Décembre 1946

Luzac and Co., London.

Ce volume est un nouveau recueil d’études « sur la vue traditionnelle ou normale de l’art » constituant une deuxième série qui fait suite à Why exhibit Works of Art ? dont nous avons parlé il y a quelque temps (no de juin-juillet 1946). La plupart des chapitres qui le composent avaient déjà paru précédemment en articles séparés dans diverses publications, et il en est un certain nombre que nous avons signalés alors ; pour ceux-là, nous nous bornerons donc à renvoyer aux numéros de la revue où il en a été question. — Dans le premier chapitre, qui donne son titre au volume, M. Coomaraswamy proteste de nouveau contre la conception « esthétique » et contre la prétention de l’appliquer à l’interprétation et à l’appréciation de l’art des autres époques et des autres peuples : tandis que ceux-ci voyaient avant tout dans l’art un certain genre de connaissance, les modernes l’ont réduit à n’être plus qu’une affaire de sentiment, et ils ont inventé une théorie de l’art qui, au lieu d’être une « rhétorique » au sens où l’entendaient les anciens, n’est plus à proprement parler qu’une « sophistique ». C’est ainsi que ce qui était autrefois de véritables « figures de pensée », c’est-à-dire des symboles adéquats aux idées qu’il s’agissait d’exprimer, n’est plus regardé aujourd’hui que comme de simples « figures de mots », uniquement destinées à provoquer certaines émotions ; et ce qui est vrai à cet égard pour les arts de la parole peut être étendu à toutes les autres formes de l’art, qui ont été également vidées de toute signification réelle. Au lieu de s’efforcer de comprendre les œuvres d’art, c’est-à-dire en somme de les prendre comme les « supports de contemplation » qu’elles doivent être normalement, les modernes n’y recherchent plus que l’occasion de ce qu’ils appellent un « plaisir esthétique désintéressé », ce qui est d’ailleurs une contradiction dans les termes ; et c’est en partant de cette façon de voir qu’ils enseignent ce qu’ils prétendent être l’« histoire de l’art », mais qui n’a en réalité aucun rapport avec ce à quoi ils veulent ainsi appliquer leur propre conception comme si elle avait été celle de tous les hommes. La conception traditionnelle, à laquelle il faudrait nécessairement revenir pour pouvoir comprendre l’art des autres peuples, est expliquée ici à l’aide de références tirées surtout de Platon (qui n’est d’ailleurs en cela que l’interprète de la Philosophia perennis) et de la doctrine hindoue, et dont la comparaison montre bien que cette conception fut partout et toujours la même, en Occident aussi bien qu’en Orient. — Vient ensuite The Mediaeval Theory of Beauty (voir nos d’octobre 1935 et d’octobre 1938). — Ornament (voir no de mai 1946). — Ars sine scientia nihil (voir également no de mai 1946). — The Meeting of Eyes est une note sur certains portraits, et notamment des portraits du Christ, dont les yeux semblent toujours regarder directement le spectateur, quelque position qu’il occupe, et le suivre lorsqu’il se déplace (avec référence plus particulière à ce que Nicolas de Cusa dit à ce sujet dans son De visione Dei). Il ne s’agit pas là d’un effet en quelque sorte accidentel, mais d’une véritable nécessité de l’iconographie : « si les yeux d’un Dieu qui voit tout doivent être représentés vraiment et correctement, ils doivent apparaître comme voyant tout » ; et ainsi cet effet est un exemple de l’integritas sive perfectio dont saint Thomas d’Aquin fait une des conditions de la beauté. — Shaker Furniture montre, d’après un ouvrage publié récemment sous ce titre, les résultats obtenus, au point de vue de l’art, par une communauté qui s’efforça d’appliquer à toutes choses les principes de la doctrine chrétienne, et comment de simples menuisiers, en fabriquant des meubles aussi parfaitement adaptés que possible à leur usage et dont l’ornementation excluait toute superfluité, retrouvèrent spontanément une conception conforme à la « vue normale de l’art » et en particulier à celle du Christianisme médiéval, alors que l’imitation voulue de l’art des autres époques n’arrive jamais à en produire que de véritables caricatures. — Literary Symbolism explique, avec de nombreux exemples à l’appui, le fait que les mots ont une signification simultanément sur plusieurs « niveaux de référence » différents, ce qui rend possible et valable leur emploi figuré ou plus précisément symbolique, « le symbolisme adéquat pouvant être défini comme la représentation d’une réalité sur un certain niveau de référence par une réalité correspondante sur un autre ». Seulement, pour comprendre le langage traditionnel des symboles, il faut bien se garder de toute interprétation « subjective » ; il s’agit là de quelque chose qui ne s’improvise pas et dont l’étude, pour de multiples raisons, est même loin d’être aisée ; et il ne faut pas oublier que ce langage est en réalité « la langue universelle, et universellement intelligible, dans laquelle les plus hautes vérités ont toujours été exprimées ». — Dans Intention, l’auteur défend la méthode de critique des œuvres d’art qui prend en considération le rapport de l’intention au résultat, ou, en d’autres termes, qui examine si l’artiste a bien réalisé ce qu’il s’est proposé de faire. Quant à la critique de l’intention elle-même, elle n’a rien à voir avec la valeur de l’œuvre d’art comme telle, et elle ne peut procéder que d’un point de vue, moral ou autre, qui diffère entièrement de celui de l’appréciation artistique. — Imitation, Expression, and Participation (voir no de mai 1946). — The Intellectual Operation in Indian Art (voir no de décembre 1935). — The Nature of Buddhist Art (voir no de mars 1938). — Samvêga, « Aesthetic Shock », est l’explication d’un terme pâli employé fréquemment pour désigner « le choc ou l’étonnement qui peut être ressenti quand la perception d’une œuvre d’art devient une expérience sérieuse », fournissant le point de départ à une réflexion qui peut amener dans l’être un changement profond ; les effets d’un tel choc ne peuvent d’ailleurs s’expliquer entièrement qu’en faisant appel à la doctrine platonicienne et indienne de la « réminiscence ». — An Early Passage on Indian Painting est un texte de l’Atthasâlinî répondant à la question : « Comment la pensée produit-elle ses divers effets » et où de nombreux termes techniques sont introduits par une sorte de jeu de mot sur chitta, « pensée », et chitta (en sanscrit : chitra), « peinture ». — Some References to Pictorial Relief est une comparaison de plusieurs textes grecs et indiens dans lesquels il est parlé en termes presque identiques de la représentation du relief en peinture. — Primitive Mentality est le texte anglais de l’étude parue ici même dans le numéro spécial sur le Folklore (août-septembre-octobre 1939). — Dans Notes on « Savage » Art, il est montré, par des citations de deux ouvrages concernant l’art de la Nouvelle-Guinée et celui des îles Marquises, à quel point, chez ces peuples soi-disant « sauvages », tout le travail des artisans avait un caractère strictement traditionnel et rituel, avant que l’influence européenne n’y soit venue tout détruire sous prétexte de « civilisation ». — Symptom, Diagnosis, and Regimen (voir no de mai 1946). — Enfin, On the Life of Symbols qui termine le volume, est la traduction de la conclusion de l’ouvrage de Walter Andrae, Die ionische Säule, Bauform oder Symbol ? où il est encore insisté sur la valeur symbolique qu’avait essentiellement à l’origine tout ce qu’on ne regarde plus aujourd’hui que comme simple « ornement », parce qu’on a oublié ou méconnu la signification profonde qui en faisait proprement « l’image d’une vérité spirituelle ».

