la jeunesse dans l’Inde, car cette influence, elle l’a toujours exercée pour empêcher la jeunesse de prendre part à toute violence politique et pour empêcher les jeunes gens de s’affilier aux nombreuses sociétés secrètes qui actuellement constituent le véritable danger dans l’Inde. La campagne contre Mme Besant avait été commencée par le fameux Krishnavarma, qui dans son journal conseillait de l’assassiner, car il la considérait comme le plus grand obstacle pour le parti extrémiste(17). Les attaques de M. Tilak dans l’Inde, sans aller jusqu’à conseiller d’assassiner Mme Besant, avaient pour but de détruire son influence sur les jeunes Hindous. Le mouvement extrémiste avait à sa tête des hommes d’une orthodoxie stricte, tels que les deux leaders principaux, Arabindo Ghosh et Tilak. M. Ghosh se trouve actuellement dans l’Inde française et M. Tilak est en prison. Les journaux de M. Tilak ont néanmoins continué leurs attaques contre Mme Besant, et dans Madras même le Hindu y a collaboré tant qu’il a pu »(18). Et voici encore la conclusion du même exposé : « Quelle que soit l’issue de ce procès, il n’y a aucun doute que si le complot contre Mme Besant réussit à détruire son influence dans l’Inde, l’un des principaux facteurs de rapprochement entre l’Angleterre et l’Inde aura disparu »(19).
Au fond, ce n’est pas précisément le gouvernement britannique qui est à blâmer de se servir de pareils auxiliaires, qu’il est toujours possible, d’ailleurs, de désavouer s’ils deviennent gênants ou commettent quelque maladresse : lors du procès de Madras, le 7 mai 1913, le Times émettait le vœu « que le gouvernement se garde de donner son approbation, ou même aucun semblant d’approbation, au mouvement théosophiste », ce qui sous-entendait, pour quiconque est au courant, qu’il l’avait effectivement approuvé et favorisé jusque-là. Du reste, dans une lettre écrite en réponse à cet article, et qui fut insérée dès le 9 mai, M. Wedgwood eut soin de rappeler qu’« il a été reconnu par de hauts fonctionnaires de l’Inde que l’influence de la Société Théosophique et le travail personnel de Mme Besant dans l’Inde ont été des plus efficaces pour inspirer à la jeunesse hindoue des sentiments de fidélité envers le gouvernement anglais ». Ce sont là des moyens politiques qui, si répugnants qu’ils puissent paraître à certains, sont en tous pays d’un usage plus ou moins courant : c’est ainsi que, il y a quelques années, on introduisit en Bohême diverses organisations occultes, dans lesquelles on s’efforçait de faire entrer les patriotes tchèques qui étaient particulièrement suspects au gouvernement de Vienne ; or l’un des chefs de ces organisations était tout simplement le directeur de la police secrète autrichienne ; l’histoire contemporaine de l’occultisme en Russie fournirait aussi de bien curieux exemples de faits plus ou moins similaires. Ceux qui sont blâmables en pareil cas, ce sont les gens qui consentent à se charger de ce rôle peu honorable, et qui n’est pas toujours exempt de tout danger : nous venons de voir Mme Besant se plaindre que sa vie ait été menacée, et si, en fait, il n’y a jamais eu contre elle aucun attentat véritable, il n’en est pas moins vrai que, malgré toutes les précautions dont elle s’entoure, il lui est arrivé de recevoir des pierres au cours de ses tournées dans l’Inde. On a bien essayé, en 1916, pour la réhabiliter aux yeux des Hindous et donner à ceux-ci quelque confiance en elle, d’un simulacre d’internement dans sa propre villa de Gulistan, ce qui ne l’empêcha d’ailleurs nullement d’y tenir des réunions ; mais cette ruse assez grossière ne put tromper personne, et il n’y a qu’en Europe que quelques-uns ont cru que cette mesure avait été motivée par un changement réel dans l’attitude politique de Mme Besant(C). On peut comprendre maintenant pourquoi certains Hindous associent volontiers son nom à celui de Rudyard Kipling, qui est assurément un grand écrivain (et Mme Besant n’est pas non plus dépourvue de tout talent), mais que diverses aventures qui font peu d’honneur à son caractère empêchent de retourner dans son pays natal ; et il y a cette circonstance aggravante, que tous deux sont d’origine irlandaise. Puisque nous parlons de Rudyard Kipling, nous signalerons qu’il a écrit un roman intitulé Kim, qui, à quelques détails près, peut être regardé comme une véritable autobiographie ; en particulier, ce qui y est rapporté sur la rivalité des Russes et des Anglais dans les régions septentrionales de l’Inde est rigoureusement historique. On y trouve aussi, entre autres choses, de curieux détails sur l’organisation de l’espionnage politique, et sur l’utilisation par les Anglais, à cet effet, d’une société secrète appelée Sat Bhai (Les Sept Frères) ; cette société existe bien réellement, et elle fut introduite en Angleterre par des officiers de l’armée des Indes en 1875, l’année même où fut fondée la Société Théosophique(D).
