CHAPITRE XXIV
Le Rayon Céleste
et son plan de réflexion

Si nous considérons la superposition des plans horizontaux représentatifs de tous les états d’être, nous pouvons dire encore que, par rapport à ceux-ci, envisagés séparément ou dans leur ensemble, l’axe vertical, qui les relie tous entre eux et au centre de l’être total, symbolise ce que diverses traditions appellent le « Rayon Céleste » ou le « Rayon Divin » : c’est le principe que la doctrine hindoue désigne sous les nom de Buddhi et de Mahat(1), « qui constitue l’élément supérieur non-incarné de l’homme, et qui lui sert de guide à travers les phases de l’évolution universelle »(2). Le cycle universel, représenté par l’ensemble de notre figure, et « dont l’humanité (au sens individuel et « spécifique ») ne constitue qu’une phase, a un mouvement propre(3), indépendant de notre humanité, de toutes les humanités, de tous les plans (représentant tous les degrés de l’Existence), dont il forme la somme indéfinie (qui est l’« Homme Universel »)(4). Ce mouvement propre, qu’il tient de l’affinité essentielle du “Rayon Céleste” vers son origine, l’aiguille invinciblement vers sa Fin (la Perfection), qui est identique à son Commencement, avec une force directrice ascensionnelle et divinement bienfaisante (c’est-à-dire harmonique) »(5), qui n’est autre que cette « force attractive de la Divinité » dont il a été question au chapitre précédent.

Ce sur quoi il nous faut insister, c’est que le « mouvement » du cycle universel est nécessairement indépendant d’une volonté individuelle quelconque, particulière ou collective, laquelle ne peut agir qu’à l’intérieur de son domaine spécial, et sans jamais sortir des conditions déterminées d’existence auxquelles ce domaine est soumis. « L’homme, en tant qu’homme (individuel), ne saurait disposer de mieux et de plus que de son destin hominal, dont il est libre d’arrêter, en effet, la marche individuelle. Mais cet être contingent, doué de vertus et de possibilités contingentes, ne saurait se mouvoir, ou s’arrêter, ou s’influencer soi-même en dehors du plan contingent spécial où, pour l’heure, il est placé et exerce ses facultés. Il est déraisonnable de supposer qu’il puisse modifier, a fortiori arrêter la marche éternelle du cycle universel »(6). D’ailleurs, l’extension indéfinie des possibilités de l’individu, envisagé dans son intégralité, ne change rien à ceci, puisqu’elle ne saurait naturellement le soustraire à tout l’ensemble des conditions limitatives qui caractérisent l’état d’être auquel il appartient en tant qu’individu(7).

Le « Rayon Céleste » traverse tous les états d’être, marquant, ainsi que nous l’avons déjà dit, le point central de chacun d’eux par sa trace sur le plan horizontal correspondant, et le lieu de tous ces point centraux est l’« Invariable Milieu » ; mais cette action du « Rayon Céleste » n’est effective que s’il produit, par sa réflexion sur un de ces plans, une vibration qui, se propageant et s’amplifiant dans la totalité de l’être, illumine son chaos, cosmique ou humain. Nous disons cosmique ou humain, car ceci peut s’appliquer au « macrocosme » aussi bien qu’au « microcosme » ; dans tous les cas, l’ensemble des possibilités de l’être ne constitue proprement qu’un chaos « informe et vide »(8), dans lequel tout n’est qu’obscurité, jusqu’au moment où se produit cette illumination, qui en détermine l’organisation harmonique dans le passage de la puissance à l’acte(9). Cette même illumination correspond strictement à la conversion des trois gunas l’un dans l’autre, que nous avons décrite plus haut d’après un texte du Vêda : si nous considérons les deux phases de cette conversion, le résultat de la première, effectuée à partir des états inférieurs de l’être, s’opère dans le plan même de réflexion, tandis que la seconde imprime à la vibration réfléchie une direction ascensionnelle, qui la transmet à travers toute la hiérarchie des états supérieurs de l’être. Le plan de réflexion, dont le centre, point d’incidence du « Rayon Céleste », est le point de départ de cette vibration indéfinie, sera alors le plan central dans l’ensemble des états d’être, c’est-à-dire le plan horizontal de coordonnées dans notre représentation géométrique, et son centre sera effectivement le centre de l’être total. Ce plan central, où sont tracées les branches horizontales de la croix à trois dimensions, joue, par rapport au « Rayon Céleste » qui en est la branche verticale, un rôle analogue à celui de la « perfection passive » par rapport à la « perfection active », ou à celui de la « substance » par rapport à l’« essence », de Prakriti par rapport à Purusha : c’est toujours, symboliquement, la « Terre » par rapport au « Ciel », et c’est aussi ce que toutes les traditions cosmogoniques s’accordent à représenter comme la « surface des Eaux »(10). On peut encore dire que c’est le plan de séparation des « Eaux inférieures » et des « Eaux supérieures »(11), c’est-à-dire des deux chaos, formel et informel, individuel et extra-individuel, de tous les états, tant non-manifestés que manifestés, dont l’ensemble constitue la Possibilité totale de l’« Homme Universel ».