Orientalia, New York.

M. Coomaraswamy a réuni dans cette brochure trois études distinctes, dans la première desquelles il s’est proposé de montrer, par l’exemple de l’Inde, comment, « dans un ordre social traditionnel, les institutions représentent une application des doctrines métaphysiques à des circonstances contingentes », de telle sorte que tout y a une raison d’être, non pas simplement biologique ou psychologique, mais véritablement métaphysique. Il examine successivement à ce point de vue le quadruple but de la vie humaine (purushârtha), l’institution des quatre âshramas, la notion de dharma avec tout ce qu’elle implique, et enfin, en connexion avec le swadharma, l’institution des castes, avec le caractère de « vocation » qu’y revêt essentiellement l’exercice de toute profession quelle qu’elle soit, ainsi que le caractère sacré et rituel qu’a nécessairement toute activité là où les castes elles-mêmes sont considérées comme « nées du Sacrifice », si bien que le point de vue profane ne s’y rencontre nulle part, et que la vie tout entière y apparaît comme l’accomplissement d’un rituel dans lequel il n’est rien qui soit dépourvu de signification. — Dans la seconde étude, l’auteur, après avoir tout d’abord cité diverses critiques adressées à la civilisation moderne par des Occidentaux eux-mêmes aussi bien que par des Orientaux, fait ressortir les effets destructeurs qu’a inévitablement l’influence européenne dans un pays qui, comme l’Inde, possède encore une civilisation traditionnelle ; et ces effets ne s’exercent pas seulement dans le domaine proprement intellectuel, mais tout aussi bien dans l’ordre social lui-même, où l’influence dont il s’agit tend avant tout à renverser l’organisation dans laquelle, comme il a été dit tout à l’heure, toute profession est proprement une « vocation », organisation qui, ainsi que l’a très justement fait remarquer A. M. Hocart, est effectivement incompatible avec le système industriel de l’Occident moderne. C’est contre la conception même de la vie impliquée par ce système qu’il est nécessaire de réagir en premier lieu si l’on veut éviter une catastrophe irrémédiable ; et il n’est certes pas souhaitable de continuer, sous prétexte de « progrès », à avancer dans la même direction quand on se trouve au bord d’un précipice. — Enfin, dans la dernière étude, M. Coomaraswamy expose que l’antithèse de l’Orient et de l’Occident, telle qu’elle se présente actuellement, ne doit pas être entendue en un sens simplement géographique, mais qu’elle est, en réalité, celle de l’esprit traditionnel et de l’esprit moderne, ce qui est, au fond, une question de temps beaucoup plus que de lieux, puisque, tant que l’Occident eut une civilisation normale et comparable à toutes les autres, une telle opposition ne pouvait exister en aucune façon. Pour faire disparaître cette opposition, la bonne volonté et la « philanthropie » ne suffisent certes pas, surtout dans un état de choses où ce qui est considéré comme « bon » ou comme « mauvais » manque également de principe et n’est basé en définitive que sur une conception toute quantitative de la vie ; ce qu’il faut avant tout, c’est la compréhension, car c’est par là seulement que tout peut être résolu, y compris les questions politiques et économiques qui ne sont, en réalité, que les plus extérieures et les moins importantes. Ici, l’auteur revient à la conception de la « vocation », c’est-à-dire de la détermination des occupations, non par un choix arbitraire ou par des considérations de profit ou d’ambition, mais par la propre nature de chacun, permettant par là même à tout homme de travailler à sa propre perfection en même temps qu’à celle des produits de son métier ; le problème de la restauration de cette conception, qui devrait être résolu en premier lieu pour sortir du désordre actuel, ne peut l’être que par la compréhension des principes sur lesquels repose l’organisation traditionnelle des castes. Il va de soi, d’ailleurs, qu’un effort de rapprochement ne peut venir que du côté de l’Occident, puisque c’est celui-ci qui a abandonné les normes autrefois communes, tandis que l’Orient y adhère encore en grande majorité ; et c’est seulement avec cet Orient traditionnel que l’Occident pourrait coopérer, tandis que, avec l’Orient modernisé, il ne pourrait jamais qu’être en rivalité. Quand l’Occident aura retrouvé son « Soi », qui est aussi le « Soi » de tous les autres hommes, le problème de comprendre l’Orient aura été résolu en même temps, et il ne restera plus que la tâche de mettre en pratique ce qui aura été compris ; l’autre terme de l’alternative est une réduction du monde entier à l’état présent de l’Europe ; il s’agit finalement de choisir entre un mouvement délibérément dirigé vers une destinée prévue, et une soumission passive à une inexorable fatalité.