Il va sans dire que, si la duplicité des chefs du mouvement théosophiste ne fait pour nous aucun doute, la bonne foi de la plupart de ceux qui les suivent, surtout de ceux qui n’appartiennent pas à la nationalité anglaise, est tout à fait hors de question ; dans tous les milieux de ce genre, il faut toujours savoir distinguer entre les charlatans et leurs dupes, et, si l’on ne peut avoir que du mépris pour les uns, on doit plaindre les autres, qui forment la grande masse, et s’efforcer de les éclairer s’il en est temps encore, et si leur aveuglement n’est pas irrémédiable. Pendant que nous sommes sur ce chapitre, nous citerons encore un passage tout à fait remarquable, extrait d’un ouvrage relatif aux fameuses « vies d’Alcyone » : « Lorsque la famille ne suit pas la loi naturelle (en se groupant autour du père et de la mère), c’est le désordre. Il en est de même pour les nations du monde ; il doit y avoir la nation-père et la nation-mère, vivant dans une parfaite harmonie, ou c’est la guerre. La nation qui demain dirigera, celle qui remplira dans le monde un rôle semblable à celui de Manou, du père, sera probablement l’Angleterre ; du côté mère, ou Bodhisattwa, nous aurons les Indes. C’est de cette façon que le Manou et le Bodhisattwa s’appliqueront bientôt à remettre de l’ordre dans le monde en ce qui concerne les nations »(20). Traduit en langage clair, ce passage signifie ceci : tandis que l’Inde, sous la domination anglaise, devra se contenter d’un rôle « spirituel » consistant à fournir, en la personne de Krishnamurti, un « support » à la manifestation du « Grand Instructeur » attendu, l’Angleterre est appelée à dicter ses lois au monde entier (le rôle essentiel du Manou est, en effet, le rôle de législateur). Ce sera bien la réalisation des « États-Unis du Monde », mais sous l’égide de la « nation dirigeante » et à son profit exclusif ; ainsi, l’internationalisme des chefs du théosophisme, c’est bien, tout simplement, l’impérialisme britannique porté à son degré le plus extrême, et, après tout, cela se comprend jusqu’à un certain point ; mais que penser de l’inconcevable naïveté des théosophistes français, qui acceptent avec docilité et répètent avec un servile empressement de semblables « enseignements » ?