Par l’opération de l’« Esprit Universel » (Âtmâ), projetant le « Rayon Céleste » qui se réfléchit sur le miroir des « Eaux », au sein de celles-ci est enfermée une étincelle divine, germe spirituel incréé, qui, dans l’Univers potentiel (Brahmânda ou « Œuf du Monde »), est cette détermination du « Non-Suprême » Brahma (Apara-Brahma) que la tradition hindoue désigne comme Hiranyagarbha (c’est-à-dire l’« Embryon d’Or »)(12). Dans chaque être envisagé en particulier, cette étincelle de la Lumière intelligible constitue, si l’on peut ainsi parler, une unité fragmentaire (expression d’ailleurs inexacte si on la prenait à la lettre, l’unité étant en réalité indivisible et sans parties) qui, se développant pour s’identifier en acte à l’Unité totale, à laquelle elle est en effet identique en puissance (car elle contient en elle-même l’essence indivisible de la lumière, comme la nature du feu est contenue tout entière en chaque étincelle)(13), s’irradiera en tous sens à partir du centre, et réalisera dans son expansion le parfait épanouissement de toutes les possibilités de l’être. Ce principe d’essence divine involué dans les êtres (en apparence seulement, car il ne saurait être réellement affecté par les contingences, et cet état d’« enveloppement » n’existe que du point de vue de la manifestation), c’est encore, dans le symbolisme vêdique, Agni(14), se manifestant au centre du swastika, qui est, comme nous l’avons vu, la croix tracée dans le plan horizontal, et qui, par sa rotation autour de ce centre, génère le cycle évolutif constituant chacun des éléments du cycle universel. Le centre, seul point restant immobile dans ce mouvement de rotation, est, en raison même de son immobilité (image de l’immutabilité principielle), le moteur de la « roue de l’existence » ; il renferme en lui-même la « Loi » (au sens du terme sanscrit Dharma)(15), c’est-à-dire l’expression ou la manifestation de la « Volonté du Ciel », pour le cycle correspondant au plan horizontal dans lequel s’effectue cette rotation, et, suivant ce que nous avons dit, son influence se mesure, ou du moins se mesurerait si nous en avions la faculté, par le pas de l’hélice évolutive à axe vertical(16).

La réalisation des possibilités de l’être s’effectue ainsi par une activité qui est toujours intérieure, puisqu’elle s’exerce à partir du centre de chaque plan ; et d’ailleurs, métaphysiquement, il ne saurait y avoir d’action extérieure s’exerçant sur l’être total, car une telle action n’est possible qu’à un point de vue relatif et spécialisé, comme l’est celui de l’individu(17). Cette réalisation elle-même est figurée dans les différents symbolismes par l’épanouissement, à la surface des « Eaux », d’une fleur qui est, le plus habituellement, le lotus dans les traditions orientales et la rose ou le lis dans les traditions occidentales(18) ; mais nous n’avons pas l’intention d’entrer ici dans le détail de ces diverses figurations, qui peuvent varier et se modifier dans une certaine mesure, en raison des adaptations multiples auxquelles elles se prêtent, mais qui, au fond, procèdent partout et toujours du même principe, avec certaines considérations secondaires qui sont surtout basées sur les nombres(19). En tout cas, l’épanouissement dont il s’agit pourra être envisagé d’abord dans le plan central, c’est-à-dire dans le plan horizontal de réflexion du « Rayon Céleste », comme intégration de l’état d’être correspondant ; mais il s’étendra aussi hors de ce plan, à la totalité des états, suivant le développement indéfini, dans toutes les directions à partir du point central, du vortex sphérique universel dont nous avons parlé précédemment(20).