The Sower Press, Plainfield, New Jersey.

Cette brochure constitue un excellent résumé de la doctrine chrétienne de l’art, principalement telle qu’elle a été exposée par saint Thomas d’Aquin : partant de la définition donnée par celui-ci, l’auteur insiste sur le fait que l’art est avant tout une chose intellectuelle, bien qu’il implique aussi la volonté, sans quoi l’œuvre d’art ne serait jamais réalisée ; la volonté de l’artiste joue ici le rôle d’une cause efficiente, mais la cause formelle est l’idée conçue dans son intellect. D’autre part, l’art, qui est proprement ce par quoi l’artiste travaille, habitus intellectuel permanent ou verbe intérieur conçu intelligiblement, concerne la fabrication de toutes choses, et non pas seulement de telle ou telle classe particulière de choses comme le pensent généralement les modernes. Un autre point essentiel, c’est que l’homme comme artiste imite Dieu en tant qu’il est l’Artiste par excellence, et que le Verbe divin, « par qui toutes choses ont été faites », est le véritable archétype du verbe ou de l’idée résidant dans l’esprit de l’artiste humain. Quant au but de l’art, il est la production de choses utiles, mais à la condition d’entendre cette utilité dans son sens le plus large, comme s’appliquant à tout ce qui peut servir d’une façon quelconque les fins de l’homme, spirituellement aussi bien que matériellement. Après une digression sur la beauté, qui doit être considérée comme un « transcendantal », et non comme une prérogative spéciale des œuvres d’art, l’auteur passe à ce qu’il appelle très justement les « aberrations modernes », opposées à cette conception normale de l’art, et il termine en envisageant la possibilité d’un « retour à la norme » au point de vue plus spécial du Catholicisme. Nous n’aurions de réserves à faire que sur un point : tout en reconnaissant naturellement la conformité de la conception chrétienne avec toute vue traditionnelle de l’art, M. Shewring paraît avoir une tendance à revendiquer comme proprement chrétien tout ce qui, en réalité, est traditionnel au sens universel de ce mot ; on pourrait même se demander s’il ne va pas jusqu’à attribuer à la « raison naturelle » tout ce qui n’est pas le Christianisme, alors qu’au contraire toute tradition, quelle qu’elle soit, a au même titre le caractère surnaturel et supra-humain, sans quoi elle ne mériterait nullement ce nom et ne dépasserait pas le niveau de la simple « philosophie » profane. Tant que M. Shewring s’en tient au domaine de sa propre forme traditionnelle, ce qu’il dit est parfait, mais sans doute est-il encore assez loin de concevoir l’unité essentielle de toutes les traditions, et c’est dommage, car cela lui permettrait assurément de donner aux idées qu’il expose une tout autre ampleur et d’en étendre considérablement la portée par la reconnaissance de leur valeur vraiment universelle.