La conception des rapports de l’Angleterre et de l’Inde, telle que nous venons de la voir formulée, n’est pas toute nouvelle, et Mme Besant n’a même pas le mérite de l’avoir inventée. En effet, dans la Voie Parfaite d’Anna Kingsford et Edward Maitland, nous lisons ce qui suit : « Puisque de l’union spirituelle dans la foi unique de Bouddha et du Christ naîtra la future rédemption du monde, les relations entre les deux peuples par lesquels, sur le plan physique, cette union doit être effectuée, deviennent un sujet d’une importance et d’un intérêt spéciaux. Envisagée sous cet aspect, la connexion qui existe entre l’Angleterre et l’Inde s’élève de la sphère politique à la sphère spirituelle »(21). Les auteurs, chez qui nous avons déjà noté l’idée que le Bouddhisme et le Christianisme sont comme les deux éléments complémentaires d’une même religion, ont seulement oublié que le Bouddhisme a, depuis bien longtemps, cessé d’exister dans l’Inde ; mais voyons un peu plus loin : « Dans cette prévision de l’avenir imminent(22) doit se trouver le fil conducteur de la politique spirituelle du monde. Transportés du plan mystique au plan terrestre, les “rois de l’Orient” (allusion aux Rois-Mages de l’Évangile) sont ceux qui possèdent la souveraineté politique sur les provinces de l’Hindoustan. Sur le plan personnel, ce titre implique ceux qui possèdent la connaissance “magique”, ou les clefs du royaume de l’Esprit ; avoir celui-ci, c’est être Mage. Dans l’un et l’autre de ces deux sens, le titre nous appartient désormais. De l’un des principaux dépôts de cette connaissance magique, la Bible, notre pays a été longtemps le gardien et le champion principal(23). Pendant trois siècles et demi, une période qui rappelle le mystique “un temps, des temps et la moitié d’un temps”(24), et aussi l’“année d’années”(25)(E) du héros solaire Énoch, la Grande-Bretagne a amoureusement et fidèlement, quoique inintelligemment, chéri la Lettre qui maintenant, par la découverte de l’interprétation(26), est, comme son prototype (allusion à l’Ascension du Christ), “transportée” sur le plan de l’Esprit. Possédant ainsi la Gnose, dans sa substance aussi bien que dans sa forme, notre pays sera prêt pour la souveraineté plus élevée, parce que spirituelle, à laquelle il est destiné, et qui survivra à son empire matériel… Donc, tout ce qui tend à unir l’Angleterre à l’Orient est du Christ, et tout ce qui tend à les séparer est de l’Antéchrist »(27).
Toute cette histoire, et plus spécialement cette dernière citation, nous rappelle une étrange coïncidence : Éliphas Lévi, qui mourut en 1875, avait annoncé qu’en 1879, c’est-à-dire au moment même où Mme Blavatsky devait fixer dans l’Inde le siège de sa Société, un nouveau « Royaume Universel » politique et religieux serait établi, que ce Royaume appartiendrait « à celui qui aurait les clefs de l’Orient », et que ces clefs seraient possédées « par la nation qui a la vie et l’activité la plus intelligente ». Cette prédiction était contenue dans un manuscrit qui était en la possession d’un occultiste de Marseille, élève d’Éliphas Lévi, le baron Spedalieri ; celui-ci le donna précisément à Edward Maitland, de sorte qu’il n’est pas douteux que c’est là qu’il faut chercher l’inspiration des lignes que nous venons de reproduire. Ajoutons qu’une lettre fort élogieuse de Spedalieri, ne parlant de rien moins que de « miracles d’interprétation », fut insérée dans la préface de la seconde édition de la Voie Parfaite ; sans en nommer l’auteur, on le désignait comme « l’ami, disciple et héritier littéraire du célèbre mage, feu l’abbé Constant (Éliphas Lévi), ce qui sera pour tous les initiés une suffisante indication de sa personnalité ». Plus tard, Maitland remit le manuscrit d’Éliphas Lévi au Dr Wynn Westcott, Supreme Magus de la Societas Rosicruciana in Anglia, et ce dernier le publia enfin en 1896 sous ce titre : The Magical Ritual of the Sanctum Regnum(F). Naturellement, les Anglais, qui ont volontiers, comme les Allemands, la prétention de constituer la « race supérieure », devaient être tentés d’appliquer la prédiction à leur nation, dominatrice de l’Inde (si Éliphas Lévi lui-même, bien que Français, ne l’avait déjà fait dans sa pensée), et nous venons de voir qu’ils n’y ont pas manqué ; mais les clefs matérielles de l’Orient ne suffisaient pas, il fallait aussi les clefs intellectuelles et spirituelles, et, s’ils ont compté sur la Société Théosophique pour en obtenir la possession, on doit reconnaître qu’ils se sont singulièrement trompés, tout autant que si, pour parvenir à la connaissance du véritable esprit de la Bible et de l’Évangile, ils ont compté sur le nouveau « Christianisme ésotérique », que ce soit d’ailleurs celui d’Anna Kingsford ou celui de Mme Besant.
