CHAPITRE XII
Les deux chaos

Parmi les distinctions qui, suivant ce que nous avons exposé dans le chapitre précédent, se fondent sur la considération d’une condition d’existence, une des plus importantes, et nous pourrions sans doute même dire la plus importante de toutes, est celle des états formels et des états informels, parce qu’elle n’est pas autre chose, métaphysiquement, qu’un des aspects de la distinction de l’individuel et de l’universel, ce dernier étant regardé comme comprenant à la fois la non-manifestation et la manifestation informelle, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs(1). En effet, la forme est une condition particulière de certains modes de la manifestation, et c’est à ce titre qu’elle est, notamment, une des conditions de l’existence dans l’état humain ; mais, en même temps, elle est proprement, d’une façon générale, le mode de limitation qui caractérise l’existence individuelle, qui peut lui servir en quelque sorte de définition. Il doit être bien entendu, d’ailleurs, que cette forme n’est pas nécessairement déterminée comme spatiale et temporelle, ainsi qu’elle l’est dans le cas spécial de la modalité humaine corporelle ; elle ne peut aucunement l’être dans les états non-humains, qui ne sont pas soumis à l’espace et au temps, mais à de tout autres conditions(2). Ainsi, la forme est une condition commune, non pas à tous les modes de la manifestation, mais du moins à tous ses modes individuels, qui se différencient entre eux par l’adjonction de telles ou telles autres conditions plus particulières ; ce qui fait la nature propre de l’individu comme tel, c’est qu’il est revêtu d’une forme, et tout ce qui est de son domaine, comme la pensée individuelle dans l’homme, est également formel(3). La distinction que nous venons de rappeler est donc, au fond, celle des états individuels et des états non-individuels (ou supra-individuels), les premiers comprenant dans leur ensemble toutes les possibilités formelles, et les seconds toutes les possibilités informelles.

L’ensemble des possibilités formelles et celui des possibilités informelles sont ce que les différentes doctrines traditionnelles symbolisent respectivement par les « Eaux inférieures » et les « Eaux supérieures »(4) ; les Eaux, d’une façon générale et au sens le plus étendu, représentent la Possibilité, entendue comme la « perfection passive »(5), ou le principe plastique universel, qui, dans l’Être, se détermine comme la « substance » (aspect potentiel de l’Être) ; dans ce dernier cas, il ne s’agit plus que de la totalité des possibilités de manifestation, les possibilités de non-manifestation étant au delà de l’Être(6). La « surface des Eaux », ou leur plan de séparation, que nous avons décrit ailleurs comme le plan de réflexion du « Rayon Céleste »(7), marque donc l’état dans lequel s’opère le passage de l’individuel à l’universel, et le symbole bien connu de la « marche sur les Eaux » figure l’affranchissement de la forme, ou la libération de la condition individuelle(8). L’être qui est parvenu à l’état correspondant pour lui à la « surface des Eaux », mais sans s’élever encore au-dessus de celle-ci, se trouve comme suspendu entre deux chaos, dans lesquels tout n’est d’abord que confusion et obscurité (tamas), jusqu’au moment où se produit l’illumination qui en détermine l’organisation harmonique dans le passage de la puissance à l’acte, et par laquelle s’opère, comme par le Fiat Lux cosmogonique, la hiérarchisation qui fera sortir l’ordre du chaos(9).

Cette considération des deux chaos, correspondant au formel et à l’informel, est indispensable pour la compréhension d’un grand nombre de figurations symboliques et traditionnelles(10) ; c’est pourquoi nous avons tenu à la mentionner spécialement ici. Du reste, bien que nous ayons déjà traité cette question dans notre précédente étude, elle se rattachait trop directement à notre présent sujet pour qu’il nous fût possible de ne pas la rappeler au moins brièvement.