Bien entendu, en mentionnant ici la prédiction d’Éliphas Lévi, nous ne voulons pas dire qu’il faille lui attribuer une importance extraordinaire, mais seulement que certains Anglais qui la connaissaient ont pu effectivement la prendre au sérieux et même tenter d’en aider la réalisation ; du reste, pour juger cette prédiction à sa juste valeur, il faudrait en connaître l’inspiration réelle, et ce qu’il y a de certain, c’est que son auteur avait des relations dans des milieux britanniques où l’on alliait l’occultisme à la diplomatie(28). D’un autre côté, les théosophistes, comme on l’a vu plus haut, prétendent que le dernier quart de chaque siècle est tout particulièrement favorable à certaines manifestations occultes, qu’ils attribuent naturellement à l’action de leur « Grande Loge Blanche » ; quoi qu’il en soit de cette assertion, inacceptable pour nous sous la forme qu’ils lui donnent, il n’en est pas moins vrai que 1875 et les années qui suivirent marquent effectivement le point de départ de beaucoup d’activités assez énigmatiques : outre celles que nous avons déjà eu l’occasion de signaler, à commencer par la Société Théosophique elle-même(29), nous indiquerons encore un Ordre dit des « Frères de Lumière » (Fratres Lucis)(30), institué par un Israélite anglais nommé Maurice Vidal Portman, orientaliste et homme politique, qui, en 1876, faisait partie de l’entourage de Lord Lytton, alors vice-roi des Indes. On déclara d’ailleurs, comme il est presque toujours d’usage en pareil cas, qu’il ne s’agissait là que de la reconstitution d’un ancien Ordre du même nom, qui aurait été fondé à Florence en 1498 ; et, dans certains milieux théosophistes (ce qui prouve encore que tout cela se tient et s’enchaîne), on affirma même que « Swedenborg, Pasqualis(31), Saint-Martin, Cazotte et plus tard Éliphas Lévi avaient été affiliés à l’Ordre des Fratres Lucis, tandis que Saint-Germain, Mesmer, Cagliostro et peut-être Ragon(32) appartinrent à une branche égyptienne de la même Fraternité », en ajoutant avec quelque acrimonie que cette dernière branche « n’a rien de commun, bien entendu, avec certaine F. H. de Luxor (la H. B. of L.) d’invention anglo-américaine et toute récente »(33). Comme on assure d’autre part que le comte de Saint-Germain et Mme Blavatsky furent des envoyés d’un même centre(34), et comme cette dernière avait précisément séjourné en Égypte, on a sans doute voulu donner à entendre qu’elle aussi était rattachée aux Fratres Lucis, et que ceux-ci (qui doivent naturellement avoir pour antithèse ceux qu’elle appelle les « Frères de l’Ombre ») auraient été une émanation directe de la « Grande Loge Blanche ». C’est là une façon bien fantaisiste d’écrire l’histoire ; pour revenir à des choses plus sérieuses, nous dirons que Lord Lytton, dont nous venons de rencontrer le nom à propos des Fratres Lucis, est le célèbre auteur de Zanoni, de l’Étrange Histoire et de la Race Future (où les théosophistes ont puisé quelques inspirations, et notamment l’idée de la force mystérieuse appelée vril) ; il fut « Grand Patron » (c’est-à-dire président d’honneur) de la Societas Rosicruciana, et son fils fut ambassadeur d’Angleterre à Paris. Ce n’est sans doute pas par un simple hasard que ce nom de Lytton se retrouve à chaque instant mêlé à l’histoire de l’occultisme ; c’est justement chez une personne appartenant à la même famille qu’Éliphas Lévi fit, à Londres, certaine évocation d’Apollonius de Tyane qu’il a décrite dans son Dogme et Rituel de la Haute Magie, et dont le but était, paraît-il, la connaissance d’un secret social important(G). Tous ces rapprochements sont susceptibles d’offrir un grand intérêt à ceux qui voudraient étudier les dessous politiques, ou politico-religieux, de l’occultisme contemporain et des organisations qui s’y rattachent de près ou de loin, dessous qui sont certainement plus dignes d’attention que tout l’appareil fantasmagorique dont on a jugé bon de s’entourer pour mieux les dissimuler aux yeux des « profanes